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Sonnom proviendrait du latin Sanitas Per Aqua, la santĂ© par lâeau, qui aurait Ă©galement donnĂ© le nom de la ville thermale de Spas en Belgique. Ce type de bain est apparu en 1956, inventĂ© dâune façon pragmatique par Candido Jacuzzi, un Italien qui dirigeait une fabrique dâhĂ©lices dâavion et de pompes hydrauliques et qui Continuer la lecture de « Spa »
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APHORISMES SUR LASAGESSE DANS LA VIE LIBRAIRIE GERMER BAILLIĂRE ET Cie AUTRES OUVRAGES DE SCHOPENHAUER TRADUITS EN FRANĂAIS Essai sur le libre arbitre. 1 vol. in- 18. 2 fr. 50 Le fondement de la morale, traduit par M. Burdeau. 1 vol. in-18. 2 fr. 50 PensĂ©es, maximes et aphorismes lâamour, les femmes, le mariage, etc., traduit et prĂ©cĂ©dĂ© dâune vie de Schopenhauer, par M. J. BOURDEAU. 1 vol. in-18. 2 fr. 50 Le monde comme volontĂ© et reprĂ©sentation, traduit par M. BURDEAU. 2 vol. in-8 sous presse. TH. RIBOT. La philosophie de Schopenhauer. 1 vol. in-18. 2 fr. 50 Coulommiers. â Typographie Paul BRODARD. PARERGA ET PARALIPOMENA __________ APHORISMES SUR LA SAGESSE DANS LA VIE PAR ARTHUR SCHOPENHAUER TRADUIT EN FRANĂAIS POUR LA PREMIĂRE FOIS Par CANTACUZĂNE Le bonheur nâest pas chose aisĂ©e il est trĂšs difficile de le trouver en nous, et impossible de le trouver ailleurs. » _____________Chamfort. PARIS LIBRAIRIE GERMER BAILLIĂRE 108, boulevard saint germain, 108 Au coin de la rue Hautefeuille 1880 INTRODUCTION Je prends ici la notion de la sagesse dans la vie dans son acception immanente, câest-Ă -dire que jâentends par lĂ lâart de rendre la vie aussi agrĂ©able et aussi heureuse que possible. Cette Ă©tude pourrait sâappeler Ă©galement lâEudĂ©monologie ; ce serait donc un traitĂ© de la vie heureuse. Celle-ci pourrait Ă son tour ĂȘtre dĂ©finie une existence qui, considĂ©rĂ©e au point de vue purement extĂ©rieur ou plutĂŽt comme il sâagit ici dâune apprĂ©ciation subjective qui, aprĂšs froide et mĂ»re rĂ©flexion, est prĂ©fĂ©rable Ă la non-existence. La vie heureuse, ainsi dĂ©finie, nous attacherait Ă elle par elle-mĂȘme et pas seulement par la crainte de la mort ; il en rĂ©sulterait en outre que nous dĂ©sirerions la voir durer indĂ©finiment. Si la vie humaine correspond ou peut seulement correspondre Ă la notion dâune pareille existence, câest lĂ une question Ă laquelle on sait que jâai rĂ©pondu par la nĂ©gative dans ma Philosophie ; lâeudĂ©monologie, au contraire, prĂ©suppose une rĂ©ponse affirmative. Celle-ci, en effet, repose sur cette erreur innĂ©e que jâai combattue au commencement du chapitre xlix, vol. II, de mon grand ouvrage[1]. Par consĂ©quent, pour pouvoir nĂ©anmoins traiter la question, jâai dĂ» mâĂ©loigner entiĂšrement du point de vue Ă©levĂ©, mĂ©taphysique et moral auquel conduit ma vĂ©ritable philosophie. Tous les dĂ©veloppements qui vont suivre sont donc fondĂ©s, dans une certaine mesure, sur un accommodement, en ce sens quâils se placent au point de vue habituel, empirique et en conservent lâerreur. Leur valeur aussi ne peut ĂȘtre que conditionnelle, du moment que le mot dâeudĂ©monologie nâest lui-mĂȘme quâun euphĂ©misme. Ils nâont en outre aucune prĂ©tention Ă ĂȘtre complets, soit parce que le thĂšme est inĂ©puisable, soit parce que jâaurais dĂ» rĂ©pĂ©ter ce que dâautres ont dĂ©jĂ dit. Je ne me rappelle que le livre de Cardan De utilitate ex adversis capienda, ouvrage digne dâĂȘtre lu, qui traite de la mĂȘme matiĂšre que les prĂ©sents aphorismes ; il pourra servir Ă complĂ©ter ce que jâoffre ici. Aristote, il est vrai, a intercalĂ© une courte eudĂ©monologie dans le chapitre V du livre I de sa RhĂ©torique ; mais il nâa produit quâune Ćuvre bien maigre. Je nâai pas eu recours Ă ces devanciers ; compiler nâest pas mon fait ; dâautant moins lâai-je fait que lâon perd par lĂ cette unitĂ© de vue qui est lâĂąme des Ćuvres de cette espĂšce. En somme, certainement les sages de tous les temps ont toujours dit la mĂȘme chose, et les sots, câest-Ă -dire lâincommensurable majoritĂ© de tous les temps, ont toujours fait la mĂȘme chose, savoir le contraire, et il en sera toujours ainsi. Aussi Voltaire dit-il Nous laisserons ce monde-ci aussi sot et aussi mĂ©chant que nous lâavons trouvĂ© en y arrivant. APHORISMES SUR LA SAGESSE DANS LA VIE CHAPITRE PREMIER DIVISION FONDAMENTALE Aristote Morale Ă Nicomaque, I, 8 a divisĂ© les biens de la vie humaine en trois classes, les biens extĂ©rieurs, ceux de lâĂąme et ceux du corps. Ne conservant que la division en trois, je dis que ce qui diffĂ©rencie le sort des mortels peut ĂȘtre ramenĂ© Ă trois conditions fondamentales. Ce sont 1° Ce quâon est donc la personnalitĂ©, dans son sens le plus Ă©tendu. Par consĂ©quent, on comprend ici la santĂ©, la force, la beautĂ©, le tempĂ©rament, le caractĂšre moral, lâintelligence et son dĂ©veloppement. 2° Ce quâon a donc propriĂ©tĂ© et avoir de toute nature. 3° Ce quâon reprĂ©sente on sait que par cette expression lâon entend la maniĂšre dont les autres se reprĂ©sentent un individu, par consĂ©quent ce quâil est dans leur reprĂ©sentation. Cela consiste donc dans leur opinion Ă son Ă©gard et se divise en honneur, rang et gloire. Les diffĂ©rences de la premiĂšre catĂ©gorie dont nous avons Ă nous occuper sont celles que la nature elle-mĂȘme a Ă©tablies entre les hommes ; dâoĂč lâon peut dĂ©jĂ infĂ©rer que leur influence sur le bonheur ou le malheur sera plus essentielle et plus pĂ©nĂ©trante que celle des diffĂ©rences provenant des rĂšgles humaines et que nous avons mentionnĂ©es sous les deux rubriques suivantes. Les vrais avantages personnels, tels quâun grand esprit ou un grand cĆur, sont par rapport Ă tous les avantages du rang, de la naissance, mĂȘme royale, de la richesse et autres, ce que les rois vĂ©ritables sont aux rois de théùtre. DĂ©jĂ MĂ©trodore, le premier Ă©lĂšve dâĂpicure, avait intitulĂ© un chapitre ΠΔÏÎč ÎżÏ
ΌΔÎčÎ¶ÎżÎœÎ± ΔÎčΜαÎč ηΜ ÏαÏâηΌα αÎčÎčαΜ ÏÏÎż ΔΜΎαÎčÎŒÎżÎœÎčαΜ η Î”Ï Îœ ÏÏÎ±ÎłÎŒÎ±Îœ Les causes qui viennent de nous contribuent plus au bonheur que celles qui naissent des choses. â Cf. ClĂ©ment dâAlex., Strom., II, 21, p. 362 dans lâĂ©dition de Wurtzbourg des Opp. polem. Et, sans contredit, pour le bien-ĂȘtre de lâindividu, mĂȘme pour toute sa maniĂšre dâĂȘtre, le principal est Ă©videmment ce qui se trouve ou se produit en lui. Câest lĂ , en effet, que rĂ©side immĂ©diatement son bien-ĂȘtre ou son malaise ; câest sous cette forme, en dĂ©finitive, que se manifeste tout dâabord le rĂ©sultat de sa sensibilitĂ©, de sa volontĂ© et de sa pensĂ©e ; tout ce qui se trouve en dehors nâa quâune influence indirecte. Aussi les mĂȘmes circonstances, les mĂȘmes Ă©vĂ©nements extĂ©rieurs, affectent-ils chaque individu tout diffĂ©remment, et, quoique placĂ©s dans un mĂȘme milieu, chacun vit dans un monde diffĂ©rent. diffĂ©rent. Car il nâa directement affaire que de ses propres perceptions, de ses propres sensations et des mouvements de sa propre volontĂ© les choses extĂ©rieures nâont dâinfluence sur lui quâen tant quâelles dĂ©terminent ces phĂ©nomĂšnes intĂ©rieurs. Le monde dans lequel chacun vit dĂ©pend de la façon de le concevoir, laquelle diffĂšre pour chaque tĂȘte ; selon la nature des intelligences, il paraĂźtra pauvre, insipide et plat, ou riche, intĂ©ressant et important. Pendant que tel, par exemple, porte envie Ă tel autre pour les aventures intĂ©ressantes qui lui sont arrivĂ©es pendant sa vie, il devrait plutĂŽt lui envier le don de conception qui a prĂȘtĂ© Ă ces Ă©vĂ©nements lâimportance quâils ont dans sa description, car le mĂȘme Ă©vĂ©nement qui se prĂ©sente dâune façon si intĂ©ressante dans la tĂȘte dâun homme dâesprit, nâoffrirait plus, conçu par un cerveau plat et banal, quâune scĂšne insipide de la vie de tous les jours. Ceci se manifeste au plus haut degrĂ© dans plusieurs poĂ©sies de Goethe et de Byron, dont le fond repose Ă©videmment sur une donnĂ©e rĂ©elle ; un sot, en les lisant, est capable dâenvier au poĂšte lâagrĂ©able aventure, au lieu de lui envier la puissante imagination qui, dâun Ă©vĂ©nement passablement ordinaire, a su faire quelque chose dâaussi grand et dâaussi beau. Pareillement, le mĂ©lancolique verra une scĂšne de tragĂ©die lĂ oĂč le sanguin ne voit quâun conflit intĂ©ressant, et le flegmatique un fait insignifiant. Tout cela vient de ce que toute rĂ©alitĂ©, câest-Ă -dire toute actualitĂ© remplie » se compose de deux moitiĂ©s, le sujet et lâobjet, mais aussi nĂ©cessairement et aussi Ă©troitement unies que lâoxygĂšne et lâhydrogĂšne dans lâeau. Ă moitiĂ© objective identique, la subjective Ă©tant diffĂ©rente, ou rĂ©ciproquement, la rĂ©alitĂ© actuelle sera tout autre ; la plus belle et la meilleure moitiĂ© objective, quand la subjective est obtuse, de mauvaise qualitĂ©, ne fournira jamais quâune mĂ©chante rĂ©alitĂ© et actualitĂ©, semblable Ă une belle contrĂ©e vue par un mauvais temps ou rĂ©flĂ©chie par une mauvaise chambre obscure. Pour parler plus vulgairement, chacun est fourrĂ© dans sa conscience comme dans sa peau et ne vit immĂ©diatement quâen elle ; aussi y a-t-il peu de secours Ă lui apporter du dehors. Ă la scĂšne, tel joue les princes, tel les conseillers, tel autre les laquais, ou les soldats ou les gĂ©nĂ©raux, et ainsi de suite. Mais ces diffĂ©rences nâexistent quâĂ lâextĂ©rieur ; Ă lâintĂ©rieur, comme noyau du personnage, le mĂȘme ĂȘtre est fourrĂ© chez tous, savoir un pauvre comĂ©dien avec ses misĂšres et ses soucis. Dans la vie, il en est de mĂȘme. Les diffĂ©rences de rang et de richesses donnent Ă chacun son rĂŽle Ă jouer, auquel ne correspond nullement une diffĂ©rence intĂ©rieure de bonheur et de bien-ĂȘtre ; ici aussi est logĂ© dans chacun le mĂȘme pauvre hĂšre, avec ses soucis et ses misĂšres, qui peuvent diffĂ©rer chez chacun pour ce qui est du fond, mais qui, pour ce qui est de la forme, câest-Ă -dire par rapport Ă lâĂȘtre propre, sont Ă peu prĂšs les mĂȘmes chez tous ; il y a certes des diffĂ©rences de degrĂ©, mais elles ne dĂ©pendent pas du tout de la condition ou de la richesse, câest-Ă -dire du rĂŽle. Comme tout ce qui se passe, tout ce qui existe pour lâhomme ne se passe et nâexiste immĂ©diatement que dans sa conscience ; câest Ă©videmment la qualitĂ© de la conscience qui sera le prochainement essentiel, et dans la plupart des cas tout dĂ©pendra de celle-lĂ bien plus que des images qui sây reprĂ©sentent. Toute splendeur, toutes jouissances sont pauvres, rĂ©flĂ©chies dans la conscience terne dâun benĂȘt, en regard de la conscience dâun CervantĂšs, lorsque, dans une prison incommode, il Ă©crivait son Don Quijote. La moitiĂ© objective de lâactualitĂ© et de la rĂ©alitĂ© est entre les mains du sort et, par suite, changeante ; la moitiĂ© subjective, câest nous-mĂȘmes, elle est par consĂ©quent immuable dans sa partie essentielle. Aussi, malgrĂ© tous les changements extĂ©rieurs, la vie de chaque homme porte-t-elle dâun bout Ă lâautre le mĂȘme caractĂšre ; on peut la comparer Ă une suite de variations sur un mĂȘme thĂšme. Personne ne peut sortir de son individualitĂ©. Il en est de lâhomme comme de lâanimal ; celui-ci, quelles que soient les conditions dans lesquelles on le place, demeure confinĂ© dans le cercle Ă©troit que la nature a irrĂ©vocablement tracĂ© autour de son ĂȘtre, ce qui explique pourquoi, par exemple, tous nos efforts pour faire le bonheur dâun animal que nous aimons doivent se maintenir forcĂ©ment dans des limites trĂšs restreintes, prĂ©cisĂ©ment Ă cause de ces bornes de son ĂȘtre et de sa conscience ; pareillement, lâindividualitĂ© de lâhomme a fixĂ© par avance la mesure de son bonheur possible. Ce sont spĂ©cialement les limites de ses forces intellectuelles qui ont dĂ©terminĂ© une fois pour toutes son aptitude aux jouissances Ă©levĂ©es. Si elles sont Ă©troites, tous les efforts extĂ©rieurs, tout ce que les hommes ou la fortune feront pour lui, tout cela sera impuissant Ă le transporter par delĂ la mesure du bonheur et du bien-ĂȘtre humain ordinaire, Ă demi animal il devra se contenter des jouissances sensuelles, dâune vie intime et gaie dans sa famille, dâune sociĂ©tĂ© de bas aloi ou de passe-temps vulgaires. Lâinstruction mĂȘme, quoiquâelle ait une certaine action, ne saurait en somme Ă©largir de beaucoup ce cercle, car les jouissances les plus Ă©levĂ©es, les plus variĂ©es et les plus durables sont celles de lâesprit, quelque fausse que puisse ĂȘtre pendant la jeunesse notre opinion Ă cet Ă©gard ; et ces jouissances dĂ©pendent surtout de la force intellectuelle. Il est donc facile de voir clairement combien notre bonheur dĂ©pend de ce que nous sommes, de notre individualitĂ©, tandis quâon ne tient compte le plus souvent que de ce que nous avons ou de ce que nous reprĂ©sentons. Mais le sort peut sâamĂ©liorer ; en outre, celui qui possĂšde la richesse intĂ©rieure ne lui demandera pas grandâchose ; mais un benĂȘt restera benĂȘt, un lourdaud restera lourdaud, jusquâĂ sa fin, fĂ»t-il en paradis et entourĂ© de houris. GĆthe dit Volk und Knecht und Ueberwinder, Sie gestehn, zu jeder Zeit, Höchstes GlĂŒck der Erdenkinder Sei nur die Persönlichkeit. Peuple et laquais et conquĂ©rant, â en tout temps reconnaissent â que le suprĂȘme bien des fils de la terre â est seulement la personnalitĂ©. GĆthe, Divan Or. Occ., Zulecka. Que le subjectif soit incomparablement plus essentiel Ă notre bonheur et Ă nos jouissances que lâobjectif, cela se confirme en tout, par la faim, qui est le meilleur cuisinier, jusquâau vieillard regardant avec indiffĂ©rence la dĂ©esse que le jeune homme idolĂątre, et tout au sommet, nous trouvons la vie de lâhomme de gĂ©nie et du saint. La santĂ© par-dessus tout lâemporte tellement sur les biens extĂ©rieurs quâen vĂ©ritĂ© un mendiant bien portant est plus heureux quâun roi malade. Un tempĂ©rament calme et enjouĂ©, provenant dâune santĂ© parfaite et dâune heureuse organisation, une raison lucide, vive, pĂ©nĂ©trante et concevant juste, une volontĂ© modĂ©rĂ©e et douce, et comme rĂ©sultat une bonne conscience, voilĂ des avantages que nul rang, nulle richesse ne sauraient remplacer. Ce quâun homme est en soi-mĂȘme, ce qui lâaccompagne dans la solitude et ce que nul ne saurait lui donner ni lui prendre, est Ă©videmment plus essentiel pour lui que tout ce quâil peut possĂ©der ou ce quâil peut ĂȘtre aux yeux dâautrui. Un homme dâesprit, dans la solitude la plus absolue, trouve dans ses propres pensĂ©es et dans sa propre fantaisie de quoi se divertir agrĂ©ablement, tandis que lâĂȘtre bornĂ© aura beau varier sans cesse les fĂȘtes, les spectacles, les promenades et les amusements, il ne parviendra pas Ă Ă©carter lâennui qui le torture. Un bon caractĂšre, modĂ©rĂ© et doux, pourra ĂȘtre content dans lâindigence, pendant que toutes les richesses ne sauraient satisfaire un caractĂšre avide, envieux et mĂ©chant. Quant Ă lâhomme douĂ© en permanence dâune individualitĂ© extraordinaire, intellectuellement supĂ©rieure, celui-lĂ alors peut se passer de la plupart de ces jouissances auxquelles le monde aspire gĂ©nĂ©ralement ; bien plus, elles ne sont pour lui quâun dĂ©rangement et un fardeau. Horace dit en parlant de lui-mĂȘme Gemmas, marmor, ebur, Tyrrhena sigilla, tabellas, Argentum, vestes Gaetulo murice tinctas, Sunt qui habeant, est qui non curat habere. Il en est qui nâont ni pierres prĂ©cieuses, ni marbre, ni ivoire, ni statuettes tyrrhĂ©niennes, ni tableaux, ni argent, ni robes teintes de pourpre gaĂ©tulienne ; il en est un qui ne se soucie pas dâen avoir. â Horace, Ep. II, L. II, vers 180 et suiv. Et Socrate, Ă la vue dâobjets de luxe exposĂ©s pour la vente, sâĂ©criait Combien il y a de choses dont je nâai pas besoin ! » Ainsi, la condition premiĂšre et la plus essentielle pour le bonheur de la vie, câest ce que nous sommes, câest notre personnalitĂ© ; quand ce ne serait dĂ©jĂ que parce quâelle agit constamment et en toutes circonstances, cela suffirait Ă lâexpliquer, mais en outre, elle nâest pas soumise Ă la chance comme les biens des deux autres catĂ©gories, et ne peut pas nous ĂȘtre ravie. En ce sens, sa valeur peut passer pour absolue, par opposition Ă la valeur seulement relative des deux autres. Il en rĂ©sulte que lâhomme est bien moins susceptible dâĂȘtre modifiĂ© par le monde extĂ©rieur quâon ne le suppose volontiers. Seul le temps, dans son pouvoir souverain, exerce Ă©galement ici son droit ; les qualitĂ©s physiques et intellectuelles succombent insensiblement sous ses atteintes ; le caractĂšre moral seul lui demeure inaccessible. Sous ce rapport, les biens des deux derniĂšres catĂ©gories auraient un avantage sur ceux de la premiĂšre, comme Ă©tant de ceux que le temps nâemporte pas directement. Un second avantage serait que, Ă©tant placĂ©s en dehors de nous, ils sont accessibles de leur nature, et que chacun a pour le moins la possibilitĂ© de les acquĂ©rir, tandis que ce qui est en nous, le subjectif, est soustrait Ă notre pouvoir Ă©tabli jure divino, il se maintient invariable pendant toute la vie. Aussi les vers suivants contiennent-ils une inexorable vĂ©ritĂ© Wie an dem Tag, der dich der Welt verliehen, Die Sonne stand zum Grusze der Planeten, Bist alsobald und fort und fort gedichen, Nach dem Gesetz, wonach du angetreten. So muszt du seyn, dir kannst du nicht entfliehen, So sagten schon Sybillen, so Propheten ; Und keine Zeit und keine Macht zerstĂŒckelt GeprĂ€gte Form, die lebend sien Comme, dans le jour qui tâa donnĂ© au monde, le soleil Ă©tait lĂ pour saluer les planĂštes, tu as aussi grandi sans cesse, dâaprĂšs la loi selon laquelle tu as commencĂ©. Telle est ta destinĂ©e ; tu ne peux tâĂ©chapper Ă toi-mĂȘme ; ainsi parlaient dĂ©jĂ les sibylles ; ainsi les prophĂštes ; aucun temps, aucune puissance ne brise la forme empreinte qui se dĂ©veloppe dans le cours de la vie. â PoĂ©sies, trad. Porchat, vol. I, p. 312. Tout ce que nous pouvons faire Ă cet Ă©gard, câest dâemployer cette personnalitĂ©, telle quâelle nous a Ă©tĂ© donnĂ©e, Ă notre plus grand profit ; par suite, ne poursuivre que les aspirations qui lui correspondent, ne rechercher que le dĂ©veloppement qui lui est appropriĂ© en Ă©vitant tout autre, ne choisir, par consĂ©quent, que lâĂ©tat, lâoccupation, le genre de vie qui lui conviennent. Un homme herculĂ©en, douĂ© dâune force musculaire extraordinaire, astreint par des circonstances extĂ©rieures Ă sâadonner Ă une occupation sĂ©dentaire, Ă un travail manuel, mĂ©ticuleux et pĂ©nible, ou bien encore Ă lâĂ©tude et Ă des travaux de tĂȘte, occupations rĂ©clamant des forces toutes diffĂ©rentes, non dĂ©veloppĂ©es chez lui et laissant prĂ©cisĂ©ment sans emploi les forces par lesquelles il se distingue, un tel homme se sentira malheureux toute sa vie ; bien plus malheureux encore sera celui chez lequel les forces intellectuelles lâemportent de beaucoup et qui est obligĂ© de les laisser sans dĂ©veloppement et sans emploi pour sâoccuper dâune affaire vulgaire qui nâen rĂ©clame pas, ou bien encore et surtout dâun travail corporel pour lequel sa force physique nâest pas suffisante. Ici toutefois, principalement pendant la jeunesse, il faut Ă©viter l'Ă©cueil de la prĂ©somption et ne pas sâattribuer un excĂšs de forces que lâon nâa pas. De la prĂ©pondĂ©rance bien Ă©tablie de notre premiĂšre catĂ©gorie sur les deux autres, il rĂ©sulte encore quâil est plus sage de travailler Ă conserver sa santĂ© et Ă dĂ©velopper ses facultĂ©s quâĂ acquĂ©rir des richesses, ce quâil ne faut pas interprĂ©ter en ce sens quâil faille nĂ©gliger lâacquisition du nĂ©cessaire et du convenable. Mais la richesse proprement dite, câest-Ă -dire un grand superflu, contribue peu Ă notre bonheur ; aussi beaucoup de riches se sentent-ils malheureux, parce quâils sont dĂ©pourvus de culture rĂ©elle de lâesprit, de connaissances et, par suite, de tout intĂ©rĂȘt objectif qui pourrait les rendre aptes Ă une occupation intellectuelle. Car ce que la richesse peut fournir au delĂ de la satisfaction des besoins rĂ©els et naturels a une minime influence sur notre vĂ©ritable bien-ĂȘtre ; celui-ci est plutĂŽt troublĂ© par les nombreux et inĂ©vitables soucis quâamĂšne aprĂšs soi la conservation dâune grande fortune. Cependant les hommes sont mille fois plus occupĂ©s Ă acquĂ©rir la richesse que la culture intellectuelle, quoique certainement ce quâon est contribue bien plus Ă notre bonheur que ce quâon a. Combien nâen voyons-nous pas, diligents comme des fourmis et occupĂ©s du matin au soir Ă accroĂźtre une richesse dĂ©jĂ acquise ! Ils ne connaissent rien par delĂ lâĂ©troit horizon qui renferme les moyens dây parvenir ; leur esprit est vide et par suite inaccessible Ă toute autre occupation. Les jouissances les plus Ă©levĂ©es, les jouissances intellectuelles sont inabordables pour eux ; câest en vain quâils cherchent Ă les remplacer par des jouissances fugitives, sensuelles, promptes, mais coĂ»teuses Ă acquĂ©rir, quâils se permettent entre temps. Au terme de leur vie, ils se trouvent avoir comme rĂ©sultat, quand la fortune leur a Ă©tĂ© favorable, un gros monceau dâargent devant eux, quâils laissent alors Ă leurs hĂ©ritiers le soin dâaugmenter ou aussi de dissiper. Une pareille existence, bien que menĂ©e avec apparence trĂšs sĂ©rieuse et trĂšs importante, est donc tout aussi insensĂ©e que telle autre qui arborerait carrĂ©ment pour symbole une marotte. Ainsi, lâessentiel pour le bonheur de la vie, câest ce que lâon a en soi-mĂȘme. Câest uniquement parce que la dose en est dâordinaire si petite que la plupart de ceux qui sont sortis dĂ©jĂ victorieux de la lutte contre le besoin se sentent au fond tout aussi malheureux que ceux qui sont encore dans la mĂȘlĂ©e. Le vide de leur intĂ©rieur, lâinsipiditĂ© de leur intelligence, la pauvretĂ© de leur esprit les poussent Ă rechercher la compagnie, mais une compagnie composĂ©e de leurs pareils, car similis simili gaudet. Alors commence en commun la chasse au passe-temps et Ă lâamusement, quâils cherchent dâabord dans les jouissances sensuelles, dans les plaisirs de toute espĂšce et finalement dans la dĂ©bauche. La source de cette funeste dissipation, qui, en un temps souvent incroyablement court, fait dĂ©penser de gros hĂ©ritages Ă tant de fils de famille entrĂ©s riches dans la vie, nâest autre en vĂ©ritĂ© que lâennui rĂ©sultant de cette pauvretĂ© et de ce vide de lâesprit que nous venons de dĂ©peindre. Un jeune homme ainsi lancĂ© dans le monde, riche en dehors, mais pauvre en dedans, sâefforce vainement de remplacer la richesse intĂ©rieure par lâextĂ©rieure ; il veut tout recevoir du dehors, semblable Ă ces vieillards qui cherchent Ă puiser de nouvelles forces dans lâhaleine des jeunes filles. De cette façon, la pauvretĂ© intĂ©rieure a fini par amener aussi la pauvretĂ© extĂ©rieure. Je nâai pas besoin de relever lâimportance des deux autres catĂ©gories de biens de la vie humaine, car la fortune est aujourdâhui trop universellement apprĂ©ciĂ©e pour avoir besoin dâĂȘtre recommandĂ©e. La troisiĂšme catĂ©gorie est mĂȘme dâune nature trĂšs Ă©thĂ©rĂ©e, comparĂ©e Ă la seconde, vu quâelle ne consiste que dans lâopinion des autres. Toutefois chacun est tenu dâaspirer Ă lâhonneur, câest-Ă -dire Ă un bon renom ; Ă un rang, ne peuvent y aspirer, uniquement, que ceux qui servent lâĂtat, et, pour ce qui est de la gloire, il nây en a quâinfiniment peu qui puissent y prĂ©tendre. Lâhonneur est considĂ©rĂ© comme un bien inapprĂ©ciable, et la gloire comme la chose la plus exquise que lâhomme puisse acquĂ©rir ; câest la Toison dâor des Ă©lus ; par contre, les sots seuls prĂ©fĂ©reront le rang Ă la richesse. La seconde et la troisiĂšme catĂ©gorie ont en outre lâune sur lâautre ce quâon appelle une action rĂ©ciproque ; aussi lâadage de PĂ©trone Habes, habeberis est-il vrai, et, en sens inverse, la bonne opinion dâautrui, sous toutes ses formes, nous aide souvent Ă acquĂ©rir la richesse. CHAPITRE II DE CE QUE LâON EST Nous avons dĂ©jĂ reconnu dâune maniĂšre gĂ©nĂ©rale que ce que lâon est contribue plus au bonheur que ce que lâon a ou ce que lâon reprĂ©sente. Le principal est toujours ce quâun homme est, par consĂ©quent ce quâil possĂšde en lui-mĂȘme ; car son individualitĂ© lâaccompagne en tout temps et en tout lieu et teinte de sa nuance tous les Ă©vĂ©nements de sa vie. En toute chose et Ă toute occasion, ce qui lâaffecte tout dâabord, câest lui-mĂȘme. Ceci est vrai dĂ©jĂ pour les jouissances matĂ©rielles, et, Ă plus forte raison, pour celles de lâĂąme. Aussi lâexpression anglaise To enjoy oneâs self, est-elle trĂšs bien trouvĂ©e ; on ne dit pas en anglais Paris lui plaĂźt, » on dit Il se plaĂźt Ă Paris He enjoys himself at Paris. » I. â La santĂ© de lâesprit et du corps. Mais, si lâindividualitĂ© est de mauvaise qualitĂ©, toutes les jouissances seront comme un vin exquis dans une bouche imprĂ©gnĂ©e de fiel. Ainsi donc, dans la bonne comme dans la mauvaise fortune, et sauf lâĂ©ventualitĂ© de quelque grand malheur, ce qui arrive Ă un homme dans sa vie est de moindre importance que la maniĂšre dont il le sent, câest-Ă -dire la nature et le degrĂ© de sa sensibilitĂ© sous tous les rapports. Ce que nous avons en nous-mĂȘmes et par nous-mĂȘmes, en un mot la personnalitĂ© et sa valeur, voilĂ le seul facteur immĂ©diat de notre bonheur et de notre bien-ĂȘtre. Tous les autres agissent indirectement ; aussi leur action peut-elle ĂȘtre annulĂ©e, mais celle de la personnalitĂ© jamais. De lĂ vient que lâenvie la plus irrĂ©conciliable et en mĂȘme temps la plus soigneusement dissimulĂ©e est celle qui a pour objet les avantages personnels. En outre, la qualitĂ© de la conscience est la seule chose permanente et persistante ; lâindividualitĂ© agit constamment, continuellement, et, plus ou moins, Ă tout instant ; toutes les autres conditions nâinfluent que temporairement, occasionnellement, passagĂšrement, et peuvent aussi changer ou disparaĂźtre. Aristote dit η ÎłÎ±Ï ÏÏ
Îč ÎČΔÎČαÎčα, ÎżÏ
α ÏÏηΌαα La nature est Ă©ternelle, non les choses. Mor. Ă EudĂšme, VII, 2. Câest pourquoi nous supportons avec plus de rĂ©signation un malheur dont la cause est tout extĂ©rieure que celui dont nous sommes nous-mĂȘmes coupables ; car le destin peut changer, mais notre propre qualitĂ© est immuable. Par suite, les biens subjectifs, tels quâun caractĂšre noble, une tĂȘte capable, une humeur gaie, un corps bien organisĂ© et en parfaite santĂ©, ou, dâune maniĂšre gĂ©nĂ©rale, mens sana in corpore sano JuvĂ©nal, sat. X, 356, voilĂ les biens suprĂȘmes et les plus importants pour notre bonheur ; aussi devrions-nous nous appliquer bien plus Ă leur dĂ©veloppement et Ă leur conservation quâĂ la possession des biens extĂ©rieurs et de lâhonneur extĂ©rieur. Mais ce qui, par-dessus tout, contribue le plus directement Ă notre bonheur, câest une humeur enjouĂ©e, car cette bonne qualitĂ© trouve tout de suite sa rĂ©compense en elle-mĂȘme. En effet, celui qui est gai a toujours motif de lâĂȘtre par cela mĂȘme quâil lâest. Rien ne peut remplacer aussi complĂštement tous les autres biens que cette qualitĂ©, pendant quâelle-mĂȘme ne peut ĂȘtre remplacĂ©e par rien. Quâun homme soit jeune, beau, riche et considĂ©rĂ© ; pour pouvoir juger de son bonheur, la question sera de savoir si, en outre, il est gai ; en revanche, est-il gai, alors peu importe quâil soit jeune ou vieux, bien fait ou bossu, pauvre ou riche ; il est heureux. Dans ma premiĂšre jeunesse, jâai lu un jour dans un vieux livre la phrase suivante Qui rit beaucoup est heureux et qui pleure beaucoup est malheureux ; la remarque est bien niaise ; mais, Ă cause de sa vĂ©ritĂ© si simple, je nâai pu lâoublier, quoiquâelle soit le superlatif dâun truism en anglais, vĂ©ritĂ© triviale. Aussi devons-nous, toutes les fois quâelle se prĂ©sente, ouvrir Ă la gaietĂ© portes et fenĂȘtres, car elle nâarrive jamais Ă contre-temps, au lieu dâhĂ©siter, comme nous le faisons souvent, Ă lâadmettre, voulant nous rendre compte dâabord si nous avons bien, Ă tous Ă©gards, sujet dâĂȘtre contents, ou encore de peur quâelle ne nous dĂ©range de mĂ©ditations sĂ©rieuses ou de graves prĂ©occupations ; et cependant il est bien incertain que celles-ci puissent amĂ©liorer notre condition, tandis que la gaietĂ© est un bĂ©nĂ©fice immĂ©diat. Elle seule est, pour ainsi dire, lâargent comptant du bonheur ; tout le reste nâen est que le billet de banque ; car seule elle nous donne le bonheur dans un prĂ©sent immĂ©diat ; aussi est-elle le bien suprĂȘme pour des ĂȘtres dont la rĂ©alitĂ© a la forme dâune actualitĂ© indivisible entre deux temps infinis. Nous devrions donc aspirer avant tout Ă acquĂ©rir et Ă conserver ce bien. Il est certain dâailleurs que rien ne contribue moins Ă la gaietĂ© que la richesse et que rien nây contribue davantage que la santĂ© câest dans les classes infĂ©rieures, parmi les travailleurs et particuliĂšrement parmi les travailleurs de la terre, que lâon trouve les visages gais et contents ; chez les riches et les grands dominent les figures chagrines. Nous devrions, par consĂ©quent, nous attacher avant tout Ă conserver cet Ă©tat parfait de santĂ© dont la gaietĂ© apparaĂźt comme la floraison. Pour cela, on sait quâil faut fuir tous excĂšs et toutes dĂ©bauches, Ă©viter toute Ă©motion violente et pĂ©nible, ainsi que toute contention dâesprit excessive ou trop prolongĂ©e ; il faut encore prendre, chaque jour, deux heures au moins dâexercice rapide au grand air, des bains frĂ©quents dâeau froide, et dâautres mesures diĂ©tĂ©tiques de mĂȘme genre. Point de santĂ© si lâon ne se donne tous les jours suffisamment de mouvement ; toutes les fonctions de la vie, pour sâeffectuer convenablement, demandent le mouvement des organes dans lesquels elles sâaccomplissent et de lâensemble du corps. Aristote a dit avec raison Î ÎČÎčÎż ΔΜ η ÎșÎčΜηΔÎč ΔÎč » La vie est dans le mouvement. La vie consiste essentiellement dans le mouvement. Ă lâintĂ©rieur de tout lâorganisme rĂšgne un mouvement incessant et rapide le cĆur, dans son double mouvement si compliquĂ© de systole et de diastole, bat impĂ©tueusement et infatigablement ; 28 pulsations lui suffisent pour envoyer la masse entiĂšre du sang dans le torrent de la grande et de la petite circulation ; le poumon pompe sans discontinuer comme une machine Ă vapeur ; les entrailles se contractent sans cesse dâun mouvement pĂ©ristaltique ; toutes les glandes absorbent et sĂ©crĂštent sans interruption ; le cerveau lui-mĂȘme a un double mouvement pour chaque battement du cĆur et pour chaque aspiration du poumon. Si, comme il arrive dans le genre de vie entiĂšrement sĂ©dentaire de tant dâindividus, le mouvement extĂ©rieur manque presque totalement, il en rĂ©sulte une disproportion criante et pernicieuse entre le repos externe et le tumulte interne. Car ce perpĂ©tuel mouvement Ă lâintĂ©rieur demande mĂȘme Ă ĂȘtre aidĂ© quelque peu par celui de lâextĂ©rieur ; cet Ă©tat disproportionnĂ© est analogue Ă celui oĂč nous sommes tenus de ne rien laisser paraĂźtre au dehors pendant quâune Ă©motion quelconque nous, fait bouillonner intĂ©rieurement. Les arbres mĂȘme, pour prospĂ©rer, ont besoin dâĂȘtre agitĂ©s par le vent. Câest lĂ une rĂšgle absolue que lâon peut Ă©noncer de la maniĂšre la plus concise en latin Omnis motus, quo celerior, eo magis motus Plus il est accĂ©lĂ©rĂ©, plus tout mouvement est mouvement. Pour bien nous rendre compte combien notre bonheur dĂ©pend dâune disposition gaie et celle-ci de lâĂ©tat de santĂ©, nous nâavons quâĂ comparer lâimpression que produisent sur nous les mĂȘmes circonstances extĂ©rieures ou les mĂȘmes Ă©vĂ©nements pendant les jours de santĂ© et de vigueur, avec celle qui est produite lorsquâun Ă©tat de maladie nous dispose Ă ĂȘtre maussade et inquiet. Ce nâest pas ce que sont objectivement et en rĂ©alitĂ© les choses, câest ce quâelles sont pour nous, dans notre perception, qui nous rend heureux ou malheureux. Câest ce quâĂ©nonce bien cette sentence dâĂpictĂšte αÏαΔÎč ÎżÏ
αΜΞÏÎżÏ
ÎżÏ
α ÏÏÎ±ÎłÎŒÎ±Î±, αλλα α ÏΔÏÎč Μ ÏÏÎ±ÎłÎŒÎ±Îœ ÎŽÎżÎłÎŒÎ±Î±. Ce qui Ă©meut les hommes, ce ne sont pas les choses, mais lâopinion sur les choses. » En thĂšse gĂ©nĂ©rale, les neuf dixiĂšmes de notre bonheur reposent exclusivement sur la santĂ©. Avec elle, tout devient source de plaisir ; sans elle, au contraire, nous ne saurions goĂ»ter un bien extĂ©rieur, de quelque nature quâil soit ; mĂȘme les autres biens subjectifs, tels que les qualitĂ©s de lâintelligence, du cĆur, du caractĂšre, sont amoindris et gĂątĂ©s par lâĂ©tat de maladie. Aussi nâest-ce pas sans raison que nous nous informons mutuellement de lâĂ©tat de notre santĂ© et que nous nous souhaitons rĂ©ciproquement de nous bien porter, car câest bien lĂ en rĂ©alitĂ© ce quâil y a de plus essentiellement important pour le bonheur humain. Il sâensuit donc quâil est de la plus insigne folie de sacrifier sa santĂ© Ă quoi que ce soit, richesse, carriĂšre, Ă©tudes, gloire, et surtout Ă la voluptĂ© et aux jouissances fugitives. Au contraire, tout doit cĂ©der le pas Ă la santĂ©. Quelque grande que soit lâinfluence de la santĂ© sur cette gaietĂ© si essentielle Ă notre bonheur, nĂ©anmoins celle-ci ne dĂ©pend pas uniquement de la premiĂšre, car, avec une santĂ© parfaite, on peut avoir un tempĂ©rament mĂ©lancolique et une disposition prĂ©dominante Ă la tristesse. La cause en rĂ©side certainement dans la constitution originaire, par consĂ©quent immuable de lâorganisme, et plus spĂ©cialement dans le rapport plus ou moins normal de la sensibilitĂ© Ă lâirritabilitĂ© et Ă la reproductivitĂ©. Une prĂ©pondĂ©rance anormale de la sensibilitĂ© produira lâinĂ©galitĂ© dâhumeur, une gaietĂ© pĂ©riodiquement exagĂ©rĂ©e et une prĂ©dominance de la mĂ©lancolie. Comme le gĂ©nie est dĂ©terminĂ© par un excĂšs de la force nerveuse, câest-Ă -dire de la sensibilitĂ©, Aristote a observĂ© avec raison que tous les hommes illustres et Ă©minents sont mĂ©lancoliques ΠαΜΔ οοÎč ÏΔÏÎčÎżÎč ÎłÎ”ÎłÎżÎœÎ±ÎčΜ αΜΎÏΔ, η Îșαα ÏÎčλοοÏÎčαΜ, η ÏολÎčÎčÎșηΜ, η ÏÎżÎčηηΜ, η ΔÏΜα, ÏαÎčÎœÎżÎœÎ±Îč ÎŒÎ”Î»Î±ÎłÏολÎčÎșÎżÎč ÎżÎœÎ”. » Probl. 30, 1. Câest ce passage que CicĂ©ron a eu sans doute en vue dans ce rapport tant citĂ© Aristoteles ait, omnes ingeniosos melancholicos esse. » Tusc. I, 33 Shakspeare a trĂšs plaisamment dĂ©peint cette grande diversitĂ© du tempĂ©rament gĂ©nĂ©ral Nature has framâd strange fellows in her time Some that will evermore peep through their eyes, And laugh, like parrots, at a bag-piper ; And others of such vinegar aspect, That theyâll not show their teeth in way of smile, Tough Nestor swear the jest he of Ven. ScĂšne I. La nature sâamuse parfois Ă former de drĂŽles de corps. Il y en a qui sont perpĂ©tuellement Ă faire leurs petits yeux et qui vont rire comme un perroquet devant un simple joueur de cornemuse ; et dâautres qui ont une telle physionomie de vinaigre quâils ne dĂ©couvriraient pas leurs dents, mĂȘme pour sourire, quand bien mĂȘme le grave Nestor jurerait quâil vient dâentendre une plaisanterie dĂ©sopilante. â Trad. française de MontĂ©gut. Câest cette mĂȘme diversitĂ© que Platon dĂ©signe par les mots de ÎŽÏ
Îșολο » dâhumeur difficile et ΔÏ
Îșολο » dâhumeur facile. Elle peut se ramener Ă la susceptibilitĂ©, trĂšs diffĂ©rente chez les individus diffĂ©rents, pour les impressions agrĂ©ables ou dĂ©sagrĂ©ables, par suite de laquelle tel rit encore de ce qui met tel autre presque au dĂ©sespoir. Et mĂȘme la susceptibilitĂ© pour les impressions agrĂ©ables est dâordinaire dâautant moindre que celle pour les impressions dĂ©sagrĂ©ables est plus forte, et vice versa. Ă chances Ă©gales de rĂ©ussite ou dâinsuccĂšs pour une affaire, le ÎŽÏ
Îșολο se fĂąchera ou se chagrinera de lâinsuccĂšs et ne se rĂ©jouira pas de la rĂ©ussite ; lâΔÏ
Îșολο au contraire ne sera ni fĂąchĂ© ni chagrinĂ© par le mauvais succĂšs, et se rĂ©jouira du bon. Si, neuf fois sur dix, le ÎŽÏ
Îșολο rĂ©ussit dans ses projets, il ne se rĂ©jouira pas au sujet des neuf fois oĂč il a rĂ©ussi, mais il se fĂąchera pour le dixiĂšme qui a Ă©chouĂ© ; dans le cas inverse, lâΔÏ
Îșολο sera consolĂ© et rĂ©joui par cet unique succĂšs. Mais il nâest pas facile de trouver un mal sans compensation aucune ; aussi arrive-t-il que les ÎŽÏ
Îșολο, câest-Ă -dire les caractĂšres sombres et inquiets, auront, Ă la vĂ©ritĂ©, Ă supporter en somme plus de malheurs et de souffrances imaginaires, mais, en revanche, moins de rĂ©els que les caractĂšres gais et insouciants, car celui qui voit tout en noir, qui apprĂ©hende toujours le pire et qui, par suite, prend ses mesures en consĂ©quence, nâaura pas des mĂ©comptes aussi frĂ©quents que celui qui prĂȘte Ă toutes choses des couleurs et des perspectives riantes. â NĂ©anmoins, quand une affection morbide du systĂšme nerveux ou de lâappareil digestif vient prĂȘter la main Ă une ÎŽÏ
ÎșολÎčα innĂ©e, alors celle-ci peut atteindre ce haut degrĂ© oĂč un malaise permanent produit le dĂ©goĂ»t de la vie, dâoĂč rĂ©sulte le penchant au suicide. Celui-ci peut alors ĂȘtre provoquĂ© par les plus minimes contrariĂ©tĂ©s ; Ă un degrĂ© supĂ©rieur du mal, il nâest mĂȘme plus besoin de motif, la seule permanence du malaise suffit pour y dĂ©terminer. Le suicide sâaccomplit alors avec une rĂ©flexion si froide et une si inflexible rĂ©solution que le malade Ă ce stade, placĂ© dĂ©jĂ dâordinaire sous surveillance, lâesprit constamment fixĂ© sur cette idĂ©e, profite du premier moment oĂč la surveillance se sera relĂąchĂ©e pour recourir, sans hĂ©sitation, sans lutte et sans effroi, Ă ce moyen de soulagement pour lui si naturel en ce moment et si bien venu. Esquirol a dĂ©crit trĂšs au long cet Ă©tat dans son TraitĂ© des maladies mentales. Il est certain que lâhomme le mieux portant, peut-ĂȘtre mĂȘme le plus gai, pourra aussi, le cas Ă©chĂ©ant, se dĂ©terminer au suicide ; cela arrivera quand lâintensitĂ© des souffrances ou dâun malheur prochain et inĂ©vitable sera plus forte que les terreurs de la mort. Il nây a de diffĂ©rence que dans la puissance plus ou moins grande du motif dĂ©terminant, laquelle est en rapport inverse avec la ÎŽÏ
ÎșολÎčα. Plus celle-ci est grande, plus le motif pourra ĂȘtre petit, jusquâĂ devenir mĂȘme nul ; plus, au contraire, lâΔÏ
ÎșολÎčα, ainsi que la santĂ© qui en est la base, est grande, plus il devra ĂȘtre grave. Il y aura donc des degrĂ©s innombrables entre ces deux cas extrĂȘmes de suicide, entre celui provoquĂ© purement par une recrudescence maladive de la ÎŽÏ
ÎșολÎčα innĂ©e, et celui de lâhomme bien portant et gai provenant de causes tout objectives. II. â La beautĂ©. La beautĂ© est analogue en partie Ă la santĂ©. Cette qualitĂ© subjective, bien que ne contribuant quâindirectement au bonheur par lâimpression quâelle produit sur les autres, a nĂ©anmoins une grande importance, mĂȘme pour le sexe masculin. La beautĂ© est une lettre ouverte de recommandation, qui nous gagne les cĆurs Ă lâavance ; câest Ă elle surtout que sâappliquent ces vers dâHomĂšre ÎÏ
ÎżÎč αÏÎżÎČληâΔÎč ÎΔΜ ΔÏÎčÏÏ
ΎΔα ÎŽÏÏ, âÎÏ ÏΔΜ αÏ
ÎżÎč ÎŽÎč, ΔÏΜ ÎŽâÎżÏ
Ï Î±Îœ Îč III, 65. Il ne faut pas dĂ©daigner les dons glorieux des immortels, que seuls ils peuvent donner et que personne ne peut accepter ou refuser Ă son grĂ©. III. â La douleur et lâennui. â Lâintelligence. Un simple coup dâĆil nous fait dĂ©couvrir deux ennemis du bonheur humain ce sont la douleur et lâennui. En outre, nous pouvons observer que, dans la mesure oĂč nous rĂ©ussissons Ă nous Ă©loigner de lâun, nous nous rapprochons de lâautre, et rĂ©ciproquement ; de façon que notre vie reprĂ©sente en rĂ©alitĂ© une oscillation plus ou moins forte entre les deux. Cela provient du double antagonisme dans lequel chacun des deux se trouve envers lâautre, un antagonisme extĂ©rieur ou objectif et un antagonisme intĂ©rieur ou subjectif. En effet, extĂ©rieurement, le besoin et la privation engendrent la douleur ; en revanche, lâaise et lâabondance font naĂźtre lâennui. Câest pourquoi nous voyons la classe infĂ©rieure du peuple luttant incessamment contre le besoin, donc contre la douleur, et par contre la classe riche et Ă©levĂ©e dans une lutte permanente, souvent dĂ©sespĂ©rĂ©e, contre lâennui. IntĂ©rieurement, ou subjectivement, lâantagonisme se fonde sur ce que dans tout individu la facilitĂ© Ă ĂȘtre impressionnĂ© par lâun de ces maux est en rapport inverse avec celle dâĂȘtre impressionnĂ© par lâautre ; car cette susceptibilitĂ© est dĂ©terminĂ©e par la mesure des forces intellectuelles. En effet, un esprit obtus est toujours accompagnĂ© dâimpressions obtuses et dâun manque dâirritabilitĂ©, ce qui rend lâindividu peu accessible aux douleurs et aux chagrins de toute espĂšce et de tout degrĂ© ; mais cette mĂȘme qualitĂ© obtuse de lâintelligence produit, dâautre part, ce vide intĂ©rieur qui se peint sur tant de visages et qui se trahit par une attention toujours en Ă©veil sur tous les Ă©vĂ©nements, mĂȘme les plus insignifiants, du monde extĂ©rieur ; câest ce vide qui est la vĂ©ritable source de lâennui et celui qui en souffre aspire avec aviditĂ© Ă des excitations extĂ©rieures, afin de parvenir Ă mettre en mouvement son esprit et son cĆur par nâimporte quel moyen. Aussi nâest-il pas difficile dans le choix des moyens ; on le voit assez Ă la piteuse mesquinerie des distractions auxquelles se livrent les hommes, au genre de sociĂ©tĂ©s et de conversations quâils recherchent, non moins quâau grand nombre de flĂąneurs et de badauds qui courent le monde. Câest principalement ce vide intĂ©rieur qui les pousse Ă la poursuite de toute espĂšce de rĂ©unions, de divertissements, de plaisirs et de luxe, poursuite qui conduit tant de gens Ă la dissipation et finalement Ă la misĂšre. Rien ne met plus sĂ»rement en garde contre ces Ă©garements que la richesse intĂ©rieure, la richesse de lâesprit car celui-ci laisse dâautant moins de place Ă lâennui quâil approche davantage de la supĂ©rioritĂ©. LâactivitĂ© incessante des pensĂ©es, leur jeu toujours renouvelĂ© en prĂ©sence des manifestations diverses du monde interne et externe, la puissance et la capacitĂ© de combinaisons toujours variĂ©es, placent une tĂȘte Ă©minente, sauf les moments de fatigue, tout Ă fait en dehors de la portĂ©e de lâennui. Mais, dâautre part, une intelligence supĂ©rieure a pour condition immĂ©diate une sensibilitĂ© plus vive, et pour racine une plus grande impĂ©tuositĂ© de la volontĂ© et, par suite, de la passion ; de lâunion de ces deux conditions rĂ©sulte alors une intensitĂ© plus considĂ©rable de toutes les Ă©motions et une sensibilitĂ© exagĂ©rĂ©e pour les douleurs morales et mĂȘme pour les douleurs physiques, comme aussi une plus grande impatience en face de tout obstacle, dâun simple dĂ©rangement mĂȘme. Ce qui contribue encore puissamment Ă tous ces effets, câest la vivacitĂ© produite par la force de lâimagination. Ce que nous venons de dire sâapplique, toute proportion gardĂ©e, Ă tous les degrĂ©s intermĂ©diaires qui comblent le vaste intervalle compris entre lâimbĂ©cile le plus obtus et le plus grand gĂ©nie. Par suite, objectivement aussi bien que subjectivement, tout ĂȘtre se trouve dâautant plus rapprochĂ© de lâune des sources de malheurs humains quâil est plus Ă©loignĂ© de lâautre. Son penchant naturel le portera donc, sous ce rapport, Ă accommoder aussi bien que possible lâobjectif avec le subjectif, câest-Ă -dire Ă se prĂ©munir du mieux quâil pourra contre celle des sources de souffrances qui lâaffecte le plus facilement. Lâhomme intelligent aspirera avant tout Ă fuir toute douleur, toute tracasserie et Ă trouver le repos et les loisirs ; il recherchera donc une vie tranquille, modeste, abritĂ©e autant que possible contre les importuns ; aprĂšs avoir entretenu pendant quelque temps des relations avec ce que lâon appelle les hommes, il prĂ©fĂ©rera une existence retirĂ©e, et, si câest un esprit tout Ă fait supĂ©rieur, il choisira la solitude. Car plus un homme possĂšde en lui-mĂȘme, moins il a besoin du monde extĂ©rieur et moins les autres peuvent lui ĂȘtre utiles. Aussi la supĂ©rioritĂ© de lâintelligence conduit-elle Ă lâinsociabilitĂ©. Ah ! si la qualitĂ© de la sociĂ©tĂ© pouvait ĂȘtre remplacĂ©e par la quantitĂ©, cela vaudrait alors la peine de vivre mĂȘme dans le grand monde mais, hĂ©las ! cent fous mis en un tas ne font pas encore un homme raisonnable. â Lâindividu placĂ© Ă lâextrĂȘme opposĂ©, dĂšs que le besoin lui donne le temps de reprendre haleine, cherchera Ă tout prix des passe-temps et de la sociĂ©tĂ© ; il sâaccommodera de tout, ne fuyant rien que lui-mĂȘme. Câest dans la solitude, lĂ oĂč chacun est rĂ©duit Ă ses propres ressources, que se montre ce quâil a par lui-mĂȘme ; lĂ , lâimbĂ©cile, sous la pourpre, soupire Ă©crasĂ© par le fardeau Ă©ternel de sa misĂ©rable individualitĂ©, pendant que lâhomme hautement douĂ©, peuple et anime de ses pensĂ©es la contrĂ©e la plus dĂ©serte. SĂ©nĂšque Ăp. 9 a dit avec raison omnis stultitia laborat fastidio sui La sottise se dĂ©plaĂźt Ă elle-mĂȘme ; » de mĂȘme JĂ©sus, fils de Sirach La vie du fou est pire que la mort. » Aussi voit-on en somme que tout individu est dâautant plus sociable quâil est plus pauvre dâesprit et, en gĂ©nĂ©ral, plus vulgaire. Car dans le monde on nâa guĂšre le choix quâentre lâisolement et la communautĂ©. On prĂ©tend que les nĂšgres sont de tous les hommes les plus sociables, comme ils en sont aussi sans contredit les plus arriĂ©rĂ©s intellectuellement ; des rapports envoyĂ©s de lâAmĂ©rique du Nord et publiĂ©s par des journaux français Le Commerce, 19 oct. 1837 racontent que les nĂšgres, sans distinction de libres ou dâesclaves, se rĂ©unissent en grand nombre dans le local le plus Ă©troit, car ils ne sauraient voir leurs faces noires et camardes assez souvent rĂ©pĂ©tĂ©es. De mĂȘme que le cerveau apparaĂźt comme Ă©tant le parasite ou le pensionnaire de lâorganisme entier, de mĂȘme les loisirs acquis par chacun, en lui donnant la libre jouissance de sa conscience et de son individualitĂ©, sont Ă ce titre le fruit et le revenu de toute son existence, qui, pour le reste, nâest que peine et labeur. Mais voyons un peu ce que produisent les loisirs de la plupart des hommes ! Ennui et maussaderie, toutes les fois quâil ne se trouve pas des jouissances sensuelles ou des niaiseries pour les remplir. Ce qui dĂ©montre bien que ces loisirs-lĂ nâont aucune valeur, câest la maniĂšre dont on les occupe ; ils ne sont Ă la lettre que le ozio lungo dâuomini ignoranti dont parle lâArioste. Lâhomme ordinaire ne se prĂ©occupe que de passer le temps, lâhomme de talent que de lâemployer. La raison pour laquelle les tĂȘtes bornĂ©es sont tellement exposĂ©es Ă lâennui, câest que leur intellect nâest absolument pas autre chose que lâintermĂ©diaire des motifs pour leur volontĂ©. Si, Ă un moment donnĂ©, il nây a pas de motifs Ă saisir, alors la volontĂ© se repose et lâintellect chĂŽme, car la premiĂšre, pas plus que lâautre, ne peut entrer en activitĂ© par sa propre impulsion ; le rĂ©sultat est une effroyable stagnation de toutes les forces dans lâindividu entier, â lâennui. Pour le combattre, on insinue sournoisement Ă la volontĂ© des motifs petits, provisoires, choisis indiffĂ©remment, afin de la stimuler et de mettre par lĂ Ă©galement en activitĂ© lâintellect qui doit les saisir ces motifs sont donc par rapport aux motifs rĂ©els et naturels ce que le papier-monnaie est par rapport Ă lâargent, puisque leur valeur nâest que conventionnelle. De tels motifs sont les jeux de cartes ou autres, inventĂ©s prĂ©cisĂ©ment dans le but que nous venons dâindiquer. Ă leur dĂ©faut, lâhomme bornĂ© se mettra Ă tambouriner sur les vitres ou Ă tapoter avec tout ce qui lui tombe sous la main. Le cigare lui aussi fournit volontiers de quoi supplĂ©er aux pensĂ©es. Câest pourquoi dans tous les pays les jeux de cartes sont arrivĂ©s Ă ĂȘtre lâoccupation principale dans toute sociĂ©tĂ© ; ceci donne la mesure de ce que valent ces rĂ©unions et constitue la banqueroute dĂ©clarĂ©e de toute pensĂ©e. Nâayant pas dâidĂ©es Ă Ă©changer, on Ă©change des cartes et lâon cherche Ă se soutirer mutuellement des florins. Ă pitoyable espĂšce ! Toutefois, pour ne pas ĂȘtre injuste mĂȘme ici, je ne veux pas omettre lâargument quâon peut invoquer pour justifier le jeu de cartes on peut dire quâil est une prĂ©paration Ă la vie du monde et des affaires, en ce sens que lâon y apprend Ă profiter avec sagesse des circonstances immuables, Ă©tablies par le hasard les cartes, pour en tirer tout le parti possible ; dans ce but, lâon sâhabitue Ă garder sa contenance en faisant bonne mine en mauvais jeu. Mais, par lĂ mĂȘme, dâautre part les jeux de cartes exercent une influence dĂ©moralisatrice. En effet, lâesprit du jeu consiste Ă soutirer Ă autrui ce quâil possĂšde, par nâimporte quel tour ou nâimporte quelle ruse. Mais lâhabitude de procĂ©der ainsi, contractĂ©e au jeu, sâenracine, empiĂšte sur la vie pratique, et lâon arrive insensiblement Ă procĂ©der de mĂȘme quand il sâagit du tien et du mien, et Ă considĂ©rer comme permis tout avantage que lâon a actuellement en main, dĂšs quâon peut le faire lĂ©galement, La vie ordinaire en fournit des preuves chaque jour. Puisque les loisirs sont, ainsi que nous lâavons dit, la fleur ou plutĂŽt le fruit de lâexistence de chacun, en ce que, seuls, ils le mettent en possession de son moi propre, nous devons estimer heureux ceux-lĂ qui, en se gagnant, gagnent quelque chose qui ait du prix, pendant que les loisirs ne rapportent Ă la plupart des hommes quâun drĂŽle dont il nây a rien Ă faire, qui sâennuie Ă pĂ©rir et qui est Ă charge Ă lui-mĂȘme. FĂ©licitons-nous donc, ĂŽ mes frĂšres, dâĂȘtre des enfants non dâesclaves, mais de mĂšres libres. » Ăp. aux Galath., 4, 31. En outre, de mĂȘme que ce pays-lĂ est le plus heureux qui a le moins, ou nâa pas du tout besoin dâimportation, de mĂȘme est heureux lâhomme Ă qui suffit sa richesse intĂ©rieure et qui pour son amusement ne demande que peu, ou mĂȘme rien, au monde extĂ©rieur, attendu que pareille importation est chĂšre, assujettissante, dangereuse ; elle expose Ă des dĂ©sagrĂ©ments et, en dĂ©finitive, nâest toujours quâun mauvais succĂ©danĂ© pour les productions du sol propre. Car nous ne devons, Ă aucun Ă©gard, attendre grandâchose dâautrui, et du dehors en gĂ©nĂ©ral. Ce quâun individu peut ĂȘtre pour un autre est chose trĂšs Ă©troitement limitĂ©e ; chacun finit par rester seul, et qui est seul ? devient alors la grande question. GĆthe a dit Ă ce sujet, parlant dâune maniĂšre gĂ©nĂ©rale, quâen toutes choses chacun en dĂ©finitive est rĂ©duit Ă soi-mĂȘme PoĂ©sie et vĂ©ritĂ©, vol. III. Oliver Goldsmith dit Ă©galement Still to ourselves in evâry place consignâd, Our own felicity we make or traveller, v. 431 et suiv. Cependant, en tout lieu, rĂ©duits Ă nous-mĂȘmes, câest nous qui faisons ou trouvons notre propre bonheur. Chacun doit donc ĂȘtre et fournir Ă soi-mĂȘme ce quâil y a de meilleur et de plus important. Plus il en sera ainsi, plus, par suite, lâindividu trouvera en lui-mĂȘme les sources de ses plaisirs, et plus il sera heureux. Câest donc avec raison quâAristote a dit η ΔÏ
ÎŽÎ±ÎŒÎżÎœÎčα Μ αÏ
αÏÏΜ ΔÎč Mor. Ă Eud., VII, 2 Le bonheur appartient Ă ceux qui se suffisent Ă eux-mĂȘmes. En effet, toutes les sources extĂ©rieures du bonheur et du plaisir sont, de leur nature, Ă©minemment incertaines, Ă©quivoques, fugitives, alĂ©atoires, partant sujettes Ă sâarrĂȘter facilement mĂȘme dans les circonstances les plus favorables, et câest mĂȘme inĂ©vitable, attendu que nous ne pouvons pas les avoir toujours sous la main. Bien plus, avec lâĂąge, presque toutes tarissent fatalement ; car alors amour, badinage, plaisir des voyages et de lâĂ©quitation, aptitude Ă figurer dans le monde, tout cela nous abandonne ; la mort nous enlĂšve jusquâaux amis et parents. Câest Ă ce moment, plus que jamais, quâil est important de savoir ce quâon a par soi-mĂȘme. Il nây a que cela, en effet, qui rĂ©sistera le plus longtemps. Cependant, Ă tout Ăąge, sans distinction, cela est et demeure la source vraie et la seule permanente du bonheur. Car il nây a pas beaucoup Ă gagner dans ce monde la misĂšre et la douleur le remplissent, et, quant Ă ceux qui leur ont Ă©chappĂ©, lâennui est lĂ qui les guette de tous les coins. En outre, câest dâordinaire la perversitĂ© qui y gouverne et la sottise qui y parle haut. Le destin est cruel, et les hommes sont pitoyables. Dans un monde ainsi fait, celui qui a beaucoup en lui-mĂȘme est pareil Ă une chambre dâarbre de NoĂ«l, Ă©clairĂ©e, chaude, gaie, au milieu des neiges et des glaces dâune nuit de dĂ©cembre. Par consĂ©quent, avoir une individualitĂ© riche et supĂ©rieure et surtout beaucoup dâintelligence constitue indubitablement sur terre le sort le plus heureux, quelque diffĂ©rent quâil puisse ĂȘtre du sort le plus brillant. Aussi que de sagesse dans cette opinion Ă©mise sur Descartes par la reine Christine de SuĂšde, ĂągĂ©e alors de dix-neuf ans Ă peine M. Descartes est le plus heureux de tous les mortels, et sa condition me semble digne dâenvie » Vie de Desc., par Baillet, l. VII, ch. 10. Descartes vivait Ă cette Ă©poque depuis vingt ans en Hollande, dans la plus profonde solitude, et la reine ne le connaissait que par ce quâon lui en avait racontĂ© et pour avoir lu un seul de ses ouvrages. Il faut seulement, et câĂ©tait prĂ©cisĂ©ment le cas chez Descartes, que les circonstances extĂ©rieures soient assez favorables pour permettre de se possĂ©der et dâĂȘtre content de soi-mĂȘme ; câest pourquoi lâEcclĂ©siaste 7, 12 disait dĂ©jĂ La sagesse est bonne avec un patrimoine et nous aide Ă nous rĂ©jouir de la vue du soleil. » Lâhomme Ă qui, par une faveur de la nature et du destin, ce sort a Ă©tĂ© accordĂ©, veillera avec un soin jaloux Ă ce que la source intĂ©rieure de son bonheur lui demeure toujours accessible ; il faut pour cela indĂ©pendance et loisirs. Il les acquerra donc volontiers par la modĂ©ration et lâĂ©pargne ; et dâautant plus facilement quâil nâen est pas rĂ©duit, comme les autres hommes, aux sources extĂ©rieures des jouissances. Câest pourquoi la perspective des fonctions, de lâor, de la faveur, et lâapprobation du monde ne lâinduiront pas Ă renoncer Ă lui-mĂȘme pour sâaccommoder aux vues mesquines ou au mauvais goĂ»t des hommes. Le cas Ă©chĂ©ant, il fera comme Horace dans son Ă©pĂźtre Ă MĂ©cĂšne livre I, Ă©p. 7. Câest une grande folie que de perdre Ă lâintĂ©rieur pour gagner Ă lâextĂ©rieur, en dâautres termes, de livrer, en totalitĂ© ou en partie, son repos, son loisir et son indĂ©pendance contre lâĂ©clat, le sang, la pompe, les titres et les honneurs. GĆthe lâa fait cependant. Quant Ă moi, mon gĂ©nie mâa entraĂźnĂ© Ă©nergiquement dans la voie opposĂ©e. Cette vĂ©ritĂ©, examinĂ©e ici, que la source principale du bonheur humain vient de lâintĂ©rieur, se trouve confirmĂ©e par la juste remarque dâAristote dans sa Morale Ă Nicomaque I, 7 ; et VII, 13, 14 ; il dit que toute jouissance suppose une activitĂ©, par consĂ©quent lâemploi dâune force, et ne peut exister sans elle. Cette doctrine aristotĂ©licienne de faire consister le bonheur de lâhomme dans le libre exercice de ses facultĂ©s saillantes est reproduite Ă©galement par StobĂ©e dans son ExposĂ© de la morale pĂ©ripatĂ©ticienne Ecl. Ă©th. II, ch. 7 ; en voici un passage ÎΜΔÏγΔÎčαΜ ΔÎčΜαÎč ηΜ ΔÏ
ΎαÎčÎŒÎżÎœÎčαΜ ÏαâαÏΔηΜ, ΔΜ ÏÏαΟΔÎč ÏÏοηγοÏ
ΌΔΜαÎč ÏαâΔÏ
ÏηΜ Le bonheur consiste Ă exercer ses facultĂ©s par des travaux capables de rĂ©sultat ; il explique aussi que αÏΔη dĂ©signe toute facultĂ© hors ligne. Or la destination primitive des forces dont la nature a muni lâhomme, câest la lutte contre la nĂ©cessitĂ© qui lâopprime de toutes parts. Quand la lutte fait trĂȘve un moment, les forces sans emploi deviennent un fardeau pour lui ; il doit alors jouer avec elles, câest-Ă -dire les employer sans but ; sinon il sâexpose Ă lâautre source des malheurs humains, Ă lâennui. Aussi est-ce lâennui qui torture les grands et les riches avant tous autres, et LucrĂšce a fait de leur misĂšre un tableau dont on a chaque jour, dans les grandes villes, lâoccasion de reconnaĂźtre la frappante vĂ©ritĂ© Exit sĂŠpe foras magnis ex ĂŠdibus ille, Esse domi quem pertĂŠsum est, subitaque reventat ; Quippe foris nihilo melius qui sentiat esse Currit, agens mannos, ad villam prĂŠcipitanter, Auxilium tectis quasi ferre ardentibus instans Oscitat exemplo, tetigit quum limina villĂŠ ; Aut abit in somnum gravis, atque oblivia quĂŠrit ; Aut etiam properana urbem petit, atque III, v. 1073 et suiv.. Celui-ci quitte son riche palais pour se dĂ©rober Ă lâennui ; mais il y rentre un moment aprĂšs, ne se trouvant pas plus heureux ailleurs. Cet autre se sauve Ă toute bride dans ses terres, on dirait quâil court Ă©teindre un incendie ; mais, Ă peine en a-t-il touchĂ© les limites, quâil y trouve lâennui ; il succombe au sommeil et cherche Ă sâoublier lui-mĂȘme dans un moment, vous allez le voir regagner la ville avec la mĂȘme promptitude. Traduction de La Grange, 1821. Chez ces messieurs, tant quâils sont jeunes, les forces musculaires et gĂ©nitales doivent faire les frais. Mais plus tard il ne reste plus que les forces intellectuelles ; en leur absence ou Ă dĂ©faut de dĂ©veloppement ou de matĂ©riaux approvisionnĂ©s pour servir leur activitĂ©, la misĂšre est grande. La volontĂ© Ă©tant la seule force inĂ©puisable, on cherche alors Ă la stimuler en excitant les passions ; on recourt, par exemple, aux gros jeux de hasard, Ă ce vice dĂ©gradant en vĂ©ritĂ©. â Du reste, tout individu dĂ©sĆuvrĂ© choisira, selon la nature des forces prĂ©dominantes en lui, un amusement qui les occupe, tel que le jeu de boule ou dâĂ©checs, la chasse ou la peinture, les courses de chevaux ou la musique, les jeux de cartes ou la poĂ©sie, lâhĂ©raldique ou la philosophie, etc. Nous pouvons mĂȘme traiter cette matiĂšre avec mĂ©thode, en nous reportant Ă la racine des trois forces physiologiques fondamentales nous avons donc Ă les Ă©tudier ici dans leur jeu sans but ; elles se prĂ©sentent alors Ă nous comme la source de trois espĂšces de jouissances possibles, parmi lesquelles chaque homme choisira celles, qui lui sont proportionnĂ©es selon que lâune ou lâautre de ces forces prĂ©domine en lui. Ainsi nous trouvons, premiĂšrement, les jouissances de la force reproductive elles consistent dans le manger, le boire, la digestion, le repos et le sommeil. Il existe des peuples entiers Ă qui lâon attribue de faire glorieusement de ces jouissances des plaisirs nationaux. Secondement, les jouissances de lâirritabilitĂ© ce sont les voyages, la lutte, le saut, la danse, lâescrime, lâĂ©quitation et les jeux athlĂ©tiques de toute espĂšce, comme aussi la chasse, voire mĂȘme les combats et la guerre. TroisiĂšmement, les jouissances de la sensibilitĂ© telles que contempler, penser, sentir, faire de la poĂ©sie, de lâart plastique, de la musique, Ă©tudier, lire, mĂ©diter, inventer, philosopher, etc. Il y aurait Ă faire bien des observations sur la valeur, le degrĂ© et la durĂ©e de ces diffĂ©rentes espĂšces de jouissances ; nous en abandonnons le soin au lecteur. Mais tout le monde comprendra que notre plaisir, motivĂ© constamment par lâemploi de nos forces propres, comme aussi notre bonheur, rĂ©sultat du retour frĂ©quent de ce plaisir, seront dâautant plus grands que la force productrice est de plus noble espĂšce. Personne ne pourra nier non plus que le premier rang, sous ce rapport, revient Ă la sensibilitĂ©, dont la prĂ©dominance dĂ©cidĂ©e Ă©tablit la distinction entre lâhomme et les autres espĂšces animales ; les deux autres forces physiologiques fondamentales, qui existent dans lâanimal au mĂȘme degrĂ© ou Ă un degrĂ© plus Ă©nergique mĂȘme que chez lâhomme, ne viennent quâen seconde ligne. Ă la sensibilitĂ© appartiennent nos forces intellectuelles. Câest pourquoi sa prĂ©dominance nous rend aptes Ă goĂ»ter les jouissances qui rĂ©sident dans lâentendement, ce quâon appelle les plaisirs de lâesprit ; ces plaisirs sont dâautant plus grands que la prĂ©dominance est plus accentuĂ©e[2]. Lâhomme normal, lâhomme ordinaire ne peut prendre un vif intĂ©rĂȘt Ă une chose que si elle excite sa volontĂ©, donc si elle lui offre un intĂ©rĂȘt personnel. Or toute excitation persistante de la volontĂ© est, pour le moins, dâune nature mixte, par consĂ©quent combinĂ©e avec de la douleur. Les jeux de cartes, cette occupation habituelle de la bonne sociĂ©tĂ© » dans tous les pays[3], sont un moyen dâexciter intentionnellement la volontĂ©, et cela par des intĂ©rĂȘts tellement minimes quâils ne peuvent occasionner que des douleurs momentanĂ©es et lĂ©gĂšres, non pas de ces douleurs permanentes et sĂ©rieuses ; tellement quâon peut les considĂ©rer comme de simples chatouillements de la volontĂ©. Lâhomme douĂ© des forces intellectuelles prĂ©dominantes, au contraire, est capable de sâintĂ©resser vivement aux choses par la voie de lâintelligence pure, sans immixtion aucune du vouloir ; il en Ă©prouve le besoin mĂȘme. Cet intĂ©rĂȘt le transporte alors dans une rĂ©gion Ă laquelle la douleur est essentiellement Ă©trangĂšre, pour ainsi dire, dans lâatmosphĂšre des dieux Ă la vie facile, ΞΔΜ ÏΔÎčα ÎŸÎżÎœÎœ. Pendant quâainsi lâexistence du reste des hommes sâĂ©coule dans lâengourdissement, et que leurs rĂȘves et leurs aspirations sont dirigĂ©s vers les intĂ©rĂȘts mesquins du bien-ĂȘtre personnel avec leurs misĂšres de toute sorte ; pendant quâun ennui insupportable les saisit dĂšs quâils ne sont plus occupĂ©s Ă poursuivre ces projets et quâils restent rĂ©duits Ă eux-mĂȘmes ; pendant que lâardeur sauvage de la passion peut seule remuer cette masse inerte ; lâhomme, au contraire, dotĂ© de facultĂ©s intellectuelles prĂ©pondĂ©rantes, possĂšde une existence riche en pensĂ©es, toujours animĂ©e et toujours importante ; des objets dignes et intĂ©ressants lâoccupent dĂšs quâil a le loisir de sây adonner, et il porte en lui une source des plus nobles jouissances. Lâimpulsion extĂ©rieure lui est fournie par les Ćuvres de la nature et par lâaspect de lâactivitĂ© humaine, et, en outre, par les productions si variĂ©es des esprits Ă©minents de tous les temps et de tous les pays, productions que lui seul peut rĂ©ellement goĂ»ter en entier, car lui seul est capable de les comprendre et de les sentir entiĂšrement. Câest donc pour lui, en rĂ©alitĂ©, que ceux-ci ont vĂ©cu ; câest donc Ă lui, en fait, quâils se sont adressĂ©s ; tandis que les autres, comme des auditeurs dâoccasion, ne comprennent que par-ci par-lĂ et Ă demi seulement. Il est certain que par lĂ mĂȘme lâhomme supĂ©rieur acquiert un besoin de plus que les autres hommes, le besoin dâapprendre, de voir, dâĂ©tudier, de mĂ©diter, dâexercer ; le besoin aussi, par consĂ©quent, dâavoir des loisirs disponibles. Or, ainsi que Voltaire lâa observĂ© justement, comme il nâest de vrais plaisirs quâavec de vrais besoins », ce besoin de lâhomme intelligent est prĂ©cisĂ©ment la condition qui met Ă sa portĂ©e des jouissances dont lâaccĂšs demeure Ă jamais interdit aux autres ; pour ceux-ci, les beautĂ©s de la nature et de lâart, les Ćuvres intellectuelles de toute espĂšce, mĂȘme lorsquâils sâen entourent, ne sont au fond que ce que sont des courtisanes pour un vieillard. Un ĂȘtre ainsi privilĂ©giĂ©, Ă cĂŽtĂ© de sa vie personnelle, vit dâune seconde existence, dâune existence intellectuelle qui arrive par degrĂ©s Ă ĂȘtre son vĂ©ritable but, lâautre nâĂ©tant plus considĂ©rĂ©e que comme moyen ; pour le reste des hommes, câest leur existence mĂȘme, insipide, creuse et dĂ©solĂ©e, qui doit leur servir de but. La vie intellectuelle sera lâoccupation principale de lâhomme supĂ©rieur ; augmentant sans cesse son trĂ©sor de jugement et de connaissance, elle acquiert aussi constamment une liaison et une gradation, une unitĂ© et une perfection de plus en plus prononcĂ©es, comme une Ćuvre dâart envoie de formation. En revanche, quel pĂ©nible contraste fait avec celle-ci la vie des autres, purement pratique, dirigĂ©e uniquement vers le bien-ĂȘtre personnel, nâayant dâaccroissement possible quâen longueur, sans pouvoir gagner en profondeur, et destinĂ©e nĂ©anmoins Ă leur servir de but pour elle-mĂȘme, pendant que pour lâautre elle est un simple moyen. Notre vie pratique, rĂ©elle, dĂšs que les passions ne lâagitent pas, est ennuyeuse et fade ; quand elles lâagitent, elle devient bientĂŽt douloureuse ; câest pourquoi ceux-lĂ seuls sont heureux qui ont reçu en partage une somme dâintellect excĂ©dant la mesure que rĂ©clame le service de leur volontĂ©. Câest ainsi que, Ă cĂŽtĂ© de leur vie effective, ils peuvent vivre dâune vie intellectuelle qui les occupe et les divertit sans douleur et cependant avec vivacitĂ©. Le simple loisir, câest-Ă -dire un intellect non occupĂ© au service de la volontĂ©, ne suffit pas ; il faut pour cela un excĂ©dant positif de force qui seul nous rend apte Ă une occupation purement spirituelle et non attachĂ©e au service de la volontĂ©. Au contraire, otium sine litteris mors est et hominis vivi sepultura » SĂ©nĂšque, Ep. 82 Le repos sans lâĂ©tude est une espĂšce de mort qui met un homme tout vivant au tombeau. Dans la mesure de cet excĂ©dant, la vie intellectuelle existant Ă cĂŽtĂ© de la vie rĂ©elle prĂ©sentera dâinnombrables gradations, depuis les travaux du collectionneur dĂ©crivant les insectes, les oiseaux, les minĂ©raux, les monnaies, etc., jusquâaux plus hautes productions de la poĂ©sie et de la philosophie. Cette vie intellectuelle protĂšge non seulement contre lâennui, mais encore contre ses pernicieuses consĂ©quences. Elle abrite en effet contre la mauvaise compagnie et contre les nombreux dangers, les malheurs, les pertes et les dissipations auxquels on sâexpose en cherchant son bonheur tout entier dans la vie rĂ©elle. Pour parler de moi, par exemple, ma philosophie ne mâa rien rapportĂ©, mais elle mâa beaucoup Ă©pargnĂ©. Lâhomme normal au contraire est limitĂ©, pour les plaisirs de la vie, aux choses extĂ©rieures, telles que la richesse, le rang, la famille, les amis, la sociĂ©tĂ©, etc. ; câest lĂ -dessus quâil fonde le bonheur de sa vie ; aussi ce bonheur sâĂ©croule-t-il quand il les perd ou quâil y rencontre des dĂ©ceptions. Pour dĂ©signer cet Ă©tat de lâindividu, nous pouvons dire que son centre de gravitĂ© tombe en dehors de lui. Câest pour cela que ses souhaits et ses caprices sont toujours changeants quand ses moyens le lui permettent, il achĂštera tantĂŽt des villas, tantĂŽt des chevaux, ou bien il donnera des fĂȘtes, puis il entreprendra des voyages, mais surtout il mĂšnera un train fastueux, tout cela prĂ©cisĂ©ment parce quâil cherche nâimporte oĂč une satisfaction venant du dehors ; tel lâhomme Ă©puisĂ© espĂšre trouver dans des consommĂ©s et dans des drogues de pharmacie la santĂ© et la vigueur dont la vraie source est la force vitale propre. Pour ne pas passer immĂ©diatement Ă lâextrĂȘme opposĂ©, prenons maintenant un homme douĂ© dâune puissance intellectuelle qui, sans ĂȘtre Ă©minente, dĂ©passe toutefois la mesure ordinaire et strictement suffisante. Nous verrons cet homme, quand les sources extĂ©rieures de plaisirs viennent Ă tarir ou ne le satisfont plus, cultiver en amateur quelque branche des beaux-arts, ou bien quelque science, telle que la botanique, la minĂ©ralogie, la physique, lâastronomie, lâhistoire, etc., et y trouver un grand fonds de jouissance et de rĂ©crĂ©ation. Ă ce titre, nous pouvons dire que son centre de gravitĂ© tombe dĂ©jĂ en partie en lui. Mais le simple dilettantisme dans lâart est encore bien Ă©loignĂ© de la facultĂ© crĂ©atrice ; dâautre part, les sciences ne dĂ©passent pas les rapports des phĂ©nomĂšnes entre eux, elles ne peuvent pas absorber lâhomme tout entier, combler tout son ĂȘtre, ni par consĂ©quent sâentrelacer si Ă©troitement dans le tissu de son existence quâil en devienne incapable de prendre intĂ©rĂȘt Ă tout le reste. Ceci demeure rĂ©servĂ© exclusivement Ă la suprĂȘme Ă©minence intellectuelle, Ă celle quâon appelle communĂ©ment le gĂ©nie ; elle seule prend pour thĂšme, entiĂšrement et absolument, lâexistence et lâessence des choses ; aprĂšs quoi elle tend, selon sa direction individuelle, Ă exprimer ses profondes conceptions, par lâart, la poĂ©sie ou la philosophie. Ce nâest que pour un homme de cette trempe que lâoccupation permanente avec soi-mĂȘme, avec ses pensĂ©es et, ses Ćuvres est un besoin irrĂ©sistible ; pour lui, la solitude est la bienvenue, le loisir est le bien suprĂȘme ; pour le reste, il peut sâen passer, et, quand il le possĂšde, il lui est mĂȘme souvent Ă charge. De cet homme-lĂ seul nous pouvons dire que son centre de gravitĂ© tombe tout entier en dedans de lui-mĂȘme. Ceci nous explique en mĂȘme temps comment il se fait que ces hommes dâune espĂšce aussi rare ne portent pas Ă leurs amis, Ă leur famille, au bien public, cet intĂ©rĂȘt intime et sans borne dont beaucoup dâentre les autres sont capables, car ils peuvent en dĂ©finitive se passer de tout, pourvu quâils se possĂšdent eux-mĂȘmes. Il existe donc en eux un Ă©lĂ©ment isolant en plus, dont lâaction est dâautant plus Ă©nergique que les autres hommes ne peuvent pas les satisfaire pleinement ; aussi ne sauraient-ils voir dans ces autres tout Ă fait des Ă©gaux, et mĂȘme, sentant constamment la dissemblance de leur nature en tout et partout, ils sâhabituent insensiblement Ă errer parmi les autres humains comme des ĂȘtres dâune espĂšce diffĂ©rente, et Ă se servir, quand leurs mĂ©ditations se portent sur eux, de la troisiĂšme au lieu de la premiĂšre personne du pluriel. ConsidĂ©rĂ© Ă ce point de vue, lâhomme le plus heureux sera donc celui que la nature a richement dotĂ© sous le rapport intellectuel, tellement ce qui est en nous a plus dâimportance que ce qui est en dehors ; ceci, câest-Ă -dire lâobjectif, de quelque façon quâil agisse, nâagit jamais que par lâintermĂ©diaire de lâautre, câest-Ă -dire du subjectif ; lâaction de lâobjectif est donc secondaire. Câest ce quâexpriment les beaux vers suivants ΠλοÏ
Îż Îż η ÏÏ
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Îż ÎŒÎżÎœÎż ΔÎčΜ αληΞη, â αλλα ÎŽâΔÎșΔÎč αηΜ ÏλΔÎčÎżÎœÎ± Μ Anthol., I, 67. La richesse de lâĂąme est la seule richesse ; les autres biens sont fĂ©conds en douleurs. â Trad. E. Talbot. 12e Ă©pigr. Un homme riche ainsi Ă lâintĂ©rieur ne demande au monde extĂ©rieur quâun don nĂ©gatif, Ă savoir du loisir pour pouvoir perfectionner et dĂ©velopper les facultĂ©s de son esprit et pour pouvoir jouir de ses richesses intĂ©rieures ; il rĂ©clame donc uniquement la libertĂ© de pouvoir, pendant toute sa vie, tous les jours et Ă toute heure, ĂȘtre lui-mĂȘme. Pour lâhomme appelĂ© Ă imprimer la trace de son esprit sur lâhumanitĂ© entiĂšre, il nâexiste quâun seul bonheur et un seul malheur ; câest de pouvoir perfectionner ses talents, et complĂ©ter ses Ćuvres, â ou bien dâen ĂȘtre empĂȘchĂ©. Tout le reste pour lui est insignifiant. Câest pourquoi nous voyons les grands esprits de tous les temps attacher le plus grand prix au loisir ; car, tant vaut lâhomme, tant vaut le loisir. ÎŽÎżÎșΔÎč ΎΔ η ΔÏ
ÎŽÎșÎčÎŒÎżÎœÎčÎș ΔΜ η ÎżÏολη ΔÎčΜαÎč » Le bonheur est dans le loisir, dit Aristote Mor. Ă Nic., X, 7. DiogĂšne LaĂ«rce II, 5, 31 rapporte aussi que ÎșÏαη ΔÏηΜΔÎč ÎżÏÎżÎ»Î·Îœ, ÎșαλλÎčÎżÎżÎœ ÎșÏηΌαΜ » Socrate vantait le loisir comme Ă©tant la plus belle des richesses. Câest encore ce quâentend Aristote Mor. Ă Nic., X, 7, 8, 9 quand il dĂ©clare que la vie la plus belle est celle du philosophe. Il dit pareillement dans la Politique IV, 11 ÎżÎœ ΔÏ
ΎαÎčÎŒÎżÎœÎ± ÎČÎčÎżÎœ ΔÎčΜαÎč ÎżÎœ Îșαâ αÏΔηΜ αΜΔΌÏοΎÎčÎżÎœ » exercer librement son talent, voilĂ le vrai bonheur. GĆthe aussi dit dans Wilhelm Meister Wer mit einem Talent, zu einem Talent geboren ist, findet in dem selben sein schoenstes Daseyn » Celui qui est nĂ© avec un talent, pour un talent, trouve en celui-lĂ la plus belle existence. Mais possĂ©der du loisir nâest pas seulement en dehors de la destinĂ©e ordinaire mais aussi de la nature ordinaire de lâhomme, car sa destination naturelle est dâemployer son temps Ă acquĂ©rir le nĂ©cessaire pour son existence et pour celle de sa famille. Il est lâenfant de la misĂšre ; il nâest pas une intelligence libre. Aussi le loisir arrive bientĂŽt Ă ĂȘtre un fardeau, puis une torture, pour lâhomme ordinaire, dĂšs quâil ne peut pas le remplir par des moyens artificiels et fictifs de toute espĂšce, par le jeu, par des passe-temps ou par des dadas de toute forme. Par lĂ mĂȘme, le loisir entraĂźne aussi pour lui des dangers, car on a dit avec raison difficilis in otio quies. » Dâautre part, cependant, une intelligence dĂ©passant de beaucoup la mesure normale est Ă©galement un phĂ©nomĂšne anormal, par suite contre nature. Lorsque toutefois elle est donnĂ©e, lâhomme qui en est douĂ©, pour trouver le bonheur, a prĂ©cisĂ©ment besoin de ce loisir qui, pour les autres, est tantĂŽt importun et tantĂŽt funeste ; quant Ă lui, sans loisir, il ne sera quâun PĂ©gase sous le joug ; en un mot, il sera malheureux. Si cependant ces deux anomalies, lâune extĂ©rieure et lâautre intĂ©rieure, se rencontrent rĂ©unies, leur union produit un cas de suprĂȘme bonheur, car lâhomme ainsi favorisĂ© mĂšnera alors une vie dâun ordre supĂ©rieur, la vie dâun ĂȘtre soustrait aux deux sources opposĂ©es de la souffrance humaine le besoin et lâennui ; il est affranchi Ă©galement et du soin pĂ©nible de se dĂ©mener pour subvenir Ă son existence et de lâincapacitĂ© Ă supporter le loisir câest-Ă -dire lâexistence libre proprement dite ; autrement, lâhomme ne peut Ă©chapper Ă ces deux maux que par le fait quâils se neutralisent et sâannulent rĂ©ciproquement. Ă lâencontre de tout ce qui prĂ©cĂšde, il nous faut considĂ©rer dâautre part que, par suite dâune activitĂ© prĂ©pondĂ©rante des nerfs, les grandes facultĂ©s intellectuelles produisent une surexcitation de la facultĂ© de sentir la douleur sous toutes ses formes ; quâen outre le tempĂ©rament passionnĂ© qui en est la condition, ainsi que la vivacitĂ© et la perfection plus grandes de toute perception, qui en sont insĂ©parables, donnent aux Ă©motions produites par lĂ une violence incomparablement plus forte ; or lâon sait quâil y a bien plus dâĂ©motions douloureuses quâil nây en a dâagrĂ©ables ; enfin, il faut aussi nous rappeler que les hautes facultĂ©s intellectuelles font de celui qui les possĂšde un homme Ă©tranger aux autres hommes et Ă leurs agitations, vu que plus il possĂšde en lui-mĂȘme, moins il peut trouver en eux. Mille objets auxquels ceux-ci prennent un plaisir infini lui semblent insipides et rĂ©pugnants. Peut-ĂȘtre, de cette façon, la loi de compensation qui rĂšgne partout domine-t-elle Ă©galement ici. Nâa-t-on pas prĂ©tendu bien souvent et non sans quelque apparence de raison, quâau fond lâhomme le plus bornĂ© dâesprit Ă©tait le plus heureux ? Quoi quâil en soit, personne ne lui enviera ce bonheur. Je ne veux pas anticiper sur le lecteur pour la solution dĂ©finitive de cette controverse, dâautant plus que Sophocle mĂȘme a Ă©mis lĂ -dessus deux jugements diamĂ©tralement opposĂ©s Πολλ Îż ÏÏÎżÎœÎ”ÎčΜ ΔÏ
ΎαÎčÎŒÎżÎœÎčα Ï
ÏαÏÏΔÎč. Le savoir est de beaucoup la portion la plus considĂ©rable du bonheur. â Antig., 1328. Une autre fois, il dit ÎΜ ÏÏÎżÎœÎ”ÎčΜ ÎłÎ±Ï ÎŒÎ·ÎŽÎ”Îœ ηΎÎčÎż ÎČÎčÎż. La vie du sage nâest pas la plus agrĂ©able. â Ajax, 550. Les philosophes de lâAncien Testament ne sâentendent pas davantage entre eux ; JĂ©sus, fils de Sirah, a dit ÎżÏ
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ÏÎ”Ï ÎžÎ±ÎœÎ±ÎżÏ
ζΜ ÏÎżÎœÎ·ÏÏ. La vie du fou est pire que la mort, 22, 12. LâEcclĂ©siaste au contraire 1, 18 Î ÏÏÎżÎčΞΔÎč ÎłÎœÎčΜ, ÏÏοΞηΔÎč Î±Î»ÎłÎ·ÎŒÎ±. OĂč il y beaucoup de sagesse, il y a beaucoup de douleurs. En attendant, je tiens Ă mentionner ici que ce que lâon dĂ©signe plus particuliĂšrement par un mot exclusivement propre Ă la langue allemande, celui de Philister bourgeois, Ă©picier, philistin, câest prĂ©cisĂ©ment lâhomme qui, par suite de la mesure Ă©troite et strictement suffisante de ses forces intellectuelles, nâa pas de besoins spirituels cette expression appartient Ă la vie dâĂ©tudiants et a Ă©tĂ© employĂ©e plus tard dans une acception plus Ă©levĂ©e, mais analogue encore Ă son sens primitif, pour qualifier celui qui est lâopposĂ© dâun fils des Muses câest-Ă -dire un homme qui est prosaĂŻque. Celui-ci, en effet, est et demeure le Î±ÎŒÎżÏ
Îż Î±ÎœÎ·Ï Â» lâhomme vulgaire. Me plaçant Ă un point de vue encore plus Ă©levĂ©, je voudrais dĂ©finir les philistins en disant que ce sont des gens constamment occupĂ©s, et cela le plus sĂ©rieusement du monde, dâune rĂ©alitĂ© qui nâen est pas une. Mais cette dĂ©finition dâune nature dĂ©jĂ transcendantale ne serait pas en harmonie avec le point de vue populaire auquel je me suis placĂ©, dans cette dissertation ; elle pourrait, par consĂ©quent, ne pas ĂȘtre comprise par tous les lecteurs. La premiĂšre, au contraire, admet plus facilement un commentaire spĂ©cifique et dĂ©signe suffisamment lâessence et la racine de toutes les propriĂ©tĂ©s caractĂ©ristiques du philistin. Câest donc, ainsi que nous lâavons dit, un homme sans besoins spirituels. De lĂ dĂ©coulent plusieurs consĂ©quences la premiĂšre, par rapport Ă lui-mĂȘme, câest quâil nâaura jamais de jouissances spirituelles, dâaprĂšs la maxime dĂ©jĂ citĂ©e quâil nâest de vrais plaisirs quâavec de vrais besoins. Aucune aspiration Ă acquĂ©rir des connaissances et du jugement pour ces choses en elles-mĂȘmes nâanime son existence ; aucune aspiration non plus aux plaisirs esthĂ©tiques, car ces deux aspirations sont Ă©troitement unies. Quand la mode ou quelque autre contrainte lui impose de ces jouissances, il sâen acquitte aussi briĂšvement que possible, comme un galĂ©rien sâacquitte de son travail forcĂ©. Les seuls plaisirs pour lui sont les sensuels ; câest sur eux quâil se rattrape. Manger des huĂźtres, avaler du vin de Champagne, voilĂ pour lui le suprĂȘme de lâexistence ; se procurer tout ce qui contribue au bien-ĂȘtre matĂ©riel, voilĂ le but de sa vie. Trop heureux quand ce but lâoccupe suffisamment ! Car, si ces biens lui ont dĂ©jĂ Ă©tĂ© octroyĂ©s par avance, il devient immĂ©diatement la proie de lâennui ; pour le chasser, il essaye de tout ce quâon peut imaginer bals, théùtres, sociĂ©tĂ©s, jeux de cartes, jeux de hasard, chevaux, femmes, vin, voyages, etc. Et cependant tout cela ne suffit pas quand lâabsence de besoins intellectuels rend impossibles les plaisirs intellectuels. Aussi un sĂ©rieux morne et sec, approchant celui de lâanimal, est-il propre au philistin et le caractĂ©rise-t-il. Rien ne le rĂ©jouit, rien ne lâĂ©meut, rien nâĂ©veille son intĂ©rĂȘt. Les jouissances matĂ©rielles sont vite Ă©puisĂ©es ; la sociĂ©tĂ©, composĂ©e de philistins comme lui, devient bientĂŽt ennuyeuse ; le jeu de cartes finit par le fatiguer. Il lui reste Ă la rigueur les jouissances de la vanitĂ© Ă sa façon elles consisteront Ă surpasser les autres en richesse, en rang, en influence ou en pouvoir, ce qui lui vaut alors leur estime ; ou bien encore il cherchera Ă frayer au moins avec ceux qui brillent par ces avantages et Ă se chauffer au reflet de leur Ă©clat en anglais, cela sâappelle un snob. La deuxiĂšme consĂ©quence rĂ©sultant de la propriĂ©tĂ© fondamentale que nous avons reconnue au philistin, câest que, par rapport aux autres, comme il est privĂ© de besoins intellectuels, et comme il est bornĂ© aux besoins matĂ©riels, il recherchera les hommes qui pourront satisfaire ces derniers et non pas ceux qui pourraient subvenir aux premiers. Aussi nâest-ce rien moins que de hautes qualitĂ©s intellectuelles quâil leur demande ; bien au contraire, quand il les rencontre, elles excitent son antipathie, voire mĂȘme sa haine, car il nâĂ©prouve en leur prĂ©sence quâun sentiment importun dâinfĂ©rioritĂ© et une envie sourde, secrĂšte, quâil cache avec le plus grand soin, quâil cherche Ă se dissimuler Ă lui-mĂȘme, mais qui par lĂ justement grandit parfois jusquâĂ une rage muette. Ce nâest pas sur les facultĂ©s de lâesprit quâil songe jamais Ă mesurer son estime ou sa considĂ©ration ; il les rĂ©serve exclusivement au rang et Ă la richesse, au pouvoir et Ă lâinfluence, qui passent Ă ses yeux pour les seules qualitĂ©s vraies, les seules oĂč il aspirerait Ă exceller. Tout cela dĂ©rive de ce que le philistin est un homme privĂ© de besoins intellectuels. Son extrĂȘme souffrance vient de ce que les idĂ©alitĂ©s ne lui apportent aucune rĂ©crĂ©ation et que, pour Ă©chapper Ă lâennui, il doit toujours recourir aux rĂ©alitĂ©s. Or celles-ci, dâune part, sont bientĂŽt Ă©puisĂ©es, et alors, au lieu de divertir, elles fatiguent ; dâautre part, elles entraĂźnent aprĂšs elles des dĂ©sastres de toute espĂšce, tandis que les idĂ©alitĂ©s sont inĂ©puisables et, en elles-mĂȘmes, innocentes. Dans toute cette dissertation sur les conditions personnelles qui contribuent Ă notre bonheur, jâai eu en vue les qualitĂ©s physiques et principalement les qualitĂ©s intellectuelles. Câest dans mon MĂ©moire sur le fondement de la morale § 22 que jâai exposĂ© comment la perfection morale, Ă son tour, influe directement sur le bonheur câest Ă cet ouvrage que je renvoie le lecteur[4]. CHAPITRE III DE CE QUE LâON A Ăpicure, le grand docteur en fĂ©licitĂ©, a admirablement et judicieusement divisĂ© les besoins humains en trois classes. PremiĂšrement, les besoins naturels et nĂ©cessaires ce sont ceux qui, non satisfaits, produisent la douleur ; ils ne comprennent donc que le victus » et lâ amictus » nourriture et vĂȘtement. Ils sont faciles Ă satisfaire. â Secondement, les besoins naturels mais non nĂ©cessaires câest le besoin de la satisfaction sexuelle, quoique Ăpicure ne lâĂ©nonce pas dans le rapport de LaĂ«rce du reste, je reproduis ici, en gĂ©nĂ©ral, toute cette doctrine lĂ©gĂšrement modifiĂ©e et corrigĂ©e. Ce besoin est dĂ©jĂ plus difficile Ă satisfaire. â TroisiĂšmement, ceux qui ne sont ni naturels ni nĂ©cessaires ce sont les besoins du luxe, de lâabondance, du faste et de lâĂ©clat ; leur nombre est infini et leur satisfaction trĂšs difficile voy. Diog. LaĂ«rce, l. X, ch. 27, § 149 et 127 ; â CicĂ©ron, De fin., I, 13. La limite de nos dĂ©sirs raisonnables se rapportant Ă la fortune est difficile, sinon impossible Ă dĂ©terminer. Car le contentement de chacun Ă cet Ă©gard ne repose pas sur une quantitĂ© absolue, mais relative, savoir sur le rapport entre ses souhaits et sa fortune ; aussi cette derniĂšre, considĂ©rĂ©e en elle-mĂȘme, est-elle aussi dĂ©pourvue de sens que le numĂ©rateur dâune fraction sans dĂ©nominateur. Lâabsence des biens auxquels un homme nâa jamais songĂ© Ă aspirer ne peut nullement le priver, il sera parfaitement satisfait sans ces biens, tandis que tel autre qui possĂšde cent fois plus que le premier se sentira malheureux, parce quâil lui manque un seul objet quâil convoite. Chacun a aussi, Ă lâĂ©gard des biens quâil lui est permis dâatteindre, un horizon propre, et ses prĂ©tentions ne vont que jusquâaux limites de cet horizon. Lorsquâun objet, situĂ© en dedans de ces limites, se prĂ©sente Ă lui de telle façon quâil puisse ĂȘtre certain de lâatteindre, il se sentira heureux ; il se sentira malheureux, au contraire, si, des obstacles survenant, cette perspective lui est enlevĂ©e. Ce qui est placĂ© au delĂ nâa aucune action sur lui. Câest pourquoi la grande fortune du riche ne trouble pas le pauvre, et câest pour cela aussi, dâautre part, que toutes les richesses quâil possĂšde dĂ©jĂ ne consolent pas le riche quand il est déçu dans une attente La richesse est comme lâeau salĂ©e plus on en boit, plus elle altĂšre ; il en est de mĂȘme aussi de la gloire. Ce fait quâaprĂšs la perte de la richesse ou de lâaisance, et aussitĂŽt la premiĂšre douleur surmontĂ©e, notre humeur habituelle ne diffĂ©rera pas beaucoup de celle qui nous Ă©tait propre auparavant, sâexplique par lĂ que, le facteur de notre avoir ayant Ă©tĂ© diminuĂ© par le sort, nous rĂ©duisons aussitĂŽt aprĂšs, de nous-mĂȘmes, considĂ©rablement le facteur de nos prĂ©tentions. Câest lĂ ce quâil y a de proprement douloureux dans un malheur ; cette opĂ©ration une fois accomplie, la douleur devient de moins en moins sensible et finit par disparaĂźtre ; la blessure se cicatrise. Dans lâordre inverse, en prĂ©sence dâun Ă©vĂ©nement heureux, la charge qui comprime nos prĂ©tentions remonte et leur permet de se dilater câest en cela que consiste le plaisir. Mais celui-ci Ă©galement ne dure que le temps nĂ©cessaire pour que cette opĂ©ration sâachĂšve ; nous nous habituons Ă lâĂ©chelle ainsi augmentĂ©e des prĂ©tentions, et nous devenons indiffĂ©rents Ă la possession correspondante de richesses. Câest lĂ ce quâexprime un passage dâHomĂšre Od., XVIII, 130-137 dont voici les deux derniers vers ÎżÎčÎż ÎłÎ±Ï ÎœÎżÎż ΔÎčΜ ΔÏÎčÏÎžÎżÎœÎčΜ αΜΞÏÏΜ Î ÎżÎœ ΔÏâ Î·ÎŒÎ±Ï Î±ÎłÎ”Îč ÏÎ±Î·Ï Î±ÎœÎŽÏΜ Δ, ΞΔΜ Δ. Tel est lâesprit des hommes terrestres, semblables aux jours changeants quâamĂšne le PĂšre des hommes et des dieux. â Tr. Leconte de Lisle. La source de nos mĂ©contentements est dans nos efforts toujours renouvelĂ©s pour Ă©lever le facteur des prĂ©tentions pendant que lâautre facteur sây oppose par son immobilitĂ©. Il ne faut pas sâĂ©tonner de voir, dans lâespĂšce humaine pauvre et remplie de besoins, la richesse plus hautement et plus sincĂšrement prisĂ©e, vĂ©nĂ©rĂ©e mĂȘme, que toute autre chose ; le pouvoir lui-mĂȘme nâest considĂ©rĂ© que parce quâil conduit Ă la fortune ; il ne faut pas ĂȘtre surpris non plus de voir les hommes passer Ă cĂŽtĂ© ou par-dessus toute autre considĂ©ration quand il sâagit dâacquĂ©rir des richesses, de voir par exemple les professeurs de philosophie faire bon marchĂ© de la philosophie pour gagner de lâargent. On reproche frĂ©quemment aux hommes de tourner leurs vĆux principalement vers lâargent et de lâaimer plus que tout au monde. Pourtant il est bien naturel, presque inĂ©vitable dâaimer ce qui, pareil Ă un protĂ©e infatigable, est prĂȘt Ă tout instant Ă prendre la forme de lâobjet actuel de nos souhaits si mobiles ou de nos besoins si divers. Tout autre bien, en effet, ne peut satisfaire quâun seul dĂ©sir, quâun seul besoin les aliments ne valent que pour celui qui a faim, le vin pour le bien portant, les mĂ©dicaments pour le malade, une fourrure pendant lâhiver, les femmes pour la jeunesse, etc. Toutes ces choses ne sont donc que αγαΞα ÏÏÎż Îč, câest-Ă -dire relativement bonnes. Lâargent seul est le bon absolu, car il ne pourvoit pas uniquement Ă un seul besoin in concreto », mais au besoin en gĂ©nĂ©ral, in abstracto ». La fortune dont on dispose doit ĂȘtre considĂ©rĂ©e comme un rempart contre le grand nombre des maux et des malheurs possibles, et non comme une permission et encore moins comme une obligation dâavoir Ă se procurer les plaisirs du monde. Les gens qui, sans avoir de fortune patrimoniale, arrivent par leurs talents, quels quâils soient, en position de gagner beaucoup dâargent, tombent presque toujours dans cette illusion de croire que leur talent est un capital stable et que lâargent que leur rapporte ce talent est par consĂ©quent lâintĂ©rĂȘt dudit capital. Aussi ne rĂ©servent-ils rien de ce quâils gagnent pour en constituer un capital Ă demeure, mais ils dĂ©pensent dans la mĂȘme mesure quâils acquiĂšrent. Il sâensuit quâils tombent dâordinaire dans la pauvretĂ©, lorsque leurs gains sâarrĂȘtent ou cessent complĂštement ; en effet, leur talent lui-mĂȘme, passager de sa nature comme lâest par exemple le talent pour presque tous les beaux-arts, sâĂ©puise, ou bien encore les circonstances spĂ©ciales ou les conjonctures qui le rendaient productif ont disparu. Des artisans peuvent Ă la rigueur mener cette existence, car les capacitĂ©s exigĂ©es pour leur mĂ©tier ne se perdent pas facilement ou peuvent ĂȘtre suppléées par le travail de leurs ouvriers ; de plus, leurs produits sont des objets de nĂ©cessitĂ© dont lâĂ©coulement est toujours assurĂ© ; un proverbe allemand dit avec raison Ein Handwerk hat einen goldenen Boden, » câest-Ă -dire un bon mĂ©tier vaut de lâor. Il nâen est pas de mĂȘme des artistes et des virtuosi de toute espĂšce. Câest justement pour cela quâon les paye si cher, mais aussi et par la mĂȘme raison devraient-ils placer en capital lâargent quâils gagnent ; dans leur prĂ©somption, ils le considĂšrent comme nâen Ă©tant que les intĂ©rĂȘts et courent ainsi Ă leur perte. En revanche, les gens qui possĂšdent une fortune patrimoniale savent trĂšs bien, dĂšs le principe, distinguer entre un capital et des intĂ©rĂȘts. Aussi la plupart chercheront Ă placer sĂ»rement leur capital, ne lâentameront en aucun cas et rĂ©serveront mĂȘme, si possible, un huitiĂšme au moins sur les intĂ©rĂȘts, pour obvier Ă une crise Ă©ventuelle. Ils se maintiennent ainsi le plus souvent dans lâaisance. Rien de tout ce que nous venons de dire ne sâapplique aux commerçants ; pour eux, lâargent est en lui-mĂȘme lâinstrument du gain, lâoutil professionnel pour ainsi dire dâoĂč il suit que, mĂȘme alors quâils lâont acquis par leur propre travail, ils chercheront dans son emploi les moyens de le conserver ou de lâaugmenter. Aussi la richesse est habituelle dans cette classe plus que dans aucune autre. En gĂ©nĂ©ral, on trouvera que, dâordinaire, ceux qui se sont dĂ©jĂ colletĂ©s avec la vraie misĂšre et le besoin, les redoutent incomparablement moins et sont plus enclins Ă la dissipation que ceux qui ne connaissent ces maux que par ouĂŻ-dire. Ă la premiĂšre catĂ©gorie appartiennent tous ceux qui, par nâimporte quel coup de fortune ou par des talents spĂ©ciaux quelconques, ont passĂ© rapidement de la pauvretĂ© Ă lâaisance ; Ă lâautre, ceux qui sont nĂ©s avec de la fortune et qui lâont conservĂ©e. Tous ceux-ci sâinquiĂštent plus de lâavenir que les premiers et sont plus Ă©conomes. On pourrait en conclure que le besoin nâest pas une aussi mauvaise chose quâil paraĂźt lâĂȘtre, vu de loin. Cependant la vĂ©ritable raison doit ĂȘtre plutĂŽt la suivante câest que pour lâhomme nĂ© avec une fortune patrimoniale la richesse apparaĂźt comme quelque chose dâindispensable, comme lâĂ©lĂ©ment de la seule existence possible, au mĂȘme titre que lâair ; aussi la soignera-t-il comme sa propre vie et sera-t-il gĂ©nĂ©ralement rangĂ©, prĂ©voyant et Ă©conome. Au contraire, pour celui qui dĂšs sa naissance a vĂ©cu dans la pauvretĂ©, câest celle-ci qui semblera la condition naturelle ; la richesse, qui, par nâimporte quelle voie, pourra lui Ă©choir plus tard, lui paraĂźtra un superflu, bon seulement pour en jouir et la gaspiller ; il se dit que, lorsquâelle aura disparu de nouveau, il saura se tirer dâaffaire sans elle tout comme auparavant, et que, de plus, il sera dĂ©livrĂ© dâun souci. Câest le cas de dire avec Shakespeare The adage must be verified, That beggars mounted run their horse to VI, P. 3, A. 1. Il faut que le proverbe se vĂ©rifie Le mendiant Ă cheval fait galoper sa bĂȘte Ă mort. Ajoutons encore que ces gens-lĂ possĂšdent non pas tant dans leur tĂȘte que dans le cĆur une ferme et excessive confiance dâune part dans leur chance et dâautre part dans leurs propres ressources, qui les ont dĂ©jĂ aidĂ©s Ă se tirer du besoin et de lâindigence ; ils ne considĂšrent pas la misĂšre, ainsi que le font les riches de naissance, comme un abĂźme sans fond, mais comme un bas-fond quâil leur suffit de frapper du pied pour remonter Ă la surface. Câest par cette mĂȘme particularitĂ© humaine quâon peut expliquer comment des femmes, pauvres avant leur mariage, sont trĂšs souvent plus exigeantes et plus dĂ©pensiĂšres que celles qui ont fourni une grosse dot ; en effet, la plupart du temps, les filles riches nâapportent pas seulement de la fortune, mais aussi plus de zĂšle, pour ainsi dire plus dâinstinct hĂ©rĂ©ditaire Ă la conserver que les pauvres. Toutefois ceux qui voudraient soutenir la thĂšse contraire trouveront une autoritĂ© dans la premiĂšre satire de lâArioste ; en revanche, le docteur Johnson se range Ă mon avis A woman of fortune being used to the handling of money, spends it judiciously but a woman who gets the command of money for the first time upon her marriage, has such a gust in spending it, that she throws it away with great profusion » voir Boswell, Life of Johnson, vol. III, p. 199, Ă©dit. 1821 Une femme riche, Ă©tant habituĂ©e Ă manier de lâargent, le dĂ©pense judicieusement ; mais celle qui par son mariage se trouve placĂ©e pour la premiĂšre fois Ă la tĂȘte dâune fortune, trouve tant de goĂ»t Ă dĂ©penser quâelle jette lâargent avec une grande profusion. Je conseillerais, en tout cas, Ă qui Ă©pouse une fille pauvre, de lui lĂ©guer non pas un capital, mais une simple rente, et surtout de veiller Ă ce que la fortune des enfants ne tombe pas entre ses mains. Je ne crois nullement faire quelque chose qui soit indigne de ma plume en recommandant ici le soin de conserver sa fortune, gagnĂ©e ou hĂ©ritĂ©e ; car câest un avantage inapprĂ©ciable de possĂ©der tout acquise une fortune, quand elle ne suffirait mĂȘme quâĂ permettre de vivre aisĂ©ment, seul et sans famille, dans une vĂ©ritable indĂ©pendance, câest-Ă -dire sans avoir besoin de travailler ; câest lĂ ce qui constitue lâimmunitĂ© qui exempte des misĂšres et des tourments attachĂ©s Ă la vie humaine ; câest lâĂ©mancipation de la corvĂ©e gĂ©nĂ©rale qui est le destin propre des enfants de la terre. Ce nâest que par cette faveur du sort que nous sommes vraiment homme nĂ© libre ; Ă cette seule condition, on est rĂ©ellement sui juris, maĂźtre de son temps et de ses forces, et lâon dira chaque matin La journĂ©e mâappartient. » Aussi, entre celui qui a mille Ă©cus de rente et celui qui en a cent mille, la diffĂ©rence est-elle infiniment moindre quâentre le premier et celui qui nâa rien. Mais la fortune patrimoniale atteint sa plus haute valeur lorsquâelle Ă©choit Ă celui qui, douĂ© de forces intellectuelles supĂ©rieures, poursuit des dessins dont la rĂ©alisation ne sâaccommode pas Ă un travail pour vivre placĂ© dans ces conditions, cet homme est doublement dotĂ© par le sort ; il peut maintenant vivre tout Ă son gĂ©nie, et il payera au centuple sa dette envers lâhumanitĂ© en produisant ce que nul autre ne pourrait produire et en crĂ©ant ce qui constituera le bien et en mĂȘme temps lâhonneur de la communautĂ© humaine. Tel autre, placĂ© dans une situation aussi favorisĂ©e, mĂ©ritera bien de lâhumanitĂ© par ses Ćuvres philanthropiques. Quant Ă celui qui, possĂ©dant un patrimoine, ne produit rien de semblable, dans quelque mesure que ce soit, fĂ»t-ce Ă titre dâessai, ou qui par des Ă©tudes sĂ©rieuses ne se crĂ©e pas au moins la possibilitĂ© de faire progresser une science, celui-lĂ nâest quâun fainĂ©ant mĂ©prisable. Il ne sera pas heureux non plus, car le fait dâĂȘtre affranchi du besoin le transporte Ă lâautre pĂŽle de la misĂšre humaine, lâennui, qui le torture tellement quâil serait bien plus heureux si le besoin lui avait imposĂ© une occupation. Cet ennui le fera se jeter facilement dans des extravagances qui lui raviront cette fortune dont il nâĂ©tait pas digne. En rĂ©alitĂ©, une foule de gens ne sont dans lâindigence que pour avoir dĂ©pensĂ© leur argent pendant quâils en avaient, afin de procurer un soulagement momentanĂ© Ă lâennui qui les oppressait. Les choses se passent tout autrement quand le but quâon poursuit est de sâĂ©lever haut dans le service de lâĂtat ; quand il sâagit, par consĂ©quent, dâacquĂ©rir de la faveur, des amis, des relations, au moyen desquels on puisse monter de degrĂ© en degrĂ© et arriver peut-ĂȘtre un jour aux postes les plus Ă©levĂ©s en pareil cas, il vaut mieux, au fond, ĂȘtre venu au monde sans la moindre fortune. Pour un individu surtout qui nâest pas de la noblesse et qui a quelque talent, ĂȘtre un pauvre gueux constitue un avantage rĂ©el et une recommandation. Car ce que chacun recherche et aime avant tout, non seulement dans la simple conversation, mais encore, a fortiori dans le service public, câest lâinfĂ©rioritĂ© de lâautre. Or il nây a quâun gueux qui soit convaincu et pĂ©nĂ©trĂ© de son infĂ©rioritĂ© profonde, entiĂšre, indiscutable, omnilatĂ©rale, de sa totale insignifiance et de sa nullitĂ©, au degrĂ© voulu par la circonstance. Un gueux seul sâincline assez souvent et assez longtemps, et sait courber son Ă©chine en rĂ©vĂ©rences de 90 degrĂ©s bien comptĂ©s lui seul endure tout avec le sourire aux lĂšvres, seul il reconnaĂźt que les mĂ©rites nâont aucune valeur ; seul il vante comme chefs-dâĆuvre, publiquement, Ă haute voix ou en gros caractĂšres dâimpression, les inepties littĂ©raires de ses supĂ©rieurs ou des hommes influents en gĂ©nĂ©ral ; seul il sâentend Ă mendier ; par suite, lui seul peut ĂȘtre initiĂ© Ă temps, câest-Ă -dire dĂšs sa jeunesse, Ă cette vĂ©ritĂ© cachĂ©e que GĆthe nous a dĂ©voilĂ©e en ces termes Ueberâs NiedertrĂ€chlige Niemand sich beklage Deim es ist das MĂ€chtige, Wos raan dir auch O., Divan. Que nul ne se plaigne de la bassesse, car câest la puissance, quoi que lâon vous dise. â Trad. Porchat. Celui-lĂ , au contraire, qui tient de ses parents une fortune suffisante pour vivre sera dâordinaire rĂ©calcitrant ; il est habituĂ© Ă marcher tĂȘte levĂ©e ; il nâa pas appris tous ces tours de souplesse ; peut-ĂȘtre mĂȘme sâavise-t-il de se prĂ©valoir de certains talents quâil possĂšde et dont il devrait plutĂŽt comprendre lâinsuffisance en face de ce qui se passe avec le mĂ©diocre et rampant[5] ; il est capable aussi de remarquer lâinfĂ©rioritĂ© de ceux qui sont placĂ©s au-dessus de lui, et enfin, quand les choses en arrivent Ă ĂȘtre indignes, il devient rĂ©tif et ombrageux. On ne se pousse pas avec cela dans le monde, et il pourra lui arriver finalement de dire avec cet impudent Voltaire Nous nâavons que deux jours Ă vivre ; ce nâest pas la peine de les passer Ă ramper sous des coquins mĂ©prisables. » Malheureusement, soit dit en passant, coquin mĂ©prisable est un attribut pour lequel il existe diantrement de sujets dans ce monde. Nous pouvons donc voir que ce que dit JuvĂ©nal Haud facile emergunt, quorum virtutibus obstat Res angusta II, v. 164. Difficilement le mĂ©rite se fait jour, quand il est aux prises avec le besoin. â Trad. Ă©d. Dubochet. sâapplique plutĂŽt Ă la carriĂšre des gens Ă©minents quâĂ celle des gens du monde. Parmi les choses que lâon possĂšde, je nâai pas comptĂ© femme et enfants, car on est plutĂŽt possĂ©dĂ© par eux. On pourrait avec plus de raison y comprendre les amis ; mais ici Ă©galement le propriĂ©taire doit, dans la mĂȘme mesure, ĂȘtre aussi la propriĂ©tĂ© de lâautre. CHAPITRE IV DE CE QUE LâON REPRĂSENTE I. â De lâopinion dâautrui. Ce que nous reprĂ©sentons, ou, en dâautres termes, notre existence dans lâopinion dâautrui, est, par suite dâune faiblesse particuliĂšre de notre nature, gĂ©nĂ©ralement beaucoup trop prisĂ©, bien que la moindre rĂ©flexion puisse nous apprendre quâen soi cela est de nulle importance pour notre bonheur. Aussi a-t-on peine Ă sâexpliquer la grande satisfaction intĂ©rieure quâĂ©prouve tout homme des quâil aperçoit une marque de lâopinion favorable des autres et dĂšs quâon flatte sa vanitĂ©, nâimporte comment. Aussi infailliblement que le chat se met Ă filer quand on lui caresse le dos, aussi sĂ»rement on voit une douce extase se peindre sur la figure de lâhomme quâon loue, surtout quand la louange porte sur le domaine de ses prĂ©tentions, et quand mĂȘme elle serait un mensonge palpable. Les marques de lâapprobation des autres le consolent souvent dâun malheur rĂ©el ou de la parcimonie avec laquelle coulent pour lui les deux sources principales de bonheur dont nous avons traitĂ© jusquâici. RĂ©ciproquement, il est Ă©tonnant de voir combien il est infailliblement chagrinĂ©, et bien des fois douloureusement affectĂ© par toute lĂ©sion de son ambition, en quelque sens, Ă quelque degrĂ© ou sous quelque rapport que ce soit, par tout dĂ©dain, par toute nĂ©gligence, par le moindre manque dâĂ©gards. En tant que servant de base au sentiment de lâhonneur, cette propriĂ©tĂ© peut avoir une influence salutaire sur la bonne conduite de beaucoup de gens, en guise de succĂ©danĂ© de leur moralitĂ© ; mais quant Ă son action sur le bonheur rĂ©el de lâhomme et surtout sur le repos de lâĂąme et sur lâindĂ©pendance, ces deux conditions si nĂ©cessaires au bonheur, elle est plutĂŽt perturbatrice et nuisible que favorable. Câest pourquoi, Ă notre point de vue, il est prudent de lui poser des limites et, par de sages rĂ©flexions et une juste apprĂ©ciation de la valeur des biens, de modĂ©rer cette grande susceptibilitĂ© Ă lâĂ©gard de lâopinion dâautrui, aussi bien pour le cas oĂč on la caresse que pour celui oĂč on la froisse, car les deux tiennent au mĂȘme fil. Autrement, nous restons esclaves de lâopinion et du sentiment des autres Sic leve, sic parvum est, animum quod laudis avarum Subruit ac reficit. Tellement ce qui abat ou rĂ©conforte une Ăąme avide de louange peut ĂȘtre frivole et petit. Par consĂ©quent, une juste apprĂ©ciation de la valeur de ce que lâon est en soi-mĂȘme et par soi-mĂȘme, comparĂ©e Ă ce quâon est seulement aux yeux dâautrui, contribuera beaucoup Ă notre bonheur. Le premier terme de la comparaison comprend tout ce qui remplit le temps de notre propre existence, le contenu intime de celle-ci et, partant, tous les biens que nous avons examinĂ©s dans les chapitres intitulĂ©s De ce que lâon est et De ce que lâon a. Car le lieu oĂč se trouve la sphĂšre dâaction de tout cela, câest la propre conscience de lâhomme. Au contraire, le lieu de tout ce que nous sommes pour les autres, câest la conscience dâautrui ; câest la figure sous laquelle nous y apparaissons, ainsi que les notions qui sây rĂ©fĂšrent[6]. Or ce sont lĂ des choses qui, directement, nâexistent pas du tout pour nous ; tout cela nâexiste quâindirectement, câest-Ă -dire quâautant quâil dĂ©termine la conduite des autres envers nous. Et ceci mĂȘme nâentre rĂ©ellement en considĂ©ration quâautant que cela influe sur ce qui pourrait modifier ce que nous sommes en et par nous-mĂȘmes. Ă part cela, ce qui se passe dans une conscience Ă©trangĂšre nous est, Ă ce titre, parfaitement indiffĂ©rent, et, Ă notre tour, nous y deviendrons indiffĂ©rent Ă mesure que nous connaĂźtrons suffisamment la superficialitĂ© et la futilitĂ© des pensĂ©es, les bornes Ă©troites des notions, la petitesse des sentiments, lâabsurditĂ© des opinions et le nombre considĂ©rable dâerreurs que lâon rencontre dans la plupart des cervelles ; Ă mesure aussi que nous apprendrons par expĂ©rience avec quel mĂ©pris lâon parle, Ă lâoccasion, de chacun de nous, dĂšs quâon ne nous craint pas ou quand on croit que nous ne le saurons pas ; mais surtout quand nous aurons entendu une fois avec quel dĂ©dain une demi-douzaine dâimbĂ©ciles parlent de lâhomme le plus distinguĂ©. Nous comprendrons alors quâattribuer une haute valeur Ă lâopinion des hommes, câest leur faire trop dâhonneur. En tout cas, câest ĂȘtre rĂ©duit Ă une misĂ©rable ressource que de ne pas trouver le bonheur dans les classes de biens dont nous avons dĂ©jĂ parlĂ© et de devoir le chercher dans cette troisiĂšme, autrement dit, dans ce quâon est non dans la rĂ©alitĂ©, mais dans lâimagination dâautrui. En thĂšse gĂ©nĂ©rale, câest notre nature animale qui est la base de notre ĂȘtre, et par consĂ©quent aussi de notre bonheur. Lâessentiel pour le bien-ĂȘtre, câest donc la santĂ© et ensuite les moyens nĂ©cessaires Ă notre entretien, et par consĂ©quent une existence libre de soucis. Lâhonneur, lâĂ©clat, la grandeur, la gloire, quelque valeur quâon leur attribue, ne peuvent entrer en concurrence avec ces biens essentiels ni les remplacer ; bien au contraire, le cas Ă©chĂ©ant, on nâhĂ©siterait pas un instant Ă les Ă©changer contre les autres. Il sera donc trĂšs utile pour notre bonheur, de connaĂźtre Ă temps ce fait si simple que chacun vit dâabord et effectivement dans sa propre peau et non dans lâopinion des autres, et quâalors naturellement notre condition rĂ©elle et personnelle, telle quâelle est dĂ©terminĂ©e par la santĂ©, le tempĂ©rament, les facultĂ©s intellectuelles, le revenu, la femme, les enfants, le logement, etc., est cent fois plus importante pour notre bonheur que ce quâil plaĂźt aux autres de faire de nous. Lâillusion contraire rend malheureux. SâĂ©crier avec emphase Lâhonneur passe avant la vie, » câest dire en rĂ©alitĂ© La vie et la santĂ© ne sont rien ; ce que les autres pensent de nous, voilĂ lâaffaire. » Tout au plus cette maxime peut-elle ĂȘtre considĂ©rĂ©e comme une hyperbole au fond de laquelle se trouve cette prosaĂŻque vĂ©ritĂ© que, pour avancer et se maintenir parmi les hommes, lâhonneur, câest-Ă -dire leur opinion Ă notre Ă©gard, est souvent dâune utilitĂ© indispensable je reviendrai plus loin sur ce sujet. Lorsquâon voit, au contraire, comment presque tout ce que les hommes poursuivent pendant leur vie entiĂšre, au prix dâefforts incessants, de mille dangers et de mille amertumes, a pour dernier objet de les Ă©lever dans lâopinion, car non seulement les emplois, les titres et les cordons, mais encore la richesse et mĂȘme la science[7] et les arts sont, au fond, recherchĂ©s principalement dans ce seul but, lorsquâon voit que le rĂ©sultat dĂ©finitif auquel on travaille Ă arriver est dâobtenir plus de respect de la part des autres, tout cela ne prouve, hĂ©las ! que la grandeur de la folie humaine. Attacher beaucoup trop de valeur Ă lâopinion est une superstition universellement dominante ; quâelle ait ses racines dans notre nature mĂȘme, ou quâelle ait suivi la naissance des sociĂ©tĂ©s et de la civilisation, il est certain quâelle exerce en tout cas sur toute notre conduite une influence dĂ©mesurĂ©e et hostile Ă notre bonheur. Cette influence, nous pouvons la poursuivre depuis le point oĂč elle se montre sous la forme dâune dĂ©fĂ©rence anxieuse et servile pour le quâen-dira-t-on jusquâĂ celui oĂč elle plonge le poignard de Virginius dans le sein de sa fille, ou bien oĂč elle entraĂźne lâhomme Ă sacrifier Ă sa gloire posthume son repos, sa fortune, sa santĂ© et jusquâĂ sa vie. Ce prĂ©jugĂ© offre, il est vrai, Ă celui qui est appelĂ© Ă rĂ©gner sur les hommes ou en gĂ©nĂ©ral Ă les guider, une ressource commode ; aussi le prĂ©cepte dâavoir Ă tenir en Ă©veil ou Ă stimuler le sentiment de lâhonneur occupe-t-il une place principale dans toutes les branches de lâart de dresser les hommes ; mais, Ă lâĂ©gard du bonheur propre de lâindividu, et câest lĂ ce qui nous occupe ici, il en est tout autrement, et nous devons au contraire le dissuader dâattacher trop de prix Ă lâopinion des autres. Si, nĂ©anmoins, ainsi que nous lâapprend lâexpĂ©rience, le fait se prĂ©sente chaque jour ; si ce que la plupart des gens estiment le plus est prĂ©cisĂ©ment lâopinion dâautrui Ă leur Ă©gard, et sâils sâen prĂ©occupent plus que de ce qui, se passant dans leur propre conscience, existe immĂ©diatement pour eux ; si donc, par un renversement de lâordre naturel, câest lâopinion qui leur semble ĂȘtre la partie rĂ©elle de leur existence, lâautre ne leur paraissant en ĂȘtre que la partie idĂ©ale ; sâils font de ce qui est dĂ©rivĂ© et secondaire lâobjet principal, et si lâimage de leur ĂȘtre dans la tĂȘte des autres leur tient plus Ă cĆur que leur ĂȘtre lui-mĂȘme ; cette apprĂ©ciation directe de ce qui, directement, nâexiste pour personne, constitue cette folie Ă laquelle on a donnĂ© le nom de vanitĂ©, vanitas », pour indiquer par lĂ le vide et le chimĂ©rique de cette tendance. On peut facilement comprendre aussi, par ce que nous avons dit plus haut, quâelle appartient Ă cette catĂ©gorie dâerreurs qui consistent Ă oublier le but pour les moyens, comme lâavarice. En effet, le prix que nous mettons Ă lâopinion et notre constante prĂ©occupation Ă cet Ă©gard dĂ©passent presque toute portĂ©e raisonnable, tellement que cette prĂ©occupation peut ĂȘtre considĂ©rĂ©e comme une espĂšce de manie rĂ©pandue gĂ©nĂ©ralement, ou plutĂŽt innĂ©e. Dans tout ce que nous faisons comme dans tout ce que nous nous abstenons de faire, nous considĂ©rons lâopinion des autres avant toute chose presque, et câest de ce souci quâaprĂšs un examen plus approfondi nous verrons naĂźtre environ la moitiĂ© des tourments et des angoisses que nous ayons jamais Ă©prouvĂ©s. Car câest cette prĂ©occupation que nous retrouvons au fond de tout notre amour-propre, si souvent lĂ©sĂ©, parce quâil est si maladivement susceptible, au fond de toutes nos vanitĂ©s et de toutes nos prĂ©tentions, comme au fond de notre somptuositĂ© et de notre ostentation. Sans cette prĂ©occupation, sans cette rage, le luxe ne serait pas le dixiĂšme de ce quâil est. Sur elle repose tout notre orgueil, point dâhonneur et puntiglio », de quelque espĂšce quâil soit et Ă quelque sphĂšre quâil appartienne, â et que de victimes ne rĂ©clame-t-elle pas souvent ! Elle se montre dĂ©jĂ dans lâenfant, puis Ă chaque Ăąge de la vie ; mais elle atteint toute sa force dans lâĂąge avancĂ©, parce quâĂ ce moment lâaptitude aux jouissances sensuelles ayant tari, vanitĂ© et orgueil nâont plus Ă partager lâempire quâavec lâavarice. Cette fureur sâobserve le plus distinctement dans les Français, chez lesquels elle rĂšgne endĂ©miquement et se manifeste souvent par lâambition la plus sotte, par la vanitĂ© nationale la plus ridicule et la fanfaronnade la plus Ă©hontĂ©e ; mais leurs prĂ©tentions sâannulent par lĂ mĂȘme, car elles les livrent Ă la risĂ©e des autres nations et ont fait un sobriquet du nom de grande nation[8]. Pour expliquer plus clairement tout ce que nous avons exposĂ© jusquâici sur la dĂ©mence quâil y a Ă se prĂ©occuper dĂ©mesurĂ©ment de lâopinion dâautrui, je veux rapporter un exemple bien frappant de cette folie enracinĂ©e dans la nature humaine ; cet exemple est favorisĂ© dâun effet de lumiĂšre rĂ©sultant de la rencontre de circonstances propices et dâun caractĂšre appropriĂ© ; cela nous permettra de bien Ă©valuer la force de ce bizarre moteur des actions humaines. Câest le passage suivant du rapport dĂ©taillĂ© publiĂ© par le Times du 31 mars 1846, sur lâexĂ©cution rĂ©cente du nommĂ© Thomas Wix, un ouvrier qui avait assassinĂ© son patron par vengeance Dans la matinĂ©e du jour fixĂ© pour lâexĂ©cution, le rĂ©vĂ©rend chapelain de la prison se rendit auprĂšs de lui. Mais Wix, quoique trĂšs calme, nâĂ©coutait pas ses exhortations ; sa seule prĂ©occupation Ă©tait de rĂ©ussir Ă montrer un courage extrĂȘme en prĂ©sence de la foule qui allait assister Ă sa honteuse fin. Et il y est parvenu. ArrivĂ© dans le prĂ©au quâil avait Ă traverser pour atteindre le gibet Ă©levĂ© tout contre la prison, il sâĂ©cria Eh bien, comme disait le Dr Dodd, je vais connaĂźtre bientĂŽt le grand mystĂšre ! » â Quoique ayant les bras attachĂ©s, il monta sans aide lâĂ©chelle de la potence ; arrivĂ© au sommet, il fit Ă droite et Ă gauche des saluts aux spectateurs, et la multitude rassemblĂ©e y rĂ©pondit, en rĂ©compense, par des acclamations formidables, etc. » Avoir la mort, sous sa forme la plus effrayante, devant les yeux avec lâĂ©ternitĂ© derriĂšre elle, et ne se prĂ©occuper uniquement que de lâeffet que lâon produira sur la masse des badauds accourus et de lâopinion quâon laissera aprĂšs soi dans leurs tĂȘtes, nâest-ce pas lĂ un Ă©chantillon unique dâambition ? Lecomte qui, dans la mĂȘme annĂ©e, fut guillotinĂ© Ă Paris pour tentative de rĂ©gicide, regrettait principalement, pendant son procĂšs, de ne pouvoir se prĂ©senter vĂȘtu convenablement devant la Chambre des pairs, et mĂȘme, au moment de lâexĂ©cution, son grand chagrin Ă©tait quâon ne lui eĂ»t pas permis de se raser avant. Il en Ă©tait de mĂȘme jadis ; câest ce que nous pouvons voir dans lâintroduction dĂ©claration dont Mateo Aleman fait prĂ©cĂ©der son cĂ©lĂšbre roman Guzman dâAlfarache, oĂč il rapporte que beaucoup de criminels Ă©garĂ©s dĂ©robent leurs derniĂšres heures au soin du salut de leur Ăąme, auquel ils devraient les employer exclusivement, pour terminer et apprendre par cĆur un petit sermon quâils voudraient dĂ©biter du haut du gibet. Nous pouvons retrouver notre propre image dans des traits pareils ; car ce sont les exemples de taille colossale qui fournissent les explications les plus Ă©videntes en toute matiĂšre. Pour nous tous, le plus souvent, nos prĂ©occupations, nos chagrins, les soucis rongeurs, nos colĂšres, nos inquiĂ©tudes, nos efforts, etc., ont en vue presque entiĂšrement lâopinion des autres et sont aussi absurdes que ceux des pauvres diables citĂ©s plus haut. Lâenvie et la haine partent Ă©galement, en grande partie, de la mĂȘme racine. Rien Ă©videmment ne contribuerait davantage Ă notre bonheur, composĂ© principalement de calme dâesprit et de contentement, que de limiter la puissance de ce mobile, de lâabaissera un degrĂ© que la raison puisse justifier au 1/50 par exemple et dâarracher ainsi de nos chairs cette Ă©pine qui les dĂ©chire. NĂ©anmoins la chose est bien difficile ; nous avons affaire ici Ă un travers naturel et innĂ© Etiam sapientibus cupido gloriĂŠ novissima exuitur, » dit Tacite Hist. IV, 6 La passion de la gloire est la derniĂšre dont les sages mĂȘmes se dĂ©pouillent ; trad. Ă©dition Dubochet, Paris ; 1850. Le seul moyen de nous dĂ©livrer de cette folie universelle, serait de la reconnaĂźtre distinctement pour une folie, et, Ă cet effet, de nous rendre bien clairement compte Ă quel point la plupart des opinions, dans les tĂȘtes des hommes, sont le plus souvent fausses, de travers, erronĂ©es et absurdes ; combien lâopinion des autres a peu dâinfluence rĂ©elle sur nous dans la plupart des cas et des choses ; combien en gĂ©nĂ©ral elle est mĂ©chante, tellement quâil nâest personne qui ne tombĂąt malade de colĂšre sâil entendait sur quel ton on parle et tout ce quâon dit de lui ; combien enfin lâhonneur lui-mĂȘme nâa, Ă proprement parler, quâune valeur indirecte et non immĂ©diate, etc. Si nous pouvions rĂ©ussir Ă opĂ©rer la guĂ©rison de cette folie gĂ©nĂ©rale, nous gagnerions infiniment en calme dâesprit et en contentement, et nous acquerrions en mĂȘme temps une contenance plus ferme et plus sĂ»re, une allure beaucoup plus dĂ©gagĂ©e et plus naturelle. Lâinfluence toute bienfaisante dâune vie retirĂ©e sur notre tranquillitĂ© dâĂąme et sur notre satisfaction, provient en grande partie de ce quâelle nous soustrait Ă lâobligation de vivre constamment sous les regards des autres et, par suite, nous enlĂšve Ă la prĂ©occupation incessante de leur opinion possible ce qui a pour effet de nous rendre Ă nous-mĂȘmes. De cette façon, nous Ă©chapperons Ă©galement Ă beaucoup de malheurs rĂ©els dont la cause unique est cette aspiration purement idĂ©ale ou, plus correctement dit, cette dĂ©plorable folie ; il nous restera aussi la facultĂ© de donner plus de soin aux biens rĂ©els que nous pourrons goĂ»ter alors sans en ĂȘtre distrait. Mais, ÏαλΔÏα Ïα Îșαλα », nous lâavons dĂ©jĂ dit. Cette folie de notre nature, que nous venons de dĂ©crire, pousse trois rejetons principaux lâambition, la vanitĂ© et lâorgueil. Entre ces deux derniers, la diffĂ©rence consiste en ce que lâorgueil est la conviction dĂ©jĂ fermement acquise de notre propre haute valeur sous tous les rapports ; la vanitĂ©, au contraire, est le dĂ©sir de faire naĂźtre cette conviction chez les autres et, dâordinaire, avec le secret espoir de pouvoir par la suite nous lâapproprier aussi. Ainsi lâorgueil est la haute estime de soi-mĂȘme, procĂ©dant de lâintĂ©rieur, donc directe ; la vanitĂ©, au contraire, est la tendance Ă lâacquĂ©rir du dehors, donc indirectement. Câest pourquoi la vanitĂ© rend causeur ; lâorgueil, taciturne. Mais le vaniteux devrait savoir que la haute opinion dâautrui, Ă laquelle il aspire, sâobtient beaucoup plus vite et plus sĂ»rement en gardant un silence continu quâen parlant, quand on aurait les plus belles choses du monde Ă dire. Nâest pas orgueilleux qui veut ; tout au plus peut affecter lâorgueil qui veut ; mais ce dernier sortira bientĂŽt de son rĂŽle, comme de tout rĂŽle empruntĂ©. Car ce qui rend rĂ©ellement orgueilleux, câest uniquement la ferme, lâintime, lâinĂ©branlable conviction de mĂ©rites supĂ©rieurs et dâune valeur Ă part. Cette conviction peut ĂȘtre erronĂ©e, ou bien reposer sur des mĂ©rites simplement extĂ©rieurs et conventionnels ; peu importe Ă lâorgueil, pourvu quâelle soit rĂ©elle et sĂ©rieuse. Puisque lâorgueil a sa racine dans la conviction, il sera, comme toute notion, en dehors de notre volontĂ© libre. Son pire ennemi, je veux dire son plus grand obstacle, est la vanitĂ© qui brigue lâapprobation dâautrui pour fonder ensuite sur celle-ci la propre haute opinion de soi-mĂȘme, tandis que lâorgueil suppose une opinion dĂ©jĂ fermement assise. Quoique lâorgueil soit gĂ©nĂ©ralement blĂąmĂ© et dĂ©criĂ©, je suis nĂ©anmoins tentĂ©, de croire que cela vient principalement de ceux qui nâont rien dont ils puissent sâenorgueillir. Vu lâimpudence et la stupide arrogance de la plupart des hommes, tout ĂȘtre qui possĂšde des mĂ©rites quelconques fera trĂšs bien de les mettre en vue lui-mĂȘme, afin de ne pas les laisser tomber dans un oubli complet ; car celui qui, bĂ©nĂ©volement, ne cherche pas Ă sâen prĂ©valoir et se conduit avec les gens comme sâil Ă©tait en tout leur semblable, ne tardera pas Ă ĂȘtre en toute sincĂ©ritĂ© considĂ©rĂ© par eux comme de leurs Ă©gaux. Je voudrais recommander dâen agir ainsi Ă ceux-lĂ surtout dont les mĂ©rites sont de lâordre le plus Ă©levĂ©, des mĂ©rites rĂ©els, par consĂ©quent purement personnels, attendu que ceux-ci ne peuvent pas, comme les dĂ©corations et les titres, ĂȘtre rappelĂ©s Ă tout instant Ă la mĂ©moire par une impression des sens ; autrement, ils verront trop souvent se rĂ©aliser le sus Minervam le pourceau qui en remontre Ă Minerve. Un excellent proverbe arabe dit Plaisante avec lâesclave, il te montrera bientĂŽt le derriĂšre. » La maxime dâHorace Sume superbiam quĂŠsitam meritis » Conserve le noble orgueil qui revient au mĂ©rite nâest pas non plus Ă dĂ©daigner. La modestie est bien une vertu inventĂ©e principalement Ă lâusage des coquins, car elle exige que chacun parle de soi comme sâil en Ă©tait un cela Ă©tablit une Ă©galitĂ© de niveau admirable et produit la mĂȘme apparence que sâil nây avait en gĂ©nĂ©ral que des coquins. Cependant lâorgueil au meilleur marchĂ©, câest lâorgueil national. Il trahit chez celui qui en est atteint lâabsence de qualitĂ©s individuelles dont il puisse ĂȘtre fier, car, sans cela, il nâaurait pas recours Ă celles quâil partage avec tant de millions dâindividus. Quiconque possĂšde des mĂ©rites personnels distinguĂ©s reconnaĂźtra, au contraire, plus clairement les dĂ©fauts de sa propre nation, puisquâil lâa toujours prĂ©sente Ă la vue. Mais tout piteux imbĂ©cile, qui nâa rien au monde dont il puisse sâenorgueillir, se rejette sur cette derniĂšre ressource, dâĂȘtre fier de la nation Ă laquelle il se trouve appartenir par hasard ; câest lĂ -dessus quâil se rattrape, et, dans sa gratitude, il est prĂȘt Ă dĂ©fendre ÏÏ
Ο ÎșαÎč λαΟ du poing et du pied tous les dĂ©fauts et toutes les sottises propres Ă cette nation. Ainsi, sur cinquante Anglais, par exemple, on en trouvera Ă peine un seul qui Ă©lĂšve la voix pour vous approuver quand vous parlerez avec un juste mĂ©pris du bigotisme stupide et dĂ©gradant de sa nation ; mais ce seul individu sera certainement un homme de tĂȘte. Les Allemands nâont pas lâorgueil national[9] et prouvent ainsi cette honnĂȘtetĂ© dont ils ont la rĂ©putation ; en revanche, câest tout le contraire que prouvent ceux dâentre les Allemands qui professent et affectent ridiculement cet orgueil, comme le font principalement les deutschen BrĂŒder et les dĂ©mocrates, qui flattent le peuple afin de le sĂ©duire. On prĂ©tend bien que les Allemands auraient inventĂ© la poudre ; mais je ne suis pas de cet avis. Lichtenberg pose aussi la question suivante Pourquoi un homme qui nâest pas un Allemand se fera-t-il rarement passer pour tel ? et pourquoi, quand il veut se faire passer pour quelque chose, se fera-t-il passer dâordinaire pour Français ou Anglais ? Au reste, lâindividualitĂ©, dans tout homme, est chose autrement importante que la nationalitĂ© et mĂ©rite mille fois plus que cette derniĂšre dâĂȘtre prise en considĂ©ration. HonnĂȘtement, on ne pourra jamais dire grand bien dâun caractĂšre national, puisque national » veut dire quâil appartient Ă une foule. Câest plutĂŽt la petitesse dâesprit, la dĂ©raison et la perversitĂ© de lâespĂšce humaine qui seules ressortent dans chaque pays, sous une forme diffĂ©rente, et câest celle-ci que lâon appelle le caractĂšre national. DĂ©goĂ»tĂ© de lâun, nous en louons un autre, jusquâau moment oĂč celui-ci nous inspire le mĂȘme sentiment. Chaque nation se moque de lâautre, et toutes ont raison. La matiĂšre de ce chapitre peut ĂȘtre classĂ©e, nous lâavons dit, en honneur, rang et gloire. II. â Le rang. Quant au rang, quelque important quâil paraisse aux yeux de la foule et des philistins, » et quelque grande que puisse ĂȘtre son utilitĂ© comme rouage dans la machine de lâĂtat, nous en aurons fini avec lui en peu de mots, pour atteindre notre but. Câest une valeur de convention, ou, plus correctement, une valeur simulĂ©e ; son action a pour rĂ©sultat une considĂ©ration simulĂ©e, et le tout est une comĂ©die pour la foule. Les dĂ©corations sont des lettres de change tirĂ©es sur lâopinion publique ; leur valeur repose sur le crĂ©dit du tireur. En attendant, et sans parler de tout lâargent quâelles Ă©pargnent Ă lâĂtat en remplaçant les rĂ©compenses pĂ©cuniaires, elles nâen sont pas moins une institution des plus heureuses, supposĂ© que leur distribution se fasse avec discernement et Ă©quitĂ©. En effet, la foule a des yeux et des oreilles, mais elle nâa guĂšre davantage ; elle a surtout infiniment peu de jugement, et sa mĂ©moire mĂȘme est courte. Certains mĂ©rites sont tout Ă fait hors de la portĂ©e de sa comprĂ©hension ; il y en a dâautres quâelle comprend et acclame Ă leur apparition, mais quâelle a bien vite fait dâoublier. Cela Ă©tant, je trouve tout Ă fait convenable, partout et toujours, de crier Ă la foule, par lâorgane dâune croix ou dâune Ă©toile Cet homme que vous voyez nâest pas de vos pareils ; il a des mĂ©rites ! » Cependant, par une distribution injuste, dĂ©raisonnable ou excessive, les dĂ©corations perdent leur prix ; aussi un prince devrait-il apporter autant de circonspection Ă en accorder quâun commerçant Ă signer des lettres de change. Lâinscription Pour le mĂ©rite, » sur une croix, est un plĂ©onasme ; toute dĂ©coration devrait ĂȘtre pour le mĂ©rite, ça va sans dire »[10]. III. â Lâhonneur. La discussion de lâhonneur sera beaucoup plus difficile et plus longue que celle du rang. Avant tout, nous aurons Ă le dĂ©finir. Si Ă cet effet je disais Lâhonneur est la conscience extĂ©rieure, et la conscience est lâhonneur intĂ©rieur », cette dĂ©finition pourrait peut-ĂȘtre plaire Ă quelques-uns ; mais ce serait lĂ une explication brillante plutĂŽt que nette et bien fondĂ©e. Aussi dirai-je Lâhonneur est, objectivement, lâopinion quâont les autres de notre valeur, et, subjectivement, la crainte que nous inspire cette opinion. En cette derniĂšre qualitĂ©, il a souvent une action trĂšs salutaire, quoique nullement fondĂ©e en morale pure, sur lâhomme dâhonneur. » La racine et lâorigine de ce sentiment de lâhonneur et de la honte, inhĂ©rent Ă tout homme qui nâest pas encore entiĂšrement corrompu, et le motif de la haute valeur attribuĂ©e Ă lâhonneur, vont ĂȘtre exposĂ©s dans les considĂ©rations qui suivent. Lâhomme ne peut, Ă lui seul, que trĂšs peu de chose il est un Robinson abandonnĂ© ; ce nâest quâen communautĂ© avec les autres quâil est et peut beaucoup. Il se rend compte de cette condition dĂšs lâinstant oĂč sa conscience commence tant soit peu Ă se dĂ©velopper, et aussitĂŽt sâĂ©veille en lui le dĂ©sir dâĂȘtre comptĂ© comme un membre utile de la sociĂ©tĂ©, capable de concourir pro parte virili » Ă lâaction commune, et ayant droit ainsi Ă participer aux avantages de la communautĂ© humaine. Il y rĂ©ussit en sâacquittant dâabord de ce quâon exige et attend de tout homme en toute position, et ensuite de ce quâon exige et attend de lui dans la position spĂ©ciale quâil occupe. Mais il reconnaĂźt tout aussi vite que ce qui importe, ce nâest pas dâĂȘtre un homme de cette trempe dans sa propre opinion, mais dans celle des autres. VoilĂ lâorigine de lâardeur avec laquelle il brigue lâopinion favorable dâautrui et du prix Ă©levĂ© quâil y attache. Ces deux tendances se manifestent avec la spontanĂ©itĂ© dâun sentiment innĂ©, que lâon appelle le sentiment de lâhonneur et, dans certaines circonstances, le sentiment de la pudeur verecundia. Câest lĂ le sentiment qui lui chasse le sang aux joues dĂšs quâil se croit menacĂ© de perdre dans lâopinion des autres, bien quâil se sache innocent, et alors mĂȘme que la faute dĂ©voilĂ©e nâest quâune infraction relative, câest-Ă -dire ne concerne quâune obligation bĂ©nĂ©volement assumĂ©e. Dâautre part, rien ne fortifie davantage en lui le courage de vivre que la certitude acquise ou renouvelĂ©e de la bonne opinion des hommes, car elle lui assure la protection et le secours des forces rĂ©unies de lâensemble qui constitue un rempart infiniment plus puissant contre les maux de la vie que ses seules forces. Des relations diverses, dans lesquelles un homme peut se trouver avec dâautres individus et qui mettent ceux-ci dans le cas de lui accorder de la confiance, par consĂ©quent dâavoir, comme on dit, bonne opinion de lui, naissent plusieurs espĂšces dâhonneur. Les principales de ces relations sont le mien et le tien, les devoirs auxquels on sâoblige, enfin le rapport sexuel, auxquelles correspondent lâhonneur bourgeois, lâhonneur de la fonction et lâhonneur sexuel, dont chacun prĂ©sente encore des sous-genres. Lâhonneur bourgeois[11] possĂšde la sphĂšre la plus Ă©tendue il consiste dans la prĂ©supposition que nous respecterons absolument les droits de chacun et que, par consĂ©quent, nous nâemploierons jamais, Ă notre avantage, des moyens injustes ou illicites. Il est la condition de la participation Ă tout commerce pacifique avec les hommes. Il suffit, pour le perdre, dâune seule action qui lui soit fortement et manifestement contraire ; comme consĂ©quence, toute peine criminelle nous le ravit Ă©galement, Ă la seule condition que la peine ait Ă©tĂ© juste. Lâhonneur repose cependant toujours, en derniĂšre analyse, sur la conviction de lâimmutabilitĂ© du caractĂšre moral, en vertu de laquelle une seule mauvaise action garantit une qualitĂ© identique de moralitĂ© pour toutes les actions ultĂ©rieures, dĂšs que des circonstances semblables se prĂ©senteront encore câest ce quâindique aussi lâexpression anglaise character », qui signifie renom, rĂ©putation, honneur. VoilĂ pourquoi aussi la perte de lâhonneur est irrĂ©parable, Ă moins quâelle ne soit due Ă une calomnie ou Ă de fausses apparences. Aussi y a-t-il des lois contre la calomnie, les libelles et contre les injures Ă©galement ; car lâinjure, la simple insulte, est une calomnie sommaire, sans indication de motifs en grec, on pourrait trĂšs bien rendre cette pensĂ©e ainsi EÎč η λοÎčÎŽÎżÏÎčα ÎŽÎčαÎČολη Ï
ÎœÎżÎŒÎż » Lâinjure est une calomnie abrĂ©gĂ©e ; cette maxime ne se trouve cependant exprimĂ©e nulle part. Il est de fait que celui qui injurie nâa rien de rĂ©el ni de vrai Ă produire contre lâautre, sans quoi il lâĂ©noncerait comme prĂ©misses et abandonnerait tranquillement, Ă ceux qui lâĂ©coutent, le soin de tirer la conclusion ; mais au contraire, il donne la conclusion et reste devoir les prĂ©misses ; il compte sur la supposition dans lâesprit des auditeurs quâil procĂšde ainsi pour abrĂ©ger seulement. Lâhonneur bourgeois tire, il est vrai, son nom de la classe bourgeoise, mais son autoritĂ© sâĂ©tend sur toutes les classes indistinctement, sans en excepter mĂȘme les plus Ă©levĂ©es nul ne peut sâen passer ; câest une affaire des plus sĂ©rieuses, que lâon doit bien se garder de prendre Ă la lĂ©gĂšre. Quiconque viole la foi et la loi demeure Ă jamais un homme sans foi ni loi, quoi quâil fasse et quoi quâil puisse ĂȘtre ; les fruits amers que la perte de lâhonneur apporte avec soi ne tarderont pas Ă se produire. Lâhonneur a, dans un certain sens, un caractĂšre nĂ©gatif, par opposition Ă la gloire dont le caractĂšre est positif, car lâhonneur nâest pas cette opinion qui porte sur certaines qualitĂ©s spĂ©ciales, nâappartenant quâĂ un seul individu ; mais câest celle qui porte sur des qualitĂ©s dâordinaire prĂ©supposĂ©es, que cet individu est tenu de possĂ©der Ă©galement. Lâhonneur se contente donc dâattester que ce sujet ne fait pas exception, tant que la gloire affirme quâil en est une. La gloire doit donc sâacquĂ©rir ; lâhonneur au contraire nâa besoin que de ne pas se perdre. Par consĂ©quent absence de gloire, câest de lâobscuritĂ©, du nĂ©gatif ; absence dâhonneur, câest de la honte, du positif. Mais il ne faut pas confondre cette condition nĂ©gative avec la passivitĂ© ; tout au contraire, lâhonneur a un caractĂšre tout actif. En effet, il procĂšde uniquement de son sujet il est fondĂ© sur la propre conduite de celui-ci et non sur les actions dâautrui ou sur des faits extĂ©rieurs ; il est donc Μ ΔÏâηΌÎčΜ » une qualitĂ© intĂ©rieure. Nous verrons bientĂŽt que câest lĂ une marque distinctive entre le vĂ©ritable honneur et lâhonneur chevaleresque ou faux honneur. Du dehors, il nây a dâattaque possible contre lâhonneur que par la calomnie ; le seul moyen de dĂ©fense, câest une rĂ©futation accompagnĂ©e de la publicitĂ© nĂ©cessaire pour dĂ©masquer le calomniateur. Le respect que lâon accorde Ă lâĂąge semble reposer sur ce que lâhonneur des jeunes gens, quoique admis par supposition, nâest pas encore mis Ă lâĂ©preuve et par consĂ©quent nâexiste Ă proprement parler quâĂ crĂ©dit, tandis que pour les hommes plus ĂągĂ©s on a pu constater dans le cours de leur vie si par leur conduite ils ont su garder leur honneur. Car ni les annĂ©es par elles-mĂȘmes, â les animaux atteignant eux aussi un Ăąge avancĂ© et souvent plus avancĂ© que lâhomme, â ni lâexpĂ©rience non plus comme simple connaissance plus intime de la marche de ce monde, ne justifient suffisamment le respect des plus jeunes pour les plus ĂągĂ©s, respect que lâon exige pourtant universellement ; la simple faiblesse sĂ©nile donnerait droit au mĂ©nagement plutĂŽt quâĂ la considĂ©ration. Il est remarquable nĂ©anmoins quâil y a dans lâhomme un certain respect innĂ©, rĂ©ellement instinctif, pour les cheveux blancs. Les rides, signe bien plus certain de la vieillesse, ne lâinspirent nullement. On nâa jamais fait mention de rides respectables ; lâon dit toujours de vĂ©nĂ©rables cheveux blancs. Lâhonneur nâa quâune valeur indirecte. Car, ainsi que je lâai dĂ©veloppĂ© au commencement de ce chapitre, lâopinion des autres Ă notre Ă©gard ne peut avoir de valeur pour nous quâen tant quâelle dĂ©termine ou peut dĂ©terminer Ă©ventuellement leur conduite envers nous. Il est vrai que câest ce qui arrive toujours aussi longtemps que nous vivons avec les hommes ou parmi eux. En effet, comme dans lâĂ©tat de civilisation câest Ă la sociĂ©tĂ© seule que nous devons notre sĂ»retĂ© et notre avoir, comme en outre nous avons, dans toute entreprise, besoin des autres, et quâil nous faut avoir leur confiance pour quâils entrent en relation avec nous, leur opinion sera dâun grand prix Ă nos yeux ; mais ce prix sera toujours indirect, et je ne saurais admettre quâelle puisse avoir une valeur directe. Câest aussi lâavis de CicĂ©ron Fin., III, 17 De bona autem fama Chrysippus quidem et Diogenes, detracta utilitate, ne digitum quidem, ejus causa, porrigendum esse dicebant. Quibus ego vehementer assentior Quant Ă la bonne renommĂ©e, Chrysippe et DiogĂšne disaient que, si lâon retranchait lâutilitĂ© qui en revient, elle ne vaudrait pas la peine quâon remuĂąt pour elle le bout du doigt, et pour moi je suis fort de leur sentiment. Helvetius aussi, dans son chef-dâĆuvre De lâesprit disc. III, chap. 13, dĂ©veloppe longuement cette vĂ©ritĂ© et arrive Ă la conclusion suivante Nous nâaimons pas lâestime pour lâestime, mais uniquement pour les avantages quâelle procure. Or, le moyen ne pouvant valoir plus que la fin, cette maxime pompeuse Lâhonneur avant la vie, ne sera jamais, comme nous lâavons dĂ©jĂ dit, quâune hyperbole. VoilĂ pour ce qui concerne lâhonneur bourgeois. Lâhonneur de la fonction, câest lâopinion gĂ©nĂ©rale quâun homme revĂȘtu dâun emploi possĂšde effectivement toutes les qualitĂ©s requises et sâacquitte ponctuellement et en toutes circonstances des obligations de sa charge. Plus, dans lâĂtat, la sphĂšre dâaction dâun homme est importante et Ă©tendue, plus le poste quâil occupe est Ă©levĂ© et influent, et plus grande doit ĂȘtre aussi lâopinion que lâon a des qualitĂ©s intellectuelles et morales qui lâen rendent digne ; par consĂ©quent, le degrĂ© dâhonneur quâon lui accorde et qui se manifeste par des titres, par des dĂ©corations, etc., devra sâĂ©lever, et lâhumilitĂ© dans la conduite des autres envers lui sâaccentuer progressivement. Câest la position dâun homme qui dĂ©termine constamment, mesurĂ© Ă la mĂȘme Ă©chelle, le degrĂ© particulier dâhonneur qui lui est dĂ» ; ce degrĂ© peut nĂ©anmoins ĂȘtre modifiĂ© par la facilitĂ© plus ou moins grande des masses Ă comprendre lâimportance de cette position. Mais on attribuera toujours plus dâhonneur Ă celui qui a des obligations toutes spĂ©ciales Ă remplir, comme celles dâune fonction, par exemple, quâau simple bourgeois dont lâhonneur repose principalement sur des qualitĂ©s nĂ©gatives. Lâhonneur de la fonction exige, en outre, que celui qui occupe une charge la fasse respecter, Ă cause de ses collĂšgues et de ses successeurs ; pour y parvenir, il doit, comme nous lâavons dit, sâacquitter ponctuellement de ses devoirs ; mais, de plus, il ne doit laisser impunie aucune attaque contre le poste ou contre lui-mĂȘme, en tant que fonctionnaire il ne permettra donc jamais quâon vienne dire quâil ne remplit pas scrupuleusement les devoirs de sa fonction, ou que celle-ci nâest dâaucune utilitĂ© pour le pays ; il devra, au contraire, en faisant chĂątier le coupable par les tribunaux, prouver que ces attaques Ă©taient injustes. Comme sous-ordres de cet honneur, nous trouvons celui de lâemployĂ©, du mĂ©decin, de lâavocat, de tout professeur public, de tout graduĂ© mĂȘme, bref, de quiconque, en vertu dâune dĂ©claration officielle, a Ă©tĂ© proclamĂ© capable de quelque travail intellectuel et qui, par lĂ mĂȘme, sâest obligĂ© Ă lâexĂ©cuter ; en un mot, lâhonneur en cette qualitĂ© mĂȘme de tous ceux que lâon peut comprendre sous la dĂ©signation dâengagĂ©s publics. Dans cette catĂ©gorie il faut donc mettre aussi le vĂ©ritable honneur militaire, qui consiste en ce que tout homme qui sâest engagĂ© Ă dĂ©fendre la patrie commune possĂšde rĂ©ellement les qualitĂ©s voulues, ainsi avant tout le courage, la bravoure et la force, et quâil est rĂ©solument prĂȘt Ă la dĂ©fendre jusquâĂ la mort et Ă nâabandonner Ă aucun prix le drapeau auquel il a prĂȘtĂ© serment. Jâai donnĂ© ici Ă lâhonneur de la fonction une signification trĂšs large, car, dans lâacception ordinaire, cette expression dĂ©signe le respect dĂ» par les citoyens Ă la fonction elle-mĂȘme. Lâhonneur sexuel me semble demander Ă ĂȘtre examinĂ© de plus prĂšs, et les principes en doivent ĂȘtre recherchĂ©s jusquâĂ sa racine ; cela viendra confirmer en mĂȘme temps que tout honneur repose, en dĂ©finitive, sur des considĂ©rations dâutilitĂ©. EnvisagĂ© dans sa nature, lâhonneur sexuel se divise en honneur des femmes et honneur des hommes, et constitue, des deux parts, un esprit de corps bien entendu. Le premier est de beaucoup le plus important des deux, car, dans la vie des femmes, le rapport sexuel est lâaffaire principale. Ainsi donc, lâhonneur fĂ©minin est, quand on parle dâune fille, lâopinion gĂ©nĂ©rale quâelle ne sâest donnĂ©e Ă aucun homme, et, pour une femme mariĂ©e, quâelle ne sâest donnĂ©e quâĂ celui auquel elle est unie par mariage. Lâimportance de cette opinion se fonde sur les considĂ©rations suivantes. Le sexe fĂ©minin rĂ©clame et attend du sexe masculin absolument tout, tout ce quâil dĂ©sire et tout ce qui lui est nĂ©cessaire ; le sexe masculin ne demande Ă lâautre, avant tout et directement, quâune unique chose. Il a donc fallu sâarranger de telle façon que le sexe masculin ne pĂ»t obtenir cette unique chose quâĂ la charge de prendre soin de tout, et par-dessus le marchĂ© aussi des enfants Ă naĂźtre ; câest sur cet arrangement que repose le bien-ĂȘtre de tout le sexe fĂ©minin. Pour que lâarrangement puisse sâexĂ©cuter, il faut nĂ©cessairement que toutes les femmes tiennent ferme ensemble et montrent de lâesprit de corps. Elles se prĂ©sentent alors comme un seul tout, en rangs serrĂ©s, devant la masse entiĂšre du sexe masculin, comme devant un ennemi commun qui, ayant, de par la nature et en vertu de la prĂ©pondĂ©rance de ses forces physiques et intellectuelles, la possession de tous les biens terrestres, doit ĂȘtre vaincu et conquis, afin dâarriver, par sa possession, Ă possĂ©der en mĂȘme temps les biens terrestres. Dans ce but, la maxime dâhonneur de tout le sexe fĂ©minin est que toute cohabitation en dehors du mariage sera absolument interdite aux hommes, afin que chacun de ceux-ci soit contraint au mariage comme Ă une espĂšce de capitulation et quâainsi toutes les femmes soient pourvues. Ce rĂ©sultat ne peut ĂȘtre obtenu en entier que par lâobservation rigoureuse de la maxime ci-dessus ; aussi le sexe fĂ©minin tout entier veille-t-il avec un vĂ©ritable esprit de corps » Ă ce que tous ses membres lâexĂ©cutent fidĂšlement. En consĂ©quence, toute fille qui, par le concubinage, se rend coupable de trahison envers son sexe, est repoussĂ©e par le corps entier et notĂ©e dâinfamie, car le bien-ĂȘtre de la communautĂ© pĂ©ricliterait si le procĂ©dĂ© se gĂ©nĂ©ralisait ; on dit alors Elle a perdu son honneur. Aucune femme ne doit plus la frĂ©quenter ; on lâĂ©vite comme une pestifĂ©rĂ©e. Le mĂȘme sort attend la femme adultĂšre, parce quâelle a violĂ© la capitulation consentie par le mari, et quâun tel exemple rebute les hommes de conclure de ces conventions, alors que cependant le salut de toutes les femmes en dĂ©pend. Mais, de plus, comme une pareille action comprend une tromperie et un grossier manquement de parole, la femme adultĂšre perd non seulement lâhonneur sexuel, mais encore lâhonneur bourgeois. Câest pourquoi lâon peut bien dire, comme pour lâexcuser une fille tombĂ©e » ; on ne dira jamais une femme tombĂ©e » ; le sĂ©ducteur peut rendre lâhonneur Ă la premiĂšre par le mariage, mais jamais lâadultĂšre Ă sa complice, aprĂšs divorce. AprĂšs cet exposĂ© si clair, on reconnaĂźtra que la base du principe de lâhonneur fĂ©minin est un esprit de corps » salutaire, nĂ©cessaire mĂȘme, mais nĂ©anmoins bien calculĂ© et fondĂ© sur lâintĂ©rĂȘt ; on pourra bien lui attribuer la plus haute importance dans la vie de la femme, on pourra lui accorder une grande valeur relative, mais jamais une valeur absolue, dĂ©passant celle de la vie avec ses destinĂ©es ; on nâadmettra jamais, non plus, que cette valeur aille jusquâĂ devoir ĂȘtre payĂ©e au prix mĂȘme de lâexistence. On ne pourra donc approuver ni LucrĂšce ni Virginius, avec leur exaltation dĂ©gĂ©nĂ©rant en farces tragiques. La pĂ©ripĂ©tie, dans le drame dâEmilia Galotti[12], pour la mĂȘme raison a quelque chose de tellement rĂ©voltant que lâon sort du spectacle, tout Ă fait mal disposĂ©. En revanche, et en dĂ©pit de lâhonneur sexuel, on ne peut sâempĂȘcher de sympathiser avec la ClĂ€rchen dans Egmont. Cette façon de pousser Ă lâextrĂȘme le principe de lâhonneur fĂ©minin appartient, comme tant dâautres, Ă lâoubli de la fin pour les moyens ; on attribue Ă lâhonneur sexuel, par de telles exagĂ©rations, une valeur absolue, alors que, plus que tout autre honneur, il nâen a quâune relative ; on est mĂȘme portĂ© Ă dire quâelle est purement conventionnelle quand on lit Thomasius, De concubinatu » ; on y voit que, jusquâĂ la rĂ©formation de Luther, dans presque tous les pays et de tout temps, le concubinage a Ă©tĂ© un Ă©tat permis et reconnu par la loi, et oĂč la concubine ne cessait pas dâĂȘtre honorable sans parler de la Mylitta de Babylone voy. HĂ©rodote, I, 199, etc. Il est aussi telles convenances sociales qui rendent impossible la formalitĂ© extĂ©rieure du mariage, surtout dans les pays catholiques oĂč le divorce nâexiste pas ; mais, dans tous les pays, cet obstacle existe pour les souverains ; Ă mon avis cependant, entretenir une maĂźtresse est, de leur part, une action bien plus morale quâun mariage morganatique ; les enfants issus de semblables unions peuvent Ă©lever des prĂ©tentions dans le cas oĂč la descendance lĂ©gitime viendrait Ă sâĂ©teindre, dâoĂč rĂ©sulte la possibilitĂ©, bien que trĂšs Ă©loignĂ©e, dâune guerre civile. Au surplus, le mariage morganatique, câest-Ă -dire conclu en dĂ©pit de toutes les convenances extĂ©rieures, est, en dĂ©finitive, une concession faite aux femmes et aux prĂȘtres, deux classes auxquelles il faut se garder, autant quâon le peut, de concĂ©der quelque chose. ConsidĂ©rons encore que tout homme, dans son pays, peut Ă©pouser la femme de son choix ; il en est un seul Ă qui ce droit naturel est ravi ; ce pauvre homme, câest le souverain. Sa main appartient au pays ; on ne lâaccorde quâen vue de la raison dâĂtat, câest-Ă -dire de lâintĂ©rĂȘt de la nation. Et cependant ce prince est homme ; il aimerait aussi Ă suivre une fois le penchant de son cĆur. Il est injuste et ingrat autant que bourgeoisement vulgaire de dĂ©fendre ou de reprocher au souverain de vivre avec sa maĂźtresse, bien entendu aussi longtemps quâil ne lui accorde aucune influence sur les affaires. De son cĂŽtĂ© aussi, cette maĂźtresse, par rapport Ă lâhonneur sexuel, est pour ainsi dire une femme exceptionnelle, en dehors de la rĂšgle commune ; elle ne sâest donnĂ©e quâĂ un seul homme ; elle lâaime, elle en est aimĂ©e, et il ne pourra jamais la prendre pour femme. Ce qui prouve surtout que le principe de lâhonneur fĂ©minin nâa pas une origine purement naturelle, ce sont les nombreux et sanglants sacrifices quâon lui apporte par lâinfanticide et par le suicide des mĂšres. Une fille qui se donne illĂ©gitimement viole, il est vrai, sa foi envers son sexe entier ; mais cette foi nâa Ă©tĂ© quâacceptĂ©e tacitement, elle nâa pas Ă©tĂ© jurĂ©e. Et comme, dans la plupart des cas, câest son propre intĂ©rĂȘt qui en souffre le plus directement, sa folie est alors infiniment plus grande que sa dĂ©pravation. Lâhonneur sexuel des hommes est provoquĂ© par celui des femmes, Ă titre dâesprit de corps opposĂ© ; tout homme qui se soumet au mariage, câest-Ă -dire Ă cette capitulation si avantageuse pour la partie adverse, contracte lâobligation de veiller dĂ©sormais Ă ce quâon respecte la capitulation, afin que ce pacte lui-mĂȘme ne vienne Ă perdre de sa soliditĂ© si lâon prenait lâhabitude de ne le garder que nĂ©gligemment ; il ne faut pas que les hommes, aprĂšs avoir tout livrĂ©, arrivent Ă ne pas mĂȘme ĂȘtre assurĂ©s de lâunique chose quâils ont stipulĂ©e en retour ; savoir la possession exclusive de lâĂ©pouse. Lâhonneur du mari exige alors quâil venge lâadultĂšre de sa femme, et le punisse au moins par la sĂ©paration. Sâil le supporte, bien quâil en ait connaissance, la communautĂ© masculine le couvre de honte ; mais celle-ci nâest, Ă beaucoup prĂšs, pas aussi pĂ©nĂ©trante que celle de la femme qui a perdu son honneur sexuel. Elle est, tout au plus, une levioris notĂŠ macula une souillure de moindre importance, car les relations sexuelles sont une affaire secondaire pour lâhomme, vu la multiplicitĂ© et lâimportance de ses autres relations. Les deux grands poĂštes dramatiques des temps modernes ont chacun pris deux fois pour sujet cet honneur masculin Shakespeare dans Othello et le Conte dâune nuit dâhiver et Calderon dans El medico de su honora Le mĂ©decin de son honneur et dans A secreto agravio secreta venganza Ă outrage secret, secrĂšte vengeance. Du reste, cet honneur ne demande que le chĂątiment de la femme et non celui de lâamant ; la punition de ce dernier nâest que opus supererogationis par-dessus le marchĂ© ce qui confirme bien que son origine est dans lâesprit de corps » des maris. Lâhonneur, tel que je lâai considĂ©rĂ© jusquâici dans ses genres et dans ses principes, se trouve rĂ©gner gĂ©nĂ©ralement chez tous les peuples et Ă toutes les Ă©poques, quoiquâon puisse dĂ©couvrir quelques modifications locales et temporaires des principes de lâhonneur fĂ©minin. Mais il existe un genre dâhonneur entiĂšrement diffĂ©rent de celui qui a cours gĂ©nĂ©ralement et partout, dont ni les Grecs ni les Romains nâavaient la moindre idĂ©e, pas plus que les Chinois, les Hindous ni les mahomĂ©tans jusquâaujourdâhui encore. En effet, il est nĂ© au moyen Ăąge et ne sâest acclimatĂ© que dans lâEurope chrĂ©tienne ; ici mĂȘme, il nâa pĂ©nĂ©trĂ© que dans une fraction minime de la population, savoir, parmi les classes supĂ©rieures de la sociĂ©tĂ© et parmi leurs Ă©mules. Câest lâhonneur chevaleresque ou le point dâhonneur. Sa base diffĂšre totalement de celle de lâhonneur dont nous avons traitĂ© jusquâici ; sur quelques points, elle en est mĂȘme lâopposĂ©, puisque lâun fait lâhomme honorable, et lâautre, par contre, lâhomme dâhonneur. Je vais donc exposer ici, sĂ©parĂ©ment, leurs principes, sous forme de code ou miroir de lâhonneur chevaleresque. 1° Lâhonneur ne consiste pas dans lâopinion dâautrui sur notre mĂ©rite, mais uniquement dans les manifestations de cette opinion ; peu importe que lâopinion manifestĂ©e existe rĂ©ellement ou non, et encore moins quâelle soit, ou non, fondĂ©e. Par consĂ©quent, le monde peut avoir la pire opinion sur notre compte Ă cause de notre conduite ; il peut nous mĂ©priser tant que bon lui semble ; cela ne nuit en rien Ă notre honneur, aussi longtemps que personne ne se permet de le dire Ă haute voix. Mais, Ă lâinverse, si mĂȘme nos qualitĂ©s et nos actions forçaient tout le monde Ă nous estimer hautement car cela ne dĂ©pend pas de son libre arbitre, il suffira dâun seul individu â fĂ»t-ce le plus mĂ©chant ou le plus bĂȘte â qui Ă©nonce son dĂ©dain Ă notre Ă©gard, et voilĂ du coup notre honneur endommagĂ©, perdu mĂȘme Ă jamais, si nous ne le rĂ©parons. Un fait qui dĂ©montre surabondamment quâil ne sâagit nullement de lâopinion elle-mĂȘme, mais uniquement de sa manifestation extĂ©rieure, câest que les paroles offensantes peuvent ĂȘtre retirĂ©es, quâau besoin on peut en demander le pardon, et alors elles sont comme si elles nâavaient jamais Ă©tĂ© prononcĂ©es ; la question de savoir si lâopinion qui les avait provoquĂ©es a changĂ© en mĂȘme temps et pourquoi elle se serait modifiĂ©e ne fait rien Ă lâaffaire ; on nâannule que la manifestation, et alors tout est en rĂšgle. Le rĂ©sultat que lâon a en vue nâest donc pas de mĂ©riter le respect, mais de lâextorquer. 2° Lâhonneur dâun homme ne dĂ©pend pas de ce quâil fait, mais de ce quâon lui fait, de ce qui lui arrive. Nous avons Ă©tudiĂ© plus haut lâhonneur qui rĂšgne partout ; ses principes nous ont dĂ©montrĂ© quâil dĂ©pend exclusivement de ce quâun homme dit ou fait lui-mĂȘme ; en revanche, lâhonneur chevaleresque rĂ©sulte de ce quâun autre dit ou fait. Il est donc placĂ© dans la main, ou simplement suspendu au bout de la langue du premier venu pour peu que celui-ci y porte la main, lâhonneur est, Ă tout instant, en danger de se perdre pour toujours, Ă moins que lâoffensĂ© ne le reprenne par la violence. Nous parlerons tout Ă lâheure des formalitĂ©s Ă accomplir pour le remettre en place. Toutefois cette procĂ©dure ne peut ĂȘtre suivie quâau pĂ©ril de la vie, de la libertĂ©, de la fortune et du repos de lâĂąme. La conduite dâun homme fĂ»t-elle la plus honorable et la plus noble, son Ăąme la plus pure et sa tĂȘte la plus Ă©minente, tout cela nâempĂȘchera pas que son honneur ne puisse ĂȘtre perdu, sitĂŽt quâil plaira Ă un individu quelconque de lâinjurier ; et, sous la seule rĂ©serve de nâavoir pas encore violĂ© les prĂ©ceptes de lâhonneur en question, cet individu pourra ĂȘtre le plus vil coquin, la brute la plus stupide, un fainĂ©ant, un joueur, un homme perdu de dettes, bref un ĂȘtre qui nâest pas digne que lâautre le regarde. Câest mĂȘme dâordinaire Ă une crĂ©ature de cette espĂšce quâil plaira dâinsulter, car SĂ©nĂšque De constantia, 11 ajustement observĂ© que ut quisque contemptissimus et ludibrio est, ita solutissimĂŠ linguĂŠ est » Plus un homme est mĂ©prisĂ©, plus il sert de jouet, plus sa langue est sans frein ; et câest contre lâhomme Ă©minent que nous avons dĂ©crit plus haut quâun ĂȘtre vil sâacharnera de prĂ©fĂ©rence, parce que les contraires se haĂŻssent et que lâaspect de qualitĂ©s supĂ©rieures Ă©veille habituellement une sourde rage dans lâĂąme des misĂ©rables ; câest pourquoi GĆthe dit Was Klagst du ĂŒber Feinde ? Sollten Solche je worden Freunde, Denen das Wesen, wie du bist, Im Stillen ein ewiger Vorwurf ist ? Pourquoi te plaindre de tes ennemis ? Pourraient-ils jamais ĂȘtre tes amis, des hommes pour lesquels une nature comme la tienne est, en secret, un reproche Ă©ternel ? â Trad. Porchat, vol. I, p. 564. On voit combien les gens de cette espĂšce doivent de reconnaissance au principe de lâhonneur qui les met de niveau avec ceux qui leur sont supĂ©rieurs Ă tous Ă©gards. Quâun pareil individu lance une injure, câest-Ă -dire attribue Ă lâautre quelque vilaine qualitĂ© ; si celui-ci nâefface pas bien vite lâinsulte avec du sang, elle passera, provisoirement, pour un jugement objectivement vrai et fondĂ©, pour un dĂ©cret ayant force de loi ; lâaffirmation pourra mĂȘme rester Ă jamais vraie et valable. En dâautres termes, lâinsultĂ© reste aux yeux de tous les hommes dâhonneur » ce que lâinsulteur fĂ»t-il le dernier des hommes a dit quâil Ă©tait, car il a empochĂ© lâaffront » câest lĂ le terminus technicus ». DĂšs lors, les hommes dâhonneur » le mĂ©priseront profondĂ©ment ; ils le fuiront comme sâil avait la peste ; ils refuseront, par exemple, hautement et publiquement dâaller dans une sociĂ©tĂ© oĂč on le reçoit, etc. Je crois pouvoir avec certitude faire remonter au moyen Ăąge lâorigine de ce louable sentiment. En effet, C. W. de Wachter vid. BeitrĂ€ge zur deutschen Geschichte, besonders des deutschen Strafrechts, 1845 nous apprend que jusquâau XVe siĂšcle, dans les procĂšs criminels, ce nâĂ©tait pas au dĂ©nonciateur Ă prouver la culpabilitĂ©, câĂ©tait au dĂ©noncĂ© Ă prouver son innocence. Cette preuve pouvait se faire par le serment de purgation, pour lequel il lui fallait des assistants consacramentales qui jurassent ĂȘtre convaincus quâil Ă©tait incapable dâun parjure. Sâil ne pouvait pas trouver dâassistants, ou si lâaccusateur les rĂ©cusait, alors intervenait le jugement de Dieu, qui consistait dâordinaire dans le duel. Car le dĂ©noncĂ© » devenait alors un insultĂ© » et devait se purger de lâinsulte. VoilĂ donc lâorigine de cette notion de lâinsulte » et de toute cette procĂ©dure telle quâelle est pratiquĂ©e encore aujourdâhui parmi les hommes dâhonneur », sauf le serment. Cela nous explique aussi la profonde indignation obligĂ©e qui saisit les hommes dâhonneur » quand ils sâentendent accuser de mensonge, ainsi que la vengeance sanglante quâils en tirent ; ce qui semble dâautant plus Ă©trange que le mensonge est une chose de tous les jours. En Angleterre surtout, le fait sâest Ă©levĂ© Ă la hauteur dâune superstition profondĂ©ment enracinĂ©e quiconque menace de mort celui qui lâaccuse de mensonge devrait, en rĂ©alitĂ©, nâavoir jamais menti de sa vie. Dans ces procĂšs criminels du moyen Ăąge, il y avait une procĂ©dure plus sommaire encore ; elle consistait en ce que lâaccusĂ© rĂ©pliquait Ă lâaccusateur Tu en as menti ; » aprĂšs quoi, on en appelait immĂ©diatement au jugement de Dieu de lĂ dĂ©rive, dans le code de lâhonneur chevaleresque, lâobligation dâavoir sur lâheure Ă en appeler aux armes, quand on vous a adressĂ© le reproche dâavoir menti. VoilĂ pour ce qui concerne lâinjure. Mais il existe quelque chose de pire que lâinjure, quelque chose de tellement horrible que je dois demander pardon aux hommes dâhonneur » dâoser seulement le mentionner dans ce code de lâhonneur chevaleresque ; je nâignore pas que, rien que dây penser, ils auront la chair de poule, et que leurs cheveux se dresseront sur leurs tĂȘtes, car cette chose est le Summum malum, de tous les maux le plus grand sur terre, plus redoutable que la mort et la damnation. Il peut arriver, en effet, horribile dictu, il peut arriver quâun individu applique Ă un autre une claque ou un coup. Câest lĂ une Ă©pouvantable catastrophe ; elle amĂšne une mort si complĂšte de lâhonneur que, si lâon peut Ă la rigueur guĂ©rir par de simples saignĂ©es toutes les autres lĂ©sions de lâhonneur, celle-ci, pour sa guĂ©rison radicale, exige que lâon tue complĂštement. 3° Lâhonneur ne sâinquiĂšte pas de ce que peut ĂȘtre lâhomme en soi et par soi, ni de la question de savoir si la condition morale dâun ĂȘtre ne peut pas se modifier quelque jour, et autres semblables pĂ©danteries dâĂ©cole. Lorsque lâhonneur a Ă©tĂ© endommagĂ© ou perdu pour un moment, il peut ĂȘtre promptement et entiĂšrement rĂ©tabli, mais Ă la condition quâon sây prenne au plus vite ; cette unique panacĂ©e, câest le duel. Si, toutefois, lâauteur du dommage nâappartient pas aux classes sociales qui professent le code de lâhonneur chevaleresque, ou sâil a violĂ© ce code en quelque occasion, il y a, surtout quand le dommage a Ă©tĂ© causĂ© par des voies de fait, mais alors mĂȘme quâil ne lâa Ă©tĂ© que par des paroles, il y a, disons-nous, une opĂ©ration infaillible Ă entreprendre câest, si lâon est armĂ©, de lui passer sur-le-champ ou encore, Ă la rigueur, une heure aprĂšs, son arme au travers du corps ; de cette façon, lâhonneur est rĂ©tabli. Mais parfois lâon veut Ă©viter cette opĂ©ration, parce que lâon apprĂ©hende les dĂ©sagrĂ©ments qui en pourraient rĂ©sulter ; alors si lâon nâest pas bien sĂ»r que lâoffenseur se soumette aux lois de lâhonneur chevaleresque, on a recours Ă un remĂšde palliatif qui sâappelle lâavantage. Celui-ci consiste, lorsque lâadversaire a Ă©tĂ© grossier, Ă lâĂȘtre notablement plus que lui ; si pour cela les injures ne suffisent pas, on a recours aux coups et mĂȘme ici il y a encore un climax, une gradation dans le traitement de lâhonneur on guĂ©rit les soufflets par des coups de bĂąton, ceux-ci par des coups de fouet de chasse ; contre ces derniers mĂȘmes, il y a des gens qui recommandent, comme dâune efficacitĂ© Ă©prouvĂ©e, de cracher au visage. Mais, dans le cas oĂč lâon nâarrive pas Ă temps avec ces remĂšdes-lĂ , il faut sans faute procĂ©der aux opĂ©rations sanglantes. Cette mĂ©thode de traitement palliatif se base, au fond, sur la maxime suivante 4° De mĂȘme quâĂȘtre insultĂ© est une honte, de mĂȘme insulter est un honneur. Ainsi, que la vĂ©ritĂ©, le droit et la raison soient du cĂŽtĂ© de mon adversaire, mais que je lâinjurie ; aussitĂŽt il nâa plus quâĂ aller au diable avec tous ses mĂ©rites ; le droit et lâhonneur sont de mon cĂŽtĂ©, et lui, par contre, a provisoirement perdu lâhonneur, jusquâĂ ce quâil le rĂ©tablisse ; par le droit et la raison, croyez-vous ? non pas, par le pistolet ou lâĂ©pĂ©e. Donc, au point de vue de lâhonneur, la grossiĂšretĂ© est une qualitĂ© qui supplĂ©e ou domine toutes les autres ; le plus grossier a toujours raison quid multa ? Quelque bĂȘtise, quelque inconvenance, quelque infamie quâon ait pu commettre, une grossiĂšretĂ© leur enlĂšve ce caractĂšre et les lĂ©gitime sĂ©ance tenante. Que dans une discussion, ou dans une simple conversation, un autre dĂ©ploie une connaissance plus exacte de la question, un amour plus sĂ©vĂšre de la vĂ©ritĂ©, un jugement plus sain, plus de raison, en un mot quâil mette en lumiĂšre des mĂ©rites intellectuels qui nous mettent dans lâombre, nous nâen pouvons pas moins effacer dâun coup toutes ces supĂ©rioritĂ©s, voiler notre indigence dâesprit et ĂȘtre supĂ©rieur Ă notre tour en devenant grossier et offensant. Car une grossiĂšretĂ© terrasse tout argument et Ă©clipse tout esprit. Si donc notre adversaire ne se met pas aussi de la partie et ne rĂ©plique pas par une grossiĂšretĂ© encore plus grande, auquel cas nous en arrivons au noble assaut pour lâavantage, câest nous qui sommes victorieux, et lâhonneur est de notre cĂŽtĂ© vĂ©ritĂ©, instruction, jugement, intelligence, esprit, tout cela doit plier bagage et fuir devant la divine grossiĂšretĂ©. Aussi les hommes dâhonneur », dĂšs que quelquâun Ă©met une opinion diffĂ©rente de la leur ou dĂ©ploie plus de raison quâils nâen peuvent mettre en campagne, feront-ils mine immĂ©diatement dâenfourcher ce cheval de combat ; lorsque, dans une controverse, ils manquent dâarguments Ă vous opposer, ils chercheront quelque grossiĂšretĂ©, ce qui fait le mĂȘme office et est plus facile Ă trouver aprĂšs quoi ils sâen vont triomphants. AprĂšs ce que nous venons dâexposer, nâa-t-on pas raison de dire que le principe de lâhonneur ennoblit le ton de la sociĂ©tĂ© ? La maxime dont nous venons de nous occuper repose Ă son tour sur la suivante, qui est Ă proprement dire le fondement et lâĂąme du prĂ©sent code. 5° La cour suprĂȘme de justice, celle devant laquelle, dans tous les diffĂ©rends touchant lâhonneur, on peut en appeler de toute autre instance, câest la force physique, câest-Ă -dire lâanimalitĂ©. Car toute grossiĂšretĂ© est Ă vrai dire un appel Ă lâanimalitĂ©, en ce sens quâelle prononce lâincompĂ©tence de la lutte des forces intellectuelles ou du droit moral, et quâelle la remplace par celle des forces physiques ; dans lâespĂšce homme, que Franklin dĂ©finit a toolmaking animal un animal qui confectionne des outils, cette lutte sâeffectue par le duel, au moyen dâarmes spĂ©cialement confectionnĂ©es dans ce but, et elle amĂšne une dĂ©cision sans appel. Cette maxime fondamentale est dĂ©signĂ©e, comme on sait, par lâexpression droit de la force, qui implique une ironie, comme en allemand le mot Aberwitz absurditĂ©, qui indique une espĂšce de Witz » esprit qui est loin dâĂȘtre du Witz » ; dans ce mĂȘme ordre dâidĂ©es, lâhonneur chevaleresque devrait sâappeler lâhonneur de la force. 6° En traitant de lâhonneur bourgeois, nous lâavons trouvĂ© trĂšs scrupuleux sur les chapitres du tien et du mien, des obligations contractĂ©es et de la parole donnĂ©e ; en revanche, le prĂ©sent code professe sur tous ces points les principes les plus noblement libĂ©raux. En effet, il est une seule parole Ă laquelle on ne doit pas manquer câest la parole dâhonneur », câest-Ă -dire la parole aprĂšs laquelle on a dit sur lâhonneur, » dâoĂč rĂ©sulte la prĂ©somption que lâon peut manquer Ă toute autre parole. Mais dans le cas mĂȘme oĂč lâon aurait violĂ© sa parole dâhonneur, lâhonneur peut au besoin ĂȘtre sauvĂ© au moyen de la panacĂ©e en question, le duel nous sommes tenus de nous battre avec ceux qui soutiennent que nous avons donnĂ© notre parole dâhonneur. En outre, il nâexiste quâune seule dette quâil faille payer sans faute câest la dette de jeu, qui, pour ce motif, sâappelle une dette dâhonneur ». Quant aux autres dettes, on en flouerait juifs et chrĂ©tiens, que cela ne nuirait en rien Ă lâhonneur chevaleresque[13]. Tout esprit de bonne foi reconnaĂźtra Ă premiĂšre vue que ce code Ă©trange, barbare et ridicule de lâhonneur ne saurait avoir sa source dans lâessence de la nature humaine ou dans une maniĂšre sensĂ©e dâenvisager les rapports des hommes entre eux. Câest ce que confirme aussi le domaine trĂšs limitĂ© de son autoritĂ© ce domaine, qui ne date que du moyen Ăąge, se borne Ă lâEurope, et ici mĂȘme il nâembrasse que la noblesse, la classe militaire et leurs Ă©mules. Car ni les Grecs, ni les Romains, ni les populations Ă©minemment civilisĂ©es de lâAsie, dans lâantiquitĂ© pas plus que dans les temps modernes, nâont su et ne savent le premier mot de cet honneur-lĂ et de ses principes. Tous ces peuples ne connaissent que ce que nous avons appelĂ© lâhonneur bourgeois. Chez eux, lâhomme nâa dâautre valeur que celle que lui donne sa conduite entiĂšre, et non celle que lui donne ce quâil plaĂźt Ă une mauvaise langue de dire sur son compte. Chez tous ces peuples, ce que dit ou fait un individu peut bien anĂ©antir son propre honneur, mais jamais celui dâun autre. Un coup, chez tous ces peuples, nâest pas autre chose quâun coup, tel que tout cheval ou tout Ăąne en peut appliquer, et de plus dangereux encore un coup pourra, Ă lâoccasion, Ă©veiller la colĂšre ou porter Ă sâen venger sur lâheure, mais il nâa rien de commun avec lâhonneur. Ces nations ne tiennent pas des livres oĂč lâon passe en compte les coups ou les injures, ainsi que les satisfactions que lâon a eu soin, ou quâon a nĂ©gligĂ© dâen tirer. Pour la bravoure et le mĂ©pris de la vie, elles ne le cĂšdent en rien Ă celles de lâEurope chrĂ©tienne. Les Grecs et les Romains Ă©taient certes des hĂ©ros accomplis, mais ils ignoraient entiĂšrement le point dâhonneur ». Le duel nâĂ©tait pas chez eux lâaffaire des classes nobles, mais celle de vils gladiateurs, dâesclaves abandonnĂ©s et de criminels condamnĂ©s, que lâon excitait Ă se battre, en les faisant alterner avec des bĂȘtes fĂ©roces, pour lâamusement du peuple. Ă lâintroduction du christianisme, les jeux de gladiateurs furent abolis, mais Ă leur place et en plein christianisme on a instituĂ© le duel par lâintermĂ©diaire du jugement de Dieu. Si les premiers Ă©taient un sacrifice cruel offert Ă la curiositĂ© publique, le duel en est un tout aussi cruel, au prĂ©jugĂ© gĂ©nĂ©ral, sacrifice oĂč lâon nâimmole pas des criminels, des esclaves ou des prisonniers, mais des hommes libres et des nobles. Une foule de traits que lâhistoire nous a conservĂ©s prouvent que les anciens ignoraient absolument ce prĂ©jugĂ©. Lorsque, par exemple, un chef teuton provoqua Marius en duel, ce hĂ©ros lui fit rĂ©pondre que, sâil Ă©tait las de la vie, il nâavait quâĂ se pendre », lui proposant toutefois un gladiateur Ă©mĂ©rite avec lequel il pourrait batailler Ă son aise Freinsh., Suppl. in Liv., l. LXVIII, c. 12. Nous lisons dans Plutarque ThĂšm., 11 quâEurybiade, commandant de la flotte, dans une discussion avec ThĂ©mistocle, aurait levĂ© la canne pour le frapper ; nous ne voyons pas que celui-ci ait tirĂ© son Ă©pĂ©e, mais quâil dit Παα ÎŸÎżÎœ ΌΔΜ ÎżÏ
Μ, αÏÎżÏ
ÎżÎœ ΎΔ » Frappe, mais Ă©coute. Quelle indignation le lecteur homme dâhonneur » ne doit-il pas Ă©prouver en ne trouvant pas dans Plutarque la mention que le corps des officiers athĂ©niens aurait immĂ©diatement dĂ©clarĂ© ne plus vouloir servir sous ce ThĂ©mistocle ! Aussi un Ă©crivain français de nos jours dit-il avec raison Si quelquâun sâavisait de dire que DĂ©mosthĂšne fut un homme dâhonneur, on sourirait de pitié⊠CicĂ©ron nâĂ©tait pas un homme dâhonneur non plus » SoirĂ©es littĂ©raires, par C. Durand, Rouen, 1828, vol. II, p. 300. De plus, le passage de Platon De leg., IX, les 6 derniĂšres pages, ainsi que XI, p. 131, Ă©dit. Bipont sur les αÎčÎșÎčα, câest-Ă -dire les voies de fait, prouve assez quâen cette matiĂšre les anciens ne soupçonnaient mĂȘme pas ce sentiment du point dâhonneur chevaleresque. Socrate, Ă la suite de ses nombreuses disputes, a Ă©tĂ© souvent en butte Ă des coups, ce quâil supportait avec calme ; un jour, ayant reçu un coup de pied, il lâaccepta sans se fĂącher et dit Ă quelquâun qui sâen Ă©tonnait Si un Ăąne mâavait frappĂ©, irais-je porter plainte ? » Diog. LaĂ«rce, II, 21. Une autre fois, comme quelquâun lui disait Cet homme vous invective ; ne vous injurie-t-il pas ? » il lui rĂ©pondit Non, car ce quâil dit ne sâapplique pas Ă moi. » Ibid., 36. â StobĂ©e Florileg., Ă©d. Gaisford, vol. I, p. 327-330 nous a conservĂ© un long passage de Musonius qui permet de se rendre compte de la maniĂšre dont les anciens envisageaient les injures ils ne connaissaient dâautre satisfaction Ă obtenir que par la voie des tribunaux, et les sages dĂ©daignaient mĂȘme celle-ci. On peut voir dans le Gorgias de Platon p. 86, Ă©d. Bip. quâen effet câĂ©tait lĂ lâunique rĂ©paration exigĂ©e pour un soufflet ; nous y trouvons aussi p. 133 rapportĂ©e lâopinion de Socrate. Cela ressort encore de ce que raconte Aulu-Gelle XX, 1 dâun certain Lucius Veratius qui sâamusait, par espiĂšglerie et sans motif aucun, Ă donner un soufflet aux citoyens romains quâil rencontrait dans la rue ; pour Ă©viter de longues formalitĂ©s, il se faisait accompagner, Ă cet effet, dâun esclave porteur dâun sac de monnaie de cuivre et chargĂ© de payer, sĂ©ance tenante, au passant Ă©tonnĂ© lâamende lĂ©gale de 25 as. CratĂšs, le cĂ©lĂšbre philosophe cynique, avait reçu du musicien Nicodrome un si vigoureux soufflet que son visage en Ă©tait tumĂ©fiĂ© et ecchymosĂ© ; alors il sâattacha au front une planchette avec cette inscription ÎÎčÎșοΎÏÎżÎŒÎż ΔÏÎżÎčΔÎč » Nicodrome a fait cela, ce qui couvrit ce joueur de flĂ»te dâune honte extrĂȘme pour sâĂȘtre livrĂ© Ă une pareille brutalitĂ© D. LaĂ«rce, VI, 89 contre un homme que tout AthĂšnes rĂ©vĂ©rait Ă lâĂ©gal dâun dieu-lare Apul., Flor., p. 126, Ă©d. Bip.. Nous avons, Ă ce sujet, une lettre de DiogĂšne de Sinope, adressĂ©e Ă MĂ©lesippe, dans laquelle, aprĂšs lui avoir racontĂ© quâil a Ă©tĂ© battu par des AthĂ©niens ivres, il ajoute que cela ne lui fait absolument rien Nota Casaub. ad D. LaĂ«rte, VI, 33. SĂ©nĂšque, dans le livre De constantia sapientis, depuis le chapitre X et jusquâĂ la fin, traite en dĂ©tail de contumelia de lâoutrage, pour Ă©tablir que le sage le mĂ©prise. Au chapitre XIV, il dit At sapiens colaphis percussus, quid faciet ? Quod Cato, cum illi os percussum esset non excanduit, non vindicavit injuriam nec remisit quidem, sed factam negavit » Mais le sage qui reçoit un soufflet, que fera-t-il ? Ce que fit Caton quand il fut frappĂ© au visage ; il ne prit pas feu, il ne vengea pas son injure, il ne la pardonna mĂȘme pas, mais il nia quâelle eĂ»t Ă©tĂ© commise. Oui, vous Ă©criez-vous, mais câĂ©taient des sages ! » Et vous, vous ĂȘtes des fous ? â Dâaccord. Nous voyons donc que tout ce principe de lâhonneur chevaleresque Ă©tait inconnu aux anciens prĂ©cisĂ©ment parce quâils envisageaient, de tout point, les choses sous leur aspect naturel, sans prĂ©ventions et sans se laisser berner par de sinistres et impies sornettes de ce genre. Aussi, dans un coup au visage, ne voyaient-ils rien autre que ce quâil est en rĂ©alitĂ©, un petit prĂ©judice physique, tandis que pour les modernes il est une catastrophe et un thĂšme Ă tragĂ©dies, comme, par exemple, dans le Cid de Corneille et dans un drame allemand plus rĂ©cent, intitulĂ© La force des circonstances, mais qui devrait sâappeler plutĂŽt La force du prĂ©jugĂ©. Mais si, un jour, un soufflet est donnĂ© dans lâAssemblĂ©e nationale Ă Paris, alors lâEurope entiĂšre en retentit. Les rĂ©miniscences classiques ainsi que les exemples de lâantiquitĂ©, rapportĂ©s plus haut, doivent avoir tout Ă fait mal disposĂ© les hommes dâhonneur » ; nous leur recommandons, comme antidote, de lire dans Jacques le Fataliste, ce chef-dâĆuvre de Diderot, lâhistoire de Monsieur Desglands[14] ; ils y trouveront un type hors ligne dâhonneur chevaleresque moderne qui pourra les dĂ©lecter et les Ă©difier Ă plaisir. De tout ce qui prĂ©cĂšde, il rĂ©sulte des preuves suffisantes que le principe de lâhonneur chevaleresque nâest pas un principe primitif, basĂ© sur la nature propre de lâhomme ; il est artificiel, et son origine est facile Ă dĂ©couvrir. Câest lâenfant de ces siĂšcles oĂč les poings Ă©taient plus exercĂ©s que les tĂȘtes, et oĂč les prĂȘtres tenaient la raison enchaĂźnĂ©e, de ce moyen Ăąge enfin tant vantĂ©, et de sa chevalerie. En ce temps, en effet, le bon Dieu nâavait pas la seule mission de veiller sur nous ; il devait aussi juger pour nous. Aussi les causes judiciaires dĂ©licates se dĂ©cidaient par Ordalies ou jugements de Dieu, qui consistaient, Ă peu dâexceptions prĂšs, dans les combats singuliers, non seulement entre chevaliers, mais mĂȘme entre bourgeois, ainsi que le prouve un joli passage dans le Henry VI de Shakespeare 2e partie, acte 2, sc. 3. Le combat singulier ou jugement de Dieu Ă©tait une instance supĂ©rieure Ă laquelle on pouvait en appeler de toute sentence judiciaire. De cette façon, au lieu de la raison, câĂ©tait la force et lâadresse physiques, autrement dit la nature animale, que lâon Ă©rigeait en tribunal, et ce nâĂ©tait pas ce quâun homme avait fait, mais ce qui lui Ă©tait arrivĂ©, qui dĂ©cidait sâil avait tort ou raison, exactement comme procĂšde le principe dâhonneur chevaleresque aujourdâhui encore en vigueur. Si lâon conservait encore des doutes sur cette origine du duel et de ses formalitĂ©s, on nâaurait, pour les lever entiĂšrement, quâĂ lire lâexcellent ouvrage de Mellingen, The history of duelling, 1849. De nos jours encore, parmi les gens qui rĂšglent leur vie sur ces prĂ©ceptes, â on sait que, dâordinaire, ce ne sont prĂ©cisĂ©ment ni les plus instruits ni les plus raisonnables, â il en est pour qui lâissue du duel reprĂ©sente effectivement la sentence divine dans le diffĂ©rend qui a amenĂ© le combat ; câest lĂ Ă©videmment une opinion nĂ©e dâune longue transmission hĂ©rĂ©ditaire et traditionnelle. Abstraction faite de son origine, le principe dâhonneur chevaleresque a pour but immĂ©diat de se faire accorder, par la menace de la force physique, les tĂ©moignages extĂ©rieurs de lâestime que lâon croit trop difficile ou superflu dâacquĂ©rir rĂ©ellement. Câest Ă peu prĂšs comme si quelquâun chauffait avec sa main la boule dâun thermomĂštre et voulait prouver, par lâascension de la colonne de mercure, que sa chambre est bien chauffĂ©e. Ă considĂ©rer la chose de plus prĂšs, en voici le principe de mĂȘme que lâhonneur bourgeois, ayant en vue les rapports pacifiques des hommes entre eux, consiste dans lâopinion que nous mĂ©ritons pleine confiance, parce que nous respectons scrupuleusement les droits de chacun, de mĂȘme lâhonneur chevaleresque consiste dans lâopinion que nous sommes Ă craindre, comme Ă©tant dĂ©cidĂ© Ă dĂ©fendre nos propres droits Ă outrance. La maxime quâil vaut mieux inspirer la crainte que la confiance ne serait pas si fausse, vu le peu de fond que lâon peut faire de la justice des hommes, si nous vivions dans lâĂ©tat de nature oĂč chacun doit par soi-mĂȘme garder sa personne et dĂ©fendre ses droits. Mais elle ne trouve plus dâapplication dans notre Ă©poque de civilisation, oĂč lâĂtat a pris sur lui la protection de la personne et de la propriĂ©tĂ© ; elle nâest plus lĂ que comme ces chĂąteaux et ces donjons de lâĂ©poque du droit manuaire, inutiles et abandonnĂ©s, au milieu de campagnes bien cultivĂ©es, de chaussĂ©es animĂ©es, voire mĂȘme de voies ferrĂ©es. Lâhonneur chevaleresque, par lĂ mĂȘme quâil professe la maxime prĂ©cĂ©dente, sâest rejetĂ© nĂ©cessairement sur ces prĂ©judices Ă la personne que lâĂtat ne punit que lĂ©gĂšrement, ou ne punit pas du tout, en vertu du principe De minimis lex non curat, ces dĂ©lits ne causant quâun dommage insignifiant, et nâĂ©tant mĂȘme parfois que de simples taquineries. Pour maintenir son domaine dans une sphĂšre trĂšs Ă©levĂ©e, il a attribuĂ© Ă la personne une valeur dont lâexagĂ©ration est hors de toute proportion avec la nature, la condition et la destinĂ©e de lâhomme ; il pousse cette valeur jusquâĂ faire de lâindividu quelque chose de sacrĂ©, et, trouvant tout Ă fait insuffisantes les peines prononcĂ©es par lâĂtat contre les petites offenses Ă la personne, il prend sur lui de les punir lui-mĂȘme, par des punitions toujours corporelles et mĂȘme par la mort de lâoffenseur. Il y a Ă©videmment, au fond, lâorgueil le plus dĂ©mesurĂ© et lâoutrecuidance la plus rĂ©voltante Ă oublier la nature rĂ©elle de lâhomme et Ă prĂ©tendre le revĂȘtir dâune inviolabilitĂ© et dâune irrĂ©prochabilitĂ© absolues. Mais tout homme dĂ©cide Ă maintenir de semblables principes par la violence et qui professe la maxime Qui mâinsulte ou me frappe doit pĂ©rir, mĂ©rite pour cela seul dâĂȘtre expulsĂ© de tout pays[15]. Il est vrai quâon met en avant toute sorte de prĂ©textes pour farder cet orgueil incommensurable. De deux hommes intrĂ©pides, dit-on, aucun ne cĂ©dera ; dans la plus lĂ©gĂšre collision, ils en viendraient aux injures, puis aux coups et enfin au meurtre il est donc prĂ©fĂ©rable, par Ă©gard pour les convenances, de franchir les degrĂ©s intermĂ©diaires et de recourir immĂ©diatement aux armes. Les dĂ©tails de la procĂ©dure ont Ă©tĂ© formulĂ©s alors en un systĂšme dâun pĂ©dantisme rigide, ayant ses lois et ses rĂšgles et qui est bien la force la plus lugubre du monde ; on peut y voir, sans contredit, le panthĂ©on glorieux de la folie. Mais le point de dĂ©part mĂȘme est faux ; dans les choses de minime importance les affaires graves restant toujours dĂ©fĂ©rĂ©es Ă la dĂ©cision des tribunaux, de deux hommes intrĂ©pides il y en a toujours un qui cĂšde, savoir le plus sage quand il ne sâagit que dâopinions, on ne sâen occupera mĂȘme pas. Nous en trouvons la preuve dans le peuple, ou, pour mieux dire, dans toutes les nombreuses classes sociales qui nâadmettent pas le principe de lâhonneur chevaleresque ; ici, les diffĂ©rends suivent leur cours naturel, et cependant lâhomicide y est cent fois moins frĂ©quent que dans la fraction minime, 1/1000 Ă peine, qui sây soumet les rixes mĂȘmes sont rares. On prĂ©tend, en outre, que ce principe, avec ses duels, est un pilier qui maintient le bon ton et les belles maniĂšres dans la sociĂ©tĂ© ; quâil est un rempart qui met Ă lâabri des Ă©clats de la brutalitĂ© et de la grossiĂšretĂ©. Cependant, Ă AthĂšnes, Ă Corinthe, Ă Rome, il y avait de la bonne et mĂȘme de la trĂšs bonne sociĂ©tĂ©, des maniĂšres Ă©lĂ©gantes et du bon ton, sans quâil eĂ»t Ă©tĂ© nĂ©cessaire dây implanter lâhonneur chevaleresque en guise de croquemitaine. Il est vrai de dire aussi que les femmes ne rĂ©gnaient pas dans la sociĂ©tĂ© antique comme chez nous. Outre le caractĂšre frivole et puĂ©ril que prend ainsi lâentretien, puisquâon en bannit tout sujet de conversation nourrie et sĂ©rieuse, la prĂ©sence des femmes dans notre sociĂ©tĂ© contribue certainement pour une grande part encore Ă accorder au courage personnel le pas sur toute autre qualitĂ©, tandis quâen rĂ©alitĂ© il nâest quâun mĂ©rite ; trĂšs subordonnĂ©, une simple vertu de sous-lieutenant, dans laquelle les animaux mĂȘmes nous sont supĂ©rieurs ; en effet, ne dit-on pas courageux comme un lion ? » Mais il y a plus au rebours de lâassertion prĂ©cĂ©demment rapportĂ©e, le principe de lâhonneur chevaleresque est souvent le refuge assurĂ© de la malhonnĂȘtetĂ© et de la mĂ©chancetĂ© dans les affaires graves, et en mĂȘme temps, dans les petites, un asile de lâinsolence, de lâimpudence et de la grossiĂšretĂ©, pour la bonne raison que personne ne se soucie de risquer sa vie en voulant les chĂątier. En tĂ©moignage, nous voyons le duel dans toute sa fleuraison et pratiquĂ© avec le sĂ©rieux le plus sanguinaire chez cette nation prĂ©cisĂ©ment qui, dans ses relations politiques et financiĂšres, a montrĂ© un manque dâhonnĂȘtetĂ© rĂ©elle câest Ă ceux qui en ont fait lâĂ©preuve quâil faut demander de quelle nature sont les relations privĂ©es avec les individus de cette nation ; et, pour ce qui est de leur urbanitĂ© et de leur culture sociale, elles ont de longue date une cĂ©lĂ©britĂ© comme modĂšles nĂ©gatifs. Tous ces motifs quâon allĂšgue sont donc mal fondĂ©s. On pourrait affirmer avec plus de raison que, de mĂȘme que le chien gronde quand on le gronde et caresse quand on le caresse, de mĂȘme il est dans la nature de lâhomme de rendre hostilitĂ© pour hostilitĂ© et dâĂȘtre exaspĂ©rĂ© et irritĂ© par les manifestations du dĂ©dain ou de la haine. CicĂ©ron lâa dĂ©jĂ dit Habet quemdam aculeum contumelia, quem pali prudentes ac viri boni difficillime possunt » Toute injure a un aiguillon dont les prudents et les sages mĂȘme supportent difficilement la piqĂ»re, et en effet nulle part au monde si nous en exceptons quelques sectes pieuses on ne supporte avec calme des injures, ou, Ă plus forte raison, des coups. NĂ©anmoins, la nature ne nous enseigne rien qui aille au delĂ dâune reprĂ©saille Ă©quivalente Ă lâoffense ; elle ne nous apprend pas Ă punir de mort celui qui nous accuserait de mensonge, de bĂȘtise ou de lĂąchetĂ©. La vieille maxime germanique Ă un soufflet par un stylet, » est une superstition chevaleresque rĂ©voltante. En tout cas, câest Ă la colĂšre quâil appartient de rendre ou de venger les offenses, et non pas Ă lâhonneur ou au devoir, auxquels le principe de lâhonneur chevaleresque en impose lâobligation. Il est trĂšs certain plutĂŽt quâun reproche nâoffense que dans la mesure oĂč il porte ; ce qui le prouve, câest que la moindre allusion, frappant juste, blesse beaucoup plus profondĂ©ment que lâaccusation la plus grave quand elle nâest pas fondĂ©e. Par consĂ©quent, quiconque a la conscience assurĂ©e de nâavoir pas mĂ©ritĂ© un reproche peut le dĂ©daigner et le dĂ©daignera. Le principe de lâhonneur lui demande, au contraire, de montrer une susceptibilitĂ© quâil nâĂ©prouve pas et de venger dans le sang des offenses qui ne le blessent nullement. Câest tout de mĂȘme avoir une bien mince opinion de sa propre valeur que de chercher Ă Ă©touffer toute parole qui tendrait Ă la mettre en doute. La vĂ©ritable estime de soi donnera le calme et le mĂ©pris rĂ©el des injures ; Ă son dĂ©faut, la prudence et la bonne Ă©ducation nous commandent de sauver lâapparence et de dissimuler notre colĂšre. Si en outre nous parvenons Ă nous dĂ©pouiller de cette superstition du principe dâhonneur chevaleresque, si personne nâadmettait plus quâune insulte fut capable dâenlever ou de restituer quoi que ce soit Ă lâhonneur ; si lâon Ă©tait convaincu quâun tort, une brutalitĂ© ou une grossiĂšretĂ© ne sauraient ĂȘtre justifiĂ©s Ă lâinstant par lâempressement quâon mettrait Ă en donner satisfaction, câest-Ă -dire Ă se battre, alors tout le monde arriverait bientĂŽt Ă comprendre que, lorsquâil sâagit dâinvectives et dâinjures, câest le vaincu qui sort vainqueur dâun tel combat, et que, comme dit Vincenzo Monti, il en est des injures comme des processions dâĂ©glise qui reviennent toujours Ă leur point de dĂ©part. Il ne suffirait plus alors, comme actuellement, de dĂ©biter une grossiĂšretĂ© pour mettre le droit de son cĂŽtĂ© ; le jugement et la raison auraient alors une bien autre autoritĂ©, pendant quâaujourdâhui ils doivent, avant de parler, voir sâils ne heurtent pas en quoi que ce soit lâopinion des esprits bornĂ©s et des imbĂ©ciles quâirrite et alarme dĂ©jĂ leur seule apparition ; sans quoi lâintelligence peut se trouver dans le cas de jouer, sur un coup de dĂ©s, la tĂȘte oĂč elle rĂ©side contre le cerveau plat oĂč loge la stupiditĂ©. Alors la supĂ©rioritĂ© intellectuelle occuperait rĂ©ellement dans la sociĂ©tĂ© la primautĂ© qui lui est due et que lâon donne aujourdâhui, bien que dâune maniĂšre dĂ©guisĂ©e, Ă la supĂ©rioritĂ© physique et au courage Ă la hussarde ; il y aurait aussi, pour les hommes Ă©minents, un motif de moins pour fuir la sociĂ©tĂ©, comme ils le font actuellement. Un tel revirement donnerait naissance au vĂ©ritable bon ton et fonderait la vĂ©ritable bonne sociĂ©tĂ©, dans la forme oĂč, sans doute, elle a existĂ© Ă AthĂšnes, Ă Corinthe et Ă Rome. Ă qui voudrait en connaĂźtre un Ă©chantillon, je recommande de lire le Banquet de XĂ©nophon. Le dernier argument Ă la dĂ©fense du code chevaleresque sera indubitablement ainsi conçu Allons donc ! mais alors un homme pourrait bien, Dieu nous garde ! donner un coup Ă un autre homme ! » Ă quoi je pourrais rĂ©pondre, sans phrases, que le cas sâest prĂ©sentĂ© bien assez souvent dans ces 999/1000 de la sociĂ©tĂ© chez qui ce code nâest pas admis, sans quâun seul individu en soit mort, tandis que, chez ceux qui en suivent les prĂ©ceptes, chaque coup, dans la rĂšgle, devient une affaire mortelle. Mais je veux examiner la question plus en dĂ©tail. Je me suis bien souvent donnĂ© de la peine pour trouver dans la nature animale ou intellectuelle de lâhomme quelque raison valable ou seulement plausible, fondĂ©e non sur de simples façons de parler, mais sur des notions distinctes, qui puisse justifier cette conviction, enracinĂ©e dans une portion de lâespĂšce humaine, quâun coup est une chose horrible toutes mes recherches ont Ă©tĂ© vaines. Un coup nâest et ne sera jamais quâun petit mal physique que tout homme peut occasionner Ă un autre, sans rien prouver par lĂ , sinon quâil est plus fort ou plus adroit, ou que lâautre nâĂ©tait pas sur ses gardes. Lâanalyse ne fournit rien au delĂ . En outre, je vois ce mĂȘme chevalier pour qui un coup reçu de la main dâun homme semble de tous les maux le plus grand, recevoir un coup dix fois plus violent de son cheval et assurer, en traĂźnant la jambe et dissimulant sa douleur, que ce nâest rien. Alors jâai supposĂ© que cela tenait Ă la main de lâhomme. Cependant je vois notre chevalier, dans un combat, recevoir de la main dâun homme des coups dâestoc et de taille et assurer encore que ce sont des bagatelles qui ne valent pas la peine dâen parler. Plus tard, jâapprends mĂȘme que des coups de plat de lame ne sont Ă beaucoup prĂšs pas aussi terribles que des coups de bĂąton, tellement que tout rĂ©cemment encore les Ă©lĂšves des Ă©coles militaires Ă©taient passibles des premiers et jamais des autres. Mais il y a plus Ă une rĂ©ception de chevalier, le coup de plat de lame est un trĂšs grand honneur. Et voilĂ que jâai Ă©puisĂ© tous mes motifs psychologiques et moraux, et il ne me reste plus Ă considĂ©rer la chose que comme une ancienne superstition, profondĂ©ment enracinĂ©e, comme un nouvel exemple, Ă cĂŽte de tant dâautres, de tout ce quâon peut en faire accroire aux hommes. Câest ce que prouve encore ce fait bien connu, quâen Chine les coups de canne sont une punition civile, trĂšs frĂ©quemment employĂ©e mĂȘme Ă lâĂ©gard des fonctionnaires de tous les degrĂ©s ; ce qui dĂ©montre que, lĂ -bas, la nature humaine, mĂȘme chez les gens les plus civilisĂ©s, ne parle pas comme chez nous[16]. En outre, un examen impartial de la nature humaine nous apprend que frapper est aussi naturel Ă lâhomme que mordre lâest aux animaux carnassiers et donner des coups de tĂȘte aux bĂȘtes Ă cornes ; lâhomme est Ă proprement parler un animal frappeur. Aussi sommes-nous rĂ©voltĂ©s quand parfois nous apprenons quâun homme en a mordu un autre ; par contre, donner ou recevoir des coups est chez lâhomme un effet aussi naturel que frĂ©quent. On comprend facilement que les gens dâune Ă©ducation supĂ©rieure cherchent Ă se soustraire Ă de pareils effets, en dominant rĂ©ciproquement leur penchant naturel. Mais il y a vraiment de la cruautĂ© Ă faire accroire Ă une nation entiĂšre, ou mĂȘme seulement Ă une classe dâindividus, que recevoir un coup est un malheur Ă©pouvantable, qui doit ĂȘtre suivi de meurtre et dâhomicide. Il y a trop de maux rĂ©els en ce monde pour quâil soit permis dâaugmenter leur nombre et dâen crĂ©er dâimaginaires qui en amĂšnent de trop rĂ©els Ă leur suite ; câest ce que fait cependant ce sot et mĂ©chant prĂ©jugĂ©. Comme consĂ©quence, je ne puis que dĂ©sapprouver les gouvernements et les corps lĂ©gislatifs qui lui viennent en aide en travaillant avec ardeur Ă faire abolir, pour le civil comme pour le militaire, les punitions corporelles. Ils croient agir en cela dans lâintĂ©rĂȘt de lâhumanitĂ©, quand, tout au contraire, ils travaillent ainsi Ă consolider cet Ă©garement dĂ©naturĂ© et funeste auquel tant de victimes ont dĂ©jĂ Ă©tĂ© sacrifiĂ©es. Pour toutes fautes, sauf les plus graves, infliger des coups est la punition qui, chez lâhomme, se prĂ©sente la premiĂšre Ă lâesprit ; câest donc la plus naturelle ; qui ne se soumet pas Ă la raison se soumettra aux coups. Punir par une bastonnade modĂ©rĂ©e celui quâon ne peut atteindre dans sa fortune, quand il nâen a pas, ni dans sa libertĂ©, quand on a besoin de ses services, est un acte aussi juste que naturel. Aussi nâapporte-t-on aucune bonne raison Ă lâencontre ; on se contente dâinvoquer la dignitĂ© de lâhomme, façon de parler qui ne sâappuie pas sur quelque notion claire, mais toujours et encore sur le fatal prĂ©jugĂ© dont nous parlions plus haut. Un fait rĂ©cent des plus comiques vient confirmer cet Ă©tat de choses plusieurs Ătats viennent de remplacer, dans lâarmĂ©e, les coups de canne par les coups de latte ; ces derniers, tout comme les autres, produisent indubitablement une douleur physique et sont censĂ©s nĂ©anmoins nâĂȘtre ni infamants ni dĂ©shonorants. En stimulant ainsi le prĂ©jugĂ© qui nous occupe, on encourage en mĂȘme temps le principe de lâhonneur chevaleresque et du mĂȘme coup le duel, pendant que dâautre part on sâefforce ou plutĂŽt on prĂ©tend sâefforcer dâabolir le duel par des lois[17]. Aussi voyons-nous ce fragment du droit du plus fort, transportĂ© Ă travers les temps, du moyen Ăąge jusque dans le XIXe siĂšcle, sâĂ©taler aujourdâhui encore scandaleusement au grand jour ; il est temps enfin de lâen expulser honteusement. Aujourdâhui, quand il est interdit dâexciter mĂ©thodiquement des chiens ou des coqs Ă se battre les uns contre les autres en Angleterre, au moins, ces combats sont punis, il nous est donnĂ© de voir des crĂ©atures humaines, excitĂ©es contre leur grĂ©, Ă des combats Ă mort câest ce ridicule prĂ©jugĂ©, ce principe absurde de lâhonneur chevaleresque, ce sont ses stupides reprĂ©sentants et ses champions qui, pour la premiĂšre misĂšre venue, imposent aux hommes lâobligation de se battre entre eux comme des gladiateurs. Je propose Ă nos puristes allemands de remplacer le mot Durll, dĂ©rivĂ© probablement, non pas du latin duellum, mais de lâespagnol duelo, peine, plainte, grief, par le mot de Rittersetze combat de chevaliers, comme on dit combats de coqs ou de bull-dogs. On a, certes, ample matiĂšre Ă rire de voir les allures pĂ©dantes avec lesquelles on accomplit toutes ces folies. Il nâen est pas moins rĂ©voltant que ce principe, avec son code absurde, constitue un Ătat dans lâĂtat, qui, ne reconnaissant dâautre droit que celui du plus fort, tyrannise les classes sociales qui sont sous sa domination, en Ă©tablissant un tribunal permanent de la Sainte-Wehme ; chacun peut ĂȘtre citĂ© par chacun Ă comparaĂźtre ; les motifs de la citation, faciles Ă trouver, font lâoffice de sbires du tribunal, et la sentence prononce la peine de mort contre les deux parties. Câest, naturellement, le repaire du fond duquel lâĂȘtre le plus mĂ©prisable, Ă la seule condition dâappartenir aux classes soumises aux lois de lâhonneur chevaleresque, pourra menacer, voire mĂȘme tuer les hommes les plus nobles et les meilleurs, qui sont prĂ©cisĂ©ment ceux quâil hait nĂ©cessairement. Puisquâaujourdâhui la justice et la police ont gagnĂ© Ă peu prĂšs assez dâautoritĂ© pour quâun coquin ne puisse plus nous arrĂȘter sur les grands chemins pour nous crier La bourse ou la vie ! il serait temps que le bon sens prĂźt assez dâautoritĂ©, lui aussi, pour que le premier coquin venu ne puisse plus, au milieu de notre existence la plus paisible, nous troubler en nous criant Lâhonneur ou la vie ! Il faut enfin dĂ©livrer les classes supĂ©rieures du poids qui les accable ; il faut nous affranchir tous de cette angoisse de savoir que nous pouvons, Ă tout instant, ĂȘtre appelĂ©s Ă payer de notre vie la brutalitĂ©, la grossiĂšretĂ©, la bĂȘtise ou la mĂ©chancetĂ© de tel individu Ă qui il aura plu de les dĂ©chaĂźner contre nous. Il est criant, il est honteux de voir deux jeunes Ă©cervelĂ©s sans expĂ©rience, tenus dâexpier dans leur sang leur moindre querelle. Voici un fait qui prouve Ă quelle hauteur sâest Ă©levĂ©e la tyrannie de cet Ătat dans lâĂtat et oĂč en est arrivĂ© le pouvoir de ce prĂ©jugĂ© on a vu souvent des gens se tuer de dĂ©sespoir pour nâavoir pu rĂ©tablir leur honneur chevaleresque offensĂ©, soit parce que lâoffenseur Ă©tait de trop haute ou de trop basse condition, soit pour toute autre cause de disproportion qui rendait le duel impossible ; une telle mort nâest-elle pas tragi-comique ? Tout ce qui est faux et absurde se rĂ©vĂšle finalement par lĂ que, arrivĂ© Ă son dĂ©veloppement parfait, il porte comme fleur une contradiction ; pareillement, dans le cas prĂ©sent, la contradiction sâĂ©panouit sous la forme de la plus criante antinomie ; en effet, le duel est dĂ©fendu Ă lâofficier, et nĂ©anmoins celui-ci est puni de destitution lorsque, le cas Ă©chĂ©ant, il refuse de se battre. Puisque jây suis, je veux aller plus loin avec mon franc-parler. ExaminĂ©e avec soin et sans prĂ©tention, cette grande diffĂ©rence, que lâon fait sonner si haut, entre tuer son adversaire dans un combat au grand jour et Ă armes Ă©gales ou par embĂ»che, est fondĂ©e simplement sur ce que, comme nous lâavons dit, cet Ătat dans lâĂtat ne reconnaĂźt dâautre droit que celui du plus fort et en a fait la base de son code aprĂšs lâavoir Ă©levĂ© Ă la hauteur dâun jugement de Dieu. Ce quâon appelle en effet un combat loyal ne prouve pas autre chose, si ce nâest quâon est le plus fort ou le plus adroit. La justification que lâon cherche dans la publicitĂ© du duel prĂ©suppose donc que le droit du plus fort est rĂ©ellement un droit. Mais, en rĂ©alitĂ©, la circonstance que mon adversaire sait mal se dĂ©fendre me donne bien la possibilitĂ©, mais non le droit de le tuer ; ce droit, ou autrement dit ma justification morale, ne peut dĂ©couler que des motifs que jâai de lui arracher la vie. Admettons maintenant que ces motifs existent et soient suffisants ; alors il nây a plus aucune raison de se prĂ©occuper qui de nous deux manie le mieux le pistolet ou lâĂ©pĂ©e, alors il est indiffĂ©rent que je le tue de telle ou telle façon, par devant ou par derriĂšre. Car, moralement parlant, le droit du plus fort nâa pas plus de poids que le droit du plus rusĂ©, et câest ce dernier dont on fait usage quand on tue dans un guet-apens ici, le droit du poing vaut exactement le droit de la tĂȘte. Remarquons, en outre, que dans le duel mĂȘme on pratique les deux droits, car toute feinte, dans lâescrime, est une ruse. Si je me tiens pour moralement autorisĂ© Ă arracher la vie Ă un homme, câest une sottise de mâen rapporter encore Ă la chance sâil sait manier les armes mieux que moi, car, dans ce cas, câest lui au contraire qui, aprĂšs mâavoir offensĂ©, me tuera par-dessus le marchĂ©. Rousseau est dâavis quâil faut venger une offense non par un duel, mais par lâassassinat ; il Ă©met cette opinion, avec beaucoup de prĂ©cautions, dans la 21e note, si mystĂ©rieusement conçue, du IVe livre de lâĂmile[18]. Mais il est encore si fortement imbu du prĂ©jugĂ© chevaleresque, quâil considĂšre le reproche de mensonge comme justifiant dĂ©jĂ lâassassinat, tandis quâil devrait savoir que tout homme a mĂ©ritĂ© ce reproche dâinnombrables fois, et lui tout le premier et au plus haut degrĂ©. Il est Ă©vident que ce prĂ©jugĂ©, qui autorise Ă tuer lâoffenseur Ă la condition que le combat se fasse au grand jour et Ă armes Ă©gales, considĂšre le droit de la force comme Ă©tant rĂ©ellement un droit, et le duel comme un jugement de Dieu. LâItalien, au moins, qui, enflammĂ© de colĂšre, fond sans façons Ă coups de couteau sur lâhomme qui lâa offensĂ©, agit dâune maniĂšre logique et naturelle il est plus rusĂ©, mais pas plus mĂ©chant que le duelliste. Si lâon voulait mâopposer que ce qui me justifie de tuer mon adversaire en duel, câest que de son cĂŽtĂ© il sâefforce dâen faire autant, je rĂ©pondrais quâen le provoquant je lâai mis dans le cas de lĂ©gitime dĂ©fense. Se mettre ainsi mutuellement et intentionnellement dans le cas de lĂ©gitime dĂ©fense ne signifie rien autre, au fond, que chercher un prĂ©texte plausible pour le meurtre. On pourrait trouver plutĂŽt une justification dans la maxime Volenti non fit injuria » On ne fait pas tort Ă qui consent, puisque câest dâun commun accord que lâon risque sa vie ; mais Ă cela on peut rĂ©pliquer que volens nâest pas exact ; car la tyrannie du principe dâhonneur chevaleresque et de son code absurde est lâalguazil qui a traĂźnĂ© les deux champions, ou lâun des deux au moins, jusque devant ce tribunal sanguinaire de la Sainte-Wehme. Je me suis Ă©tendu longuement sur lâhonneur chevaleresque ; mais je lâai fait dans une bonne intention et parce que la philosophie est lâHercule qui seul peut combattre les monstres moraux et intellectuels sur terre. Deux choses principalement distinguent lâĂ©tat de la sociĂ©tĂ© moderne de celui de la sociĂ©tĂ© antique, et cela au dĂ©triment de la premiĂšre, Ă qui elles prĂȘtent une teinte sĂ©rieuse, sombre, sinistre, qui ne voilait pas lâantiquitĂ©, ce qui fait que celle-ci apparaĂźt, candide et sereine, comme le matin de la vie. Ce sont le principe de lâhonneur chevaleresque et le mal vĂ©nĂ©rien, par nobile fratrum ! Ă eux deux ils ont empoisonnĂ© ΜΔÎčÎșÎż ÎșαÎč ÏÎčλÎčα de la vie. De fait, lâinfluence de la maladie vĂ©nĂ©rienne est beaucoup plus Ă©tendue quâil ne semble au premier abord, en ce que cette influence nâest pas seulement physique, mais aussi morale. Depuis que le carquois de lâamour porte ainsi des flĂšches empoisonnĂ©es, il sâest introduit dans la relation mutuelle des sexes un Ă©lĂ©ment hĂ©tĂ©rogĂšne, hostile, je dirais diabolique, qui fait quâelle est imprĂ©gnĂ©e dâune sombre et craintive mĂ©fiance ; les effets indirects dâune telle altĂ©ration dans le fondement de toute communautĂ© humaine se font sentir Ă©galement, Ă des degrĂ©s divers, dans toutes les autres relations sociales ; mais leur analyse dĂ©taillĂ©e mâentraĂźnerait trop loin. Analogue, bien que dâune toute autre nature, est lâinfluence du principe de lâhonneur chevaleresque, cette force sĂ©rieuse qui rend la sociĂ©tĂ© moderne raide, morne et inquiĂšte, puisque toute parole fugitive y est scrutĂ©e et ruminĂ©e. Mais ce nâest pas tout ! Ce principe est un minotaure universel auquel il faut sacrifier annuellement un grand nombre de fils de nobles maisons, pris non dans un seul Ătat, comme pour le monstre antique, mais dans tous les pays de lâEurope. Aussi est-il temps enfin dâattaquer courageusement la ChimĂšre corps Ă corps, comme je viens de le faire. Puisse le XIXe siĂšcle exterminer ces deux monstres des temps modernes ! Nous ne dĂ©sespĂ©rons pas de voir les mĂ©decins y arriver, pour lâun, au moyen de la prophylactique. Mais câest Ă la philosophie quâil appartient dâanĂ©antir la ChimĂšre en redressant les idĂ©es ; les gouvernements nâont pu y rĂ©ussir par le maniement des lois, et du reste le raisonnement philosophique seul peut attaquer le mal dans sa racine. Jusque-lĂ , si les gouvernements veulent sĂ©rieusement abolir le duel et si le mince succĂšs de leurs efforts ne tient quâĂ leur impuissance, je viens leur proposer une loi dont je garantis lâefficacitĂ© et qui ne rĂ©clame ni opĂ©rations sanglantes, ni Ă©chafauds, ni potences, ni prisons perpĂ©tuelles. Câest au contraire un petit, tout petit remĂšde homĆopathique des plus faciles ; le voici Quiconque enverra ou acceptera un cartel recevra Ă la chinoise, en plein jour, devant le corps de garde, douze coups de bĂąton de la main du caporal ; les porteurs du cartel ainsi que les seconds en recevront chacun six. Pour les suites Ă©ventuelles des duels accomplis, on suivra la procĂ©dure criminelle ordinaire. » Quelque chevalier mâobjectera peut-ĂȘtre quâaprĂšs avoir subi une pareille punition maint homme dâhonneur » sera capable de se brĂ»ler la cervelle ; Ă cela je rĂ©ponds Il vaut mieux quâun tel fou se tue lui-mĂȘme que de tuer un autre homme. Mais je sais trĂšs bien quâau fond les gouvernements ne poursuivent pas sĂ©rieusement lâabolition des duels. Les appointements des employĂ©s civils, mais surtout ceux des officiers sauf les grades Ă©levĂ©s, sont bien infĂ©rieurs Ă la valeur, de ce quâils produisent. On leur solde la diffĂ©rence en honneur. Celui-ci est reprĂ©sentĂ© par des titres et des dĂ©corations, et, dans une acception plus large, par lâhonneur de la fonction en gĂ©nĂ©ral. Or, pour cet honneur, le duel est un excellent cheval de main dont le dressage commence dĂ©jĂ dans les universitĂ©s. Câest de leur sang que les victimes payent le dĂ©ficit des appointements. Pour ne rien omettre, mentionnons encore ici lâhonneur national. Câest lâhonneur de tout un peuple considĂ©rĂ© comme membre de la communautĂ© des peuples. Cette communautĂ© ne reconnaissant dâautre forum que celui de la force, et chaque membre ayant par consĂ©quent Ă sauvegarder soi-mĂȘme ses droits, lâhonneur dâune nation ne consiste pas seulement dans lâopinion bien Ă©tablie quâelle mĂ©rite confiance le crĂ©dit, mais encore quâelle est assez forte pour quâon la craigne ; aussi une nation ne doit-elle laisser impunie aucune atteinte Ă ses droits. Lâhonneur national combine donc le point dâhonneur bourgeois avec celui de lâhonneur chevaleresque. IV. â La gloire. Dans ce quâon reprĂ©sente, il nous reste Ă examiner en dernier lieu la gloire. Honneur et gloire sont jumeaux, mais Ă la façon des Dioscures dont lâun, Pollux, Ă©tait immortel, et dont lâautre, Castor, Ă©tait mortel lâhonneur est le frĂšre mortel de lâimmortelle gloire. Il est Ă©vident que ceci ne doit sâentendre que de la gloire la plus haute, de la gloire vraie et de bon aloi, car il y a certes maintes espĂšces Ă©phĂ©mĂšres de gloire. En outre, lâhonneur ne sâapplique quâĂ des qualitĂ©s que le monde exige de tous ceux qui se trouvent dans des conditions pareilles, la gloire quâĂ des qualitĂ©s quâon ne peut exiger de personne ; lâhonneur ne se rapporte quâĂ des mĂ©rites que chacun peut sâattribuer publiquement, la gloire quâĂ des mĂ©rites que nul ne peut sâattribuer soi-mĂȘme. Pendant que lâhonneur ne va pas au delĂ des limites oĂč nous sommes personnellement connus, la gloire, Ă lâinverse, prĂ©cĂšde dans son vol la connaissance de lâindividu et la porte Ă sa suite aussi loin quâelle parviendra elle-mĂȘme. Chacun peut prĂ©tendre Ă lâhonneur ; Ă la gloire, les exceptions seules, car elle ne sâacquiert que par des productions exceptionnelles. Ces productions peuvent ĂȘtre des actes ou des Ćuvres de lĂ deux routes pour aller Ă la gloire. Une grande Ăąme par-dessus tout nous ouvre la voie des actes ; un grand esprit nous rend capable de suivre celle des Ćuvres. Chacune des deux a ses avantages et ses inconvĂ©nients propres. La diffĂ©rence capitale, câest que les actions passent, les Ćuvres demeurent. Lâaction la plus noble nâa toujours quâune influence temporaire ; lâĆuvre de gĂ©nie par contre subsiste et agit, bienfaisante et Ă©levant lâĂąme, Ă travers tous les Ăąges. Des actions, il ne reste que le souvenir qui devient toujours de plus en plus faible, dĂ©figurĂ© et indiffĂ©rent ; il est mĂȘme destinĂ© Ă sâeffacer graduellement en entier, si lâhistoire ne le recueille pour le transmettre, pĂ©trifiĂ©, Ă la postĂ©ritĂ©. Les Ćuvres, en revanche, sont immortelles par elles-mĂȘmes, et les ouvrages Ă©crits surtout peuvent vivre Ă travers tous les temps. Le nom et le souvenir dâAlexandre le Grand sont seuls vivants aujourdâhui ; mais Platon et Aristote, HomĂšre et Horace sont eux-mĂȘmes prĂ©sents ; ils vivent et agissent directement. Les VĂ©das, avec leurs Upanischades, sont lĂ devant nous ; mais, de toutes les actions accomplies de leur temps, pas la moindre notion nâest parvenue jusquâĂ nous[19]. Un autre dĂ©savantage des actions, câest quâelles dĂ©pendent de lâoccasion qui, avant tout, doit leur donner la possibilitĂ© de se produire dâoĂč il rĂ©sulte que leur gloire ne se rĂšgle pas uniquement sur leur valeur intrinsĂšque, mais encore sur les circonstances qui leur prĂȘtent lâimportance et lâĂ©clat. Elle dĂ©pend, en outre, lorsque, comme Ă la guerre, les actions sont purement personnelles, du tĂ©moignage dâun petit nombre de tĂ©moins oculaires ; or il peut se faire quâil nây ait pas eu de tĂ©moins, ou que ceux-ci parfois soient injustes ou prĂ©venus. Dâautre part, les actions, Ă©tant quelque chose de pratique, ont lâavantage dâĂȘtre Ă la portĂ©e de la facultĂ© de jugement de tous les hommes ; aussi leur rend-on immĂ©diatement justice dĂšs que les donnĂ©es sont exactement fournies, Ă moins toutefois que les motifs nâen puissent ĂȘtre nettement connus ou justement apprĂ©ciĂ©s que plus tard, car, pour bien comprendre une action, il faut en connaĂźtre le motif. Pour les Ćuvres, câest lâinverse ; leur production ne dĂ©pend pas de lâoccasion, mais uniquement de leur au- teur, et elles restent ce quâelles sont en elles-mĂȘmes et par elles-mĂȘmes, aussi longtemps quâelles durent. Ici, en revanche, la difficultĂ© consiste dans la facultĂ© de les juger, et la difficultĂ© est dâautant plus grande que les Ćuvres, sont dâune qualitĂ© plus Ă©levĂ©e souvent, il y a manque de juges compĂ©tents ; souvent aussi, ce sont les juges impartiaux et honnĂȘtes qui font dĂ©faut. De plus, ce nâest pas une unique instance qui dĂ©cide de leur gloire ; il y a toujours lieu Ă appel. En effet, si, comme nous lâavons dit, la mĂ©moire des actions arrive seule Ă la postĂ©ritĂ© et telle que les contemporains lâont transmise, les Ćuvres au contraire y arrivent elles-mĂȘmes et telles quâelles sont, sauf les fragments disparus ici donc, plus de possibilitĂ© de dĂ©naturer les donnĂ©es, et, si mĂȘme Ă leur apparition le milieu a pu exercer quelque influence nuisible, celle-ci disparaĂźt plus tard. Pour mieux dire mĂȘme, câest le temps qui produit, un Ă un, le petit nombre de juges vraiment compĂ©tents, appelĂ©s, comme des ĂȘtres exceptionnels quâils sont, Ă en juger de plus exceptionnels encore ils dĂ©posent successivement dans lâurne leurs votes significatifs, et par lĂ sâĂ©tablit, aprĂšs des siĂšcles parfois, un jugement pleinement fondĂ© et que la suite des temps ne peut plus infirmer. On le voit, la gloire des Ćuvres est assurĂ©e, infaillible. Il faut un concours de circonstances extĂ©rieures et un hasard pour que lâauteur arrive, de son vivant, Ă la gloire ; le cas sera dâautant plus rare que le genre des Ćuvres est plus Ă©levĂ© et plus difficile. Aussi SĂ©nĂšque a-t-il dit Ep. 79, dans un langage incomparable, que la gloire suit aussi infailliblement le mĂ©rite que lâombre suit le corps, bien quâelle marche, comme lâombre, tantĂŽt devant, tantĂŽt derriĂšre. AprĂšs avoir dĂ©veloppĂ© cette pensĂ©e, il ajoute Etiamsi omnibus tecum viventibus silentium livor indixerit, venient qui sine offensa, sine gratia, judicent » Quand nos contemporains se tairaient de nous par envie, il en viendra dâautres qui, sans faveur et sans passions, nous rendront justice ; ce passage nous montre en mĂȘme temps que lâart dâĂ©touffer mĂ©chamment les mĂ©rites par le silence et par une feinte ignorance, dans le but de cacher au public ce qui est bon, au profit de ce qui est mauvais, Ă©tait dĂ©jĂ pratiquĂ© par la canaille de lâĂ©poque oĂč vivait SĂ©nĂšque, comme il lâest par la canaille de la nĂŽtre, et quâaux uns, comme aux autres, câest lâenvie qui leur clĂŽt la bouche. Dâordinaire, la gloire est dâautant plus tardive quâelle sera plus durable, car tout ce qui est exquis mĂ»rit lentement. La gloire appelĂ©e Ă devenir Ă©ternelle est comme le chĂȘne qui croĂźt lentement de sa semence ; la gloire facile, Ă©phĂ©mĂšre, ressemble aux plantes annuelles, hĂątives ; quant Ă la fausse gloire, elle est comme ces mauvaises herbes qui poussent Ă vue dâĆil et quâon se hĂąte dâextirper. Cela tient Ă ce que plus un homme appartient Ă la postĂ©ritĂ©, autrement dit Ă lâhumanitĂ© entiĂšre en gĂ©nĂ©ral, plus il est Ă©tranger Ă son Ă©poque ; car ce quâil crĂ©e nâest pas destinĂ© spĂ©cialement Ă celle-ci comme telle, mais comme Ă©tant une partie de lâhumanitĂ© collective ; aussi, de pareilles Ćuvres nâĂ©tant pas teintĂ©es de la couleur locale de leur temps, il arrive souvent que lâĂ©poque contemporaine les laisse passer inaperçues. Ce que celle-ci apprĂ©cie, ce sont plutĂŽt ces Ćuvres qui traitent des choses fugitives du jour ou qui servent le caprice du moment ; celles-lĂ lui appartiennent en entier, elles vivent et meurent avec elle. Aussi lâhistoire de lâart et de la littĂ©rature nous apprend gĂ©nĂ©ralement que les plus hautes productions de lâesprit humain ont, de rĂšgle, Ă©tĂ© accueillies avec dĂ©faveur et sont restĂ©es dĂ©daignĂ©es jusquâau jour oĂč des esprits Ă©levĂ©s, attirĂ©s par elles, ont reconnu leur valeur et leur ont assignĂ© une considĂ©ration quâelles ont conservĂ©e dĂšs lors. En derniĂšre analyse, tout cela repose sur ce que chacun ne peut rĂ©ellement comprendre et apprĂ©cier que ce qui lui est homogĂšne. Or lâhomogĂšne pour lâhomme bornĂ©, câest ce qui est bornĂ© ; pour le trivial, câest le trivial ; pour lâesprit diffus, câest le diffus, et pour lâinsensĂ© lâabsurde ; ce que chacun prĂ©fĂšre, ce sont ses propres Ćuvres, comme Ă©tant entiĂšrement de la mĂȘme nature. DĂ©jĂ le vieil Epicharme, le poĂšte fabuleux, chantait ainsi ÎαÏ
ÎŒÎ±ÎżÎœ ÎżÏ
ΎΔΜ ΔÎč, ΌΔ αÏ
ΞÊč ÎżÏ
λΔγΔÎčΜ ÎαÎč αΜΎαΜΔÎčΜ αÏ
ÎżÎčÎčΜ αÏ
ÎżÏ
, ÎșαÎč ÎŽÎżÎșΔÎčΜ Îαλ ÏΔÏÏ
ÏΔΜαÎč, ÏαÎč ÎłÎ±Ï Îż ÎșÏ
Μ ÎșÏ
ΜÎč, ÎαλλÎčÎżÎœ ΔÎčΌΔΜ ÏαÎčΜΔαÎč, ÎșαÎč ÎČÎżÏ
ÎČοί ÎÎœÎż ΎΔ ÎżÎœ ÏαλλÎčÎżÎœ, Ï
ΎΔ ÎŽÎŻ. Ce quâil faut traduire, afin que cela ne soit perdu pour personne[20] Il nâest pas Ă©tonnant que je parle dans mon sens, et ceux qui se plaisent Ă eux-mĂȘmes croient quâils sont remplis de mĂ©rites louables ; de mĂȘme rien ne semble plus beau au chien que le chien, au bĆuf que le bĆuf, Ă lâĂąne que lâĂąne et au cochon que le cochon. » Le bras le plus vigoureux lui-mĂȘme, quand il lance un corps lĂ©ger, ne peut lui communiquer assez de mouvement pour voler loin et frapper fort ; le corps retombera inerte et tout prĂšs, parce que lâobjet, manquant de masse matĂ©rielle propre, ne peut admettre la force extĂ©rieure ; tel sera aussi le sort des grandes et belles pensĂ©es, des chefs-dâĆuvre du gĂ©nie, quand, pour les admettre, il ne se rencontre que de petits cerveaux, des tĂȘtes faibles ou de travers. Câest lĂ ce que les sages de tous les temps ont sans cesse dĂ©plorĂ© tout dâune voix. JĂ©sus, fils de Sirach, par exemple, dit Qui parle Ă un fou parle Ă un endormi. Quand il a fini de parler, lâautre demande Quâest-ce quâil y a ? » â Dans Hamlet A knavish speech sleeps in a fools ear Un discours fripon dort dans lâoreille dâun sot. â GĆthe, Ă son tour Das glĂŒcklichste Wort es wird verböhnt, Wenn der Hörer ein Schiefohr ist. Le mot le plus heureux est dĂ©prĂ©ciĂ© quand lâauditeur a lâoreille de travers. Et le mĂȘme Du wirkest nicht, Alles bleibt so stumpf, Sei guter Dinge ! Der Stein im Sumpf Macht keine Ringe. Tu ne peux agir, tout demeure inerte ne te dĂ©sole pas ! Le caillou jetĂ© dans un bourbier ne fait pas de ronds. Voici maintenant Lichtenberg Quand une tĂȘte et un livre en se heurtant rendent un son creux, cela vient-il toujours du livre ? » Le mĂȘme dit ailleurs De tels ouvrages sont des miroirs ; quand un singe sây mire, ils ne peuvent rĂ©flĂ©chir les traits dâun apĂŽtre. » Rapportons encore la belle et touchante plainte du vieux papa Gellert ; elle le mĂ©rite bien Dass oft die allerbesten Gaben Die wenigsten Bewundrer haben, Und dass der grösste Theil der Welt Das Schlechte fĂŒr das Gute hĂ€lt ; Dies Uebel sieht man alle Tage. Iedoch, wie wehrt man dieser Pest ? Ich zweifle, dass sich diese Plage Aus unsrer Welt verdrĂ€ngen lĂ€sst. Ein einzig Mittel ist auf Erden, Allein es ist unendlich schwer Die Narren mĂŒssen weise werden ; Und seht ! sie werdenâs nimmermehr. Nie kennen sie den Werth der Dinge. Ihr Auge schliesst, nicht ihr Verstand Sie loben ewig das Geringe, Weil sie das Gute nie gekannt. Que de fois les meilleures qualitĂ©s trouvent le moins dâadmirateurs, et que de fois la plupart du monde prend le mauvais pour le bon ! Câest lĂ un mal que lâon voit tous les jours. Mais comment Ă©viter cette peste ? Je doute que cette calamitĂ© puisse ĂȘtre chassĂ©e de ce monde. Il nâest quâun seul moyen sur terre, mais il est infiniment difficile câest que les fous deviennent sages. Mais quoi ! ils ne le deviendront jamais. Ils ne connaissent pas la valeur des choses ; câest par la vue, ce nâest pas par la raison quâils jugent. Ils louent constamment ce qui est petit, car ils nâont jamais connu ce qui est bon. Ă cette incapacitĂ© intellectuelle des hommes qui fait, comme le dit GĆthe, quâil est moins rare de voir naĂźtre une Ćuvre Ă©minente que de la voir reconnue et apprĂ©ciĂ©e, vient sâajouter encore leur perversitĂ© morale se manifespar lâenvie. Car par la gloire quâon acquiert, il y a un homme de plus qui sâĂ©lĂšve au-dessus de ceux de son espĂšce ; ceux-ci sont donc rabaissĂ©s dâautant, de maniĂšre que tout mĂ©rite extraordinaire obtient sa gloire aux dĂ©pens de ceux qui nâont pas de mĂ©rites Wenn wir Andern Ehre gehen, MĂŒssen wir uns selbst Divan, O. O. Quand nous rendons honneur aux autres, nous devons nous dĂ©prĂ©cier nous-mĂȘmes. VoilĂ qui explique pourquoi, dĂšs quâapparaĂźt une Ćuvre supĂ©rieure dans nâimporte quel genre, toutes les nombreuses mĂ©diocritĂ©s sâallient et se conjurent pour lâempĂȘcher de se faire connaĂźtre, et pour lâĂ©touffer si câest possible. Leur mot dâordre tacite est A bas le mĂ©rite. » Ceux-lĂ mĂȘmes qui ont eux aussi des mĂ©rites et qui sont dĂ©jĂ en possession de la gloire qui leur en revient ne voient pas volontiers poindre une gloire nouvelle dont lâĂ©clat diminuerait dâautant lâĂ©clat de la leur. GĆthe lui-mĂȘme a dit HĂ€ttâich gezandert zu werden, Bis man mirâs Leben gegönnt, Ich wĂ€re noch nient auf Erden, Wie ihr begreifen Könnt, Wenn ihr sent wie sie sich geberden, Die, um etwas zu scheinen, Mich gerne nöchten verneinen. Si jâavais attendu pour naĂźtre que lâon mâaccordĂąt la vie, je ne serais pas encore de ce monde, comme vous pouvez le comprendre en voyant comment se dĂ©mĂšnent ceux-lĂ qui, pour paraĂźtre quelque chose, me renieraient volontiers. Ainsi donc, pendant que lâhonneur trouve le plus souvent des juges Ă©quitables, pendant que lâenvie ne lâattaque pas et quâon lâaccorde mĂȘme Ă tout homme par avance, Ă crĂ©dit, la gloire, dâautre part, doit ĂȘtre conquise de haute lutte, en dĂ©pit de lâenvie, et câest un tribunal de juges dĂ©cidĂ©ment dĂ©favorables qui dĂ©cerne la palme. Nous pouvons et nous voulons partager lâhonneur avec chacun, mais la gloire acquise par un autre diminue la nĂŽtre ou nous en rend la conquĂȘte plus pĂ©nible. En outre, la difficultĂ© dâarriver Ă la gloire par des Ćuvres est en raison inverse du nombre dâindividus dont se compose le public de ces Ćuvres, et cela pour des motifs faciles Ă saisir. Aussi la peine est-elle plus grande pour les Ćuvres dont le but est dâinstruire que pour celles qui ne se proposent que dâamuser. Câest pour les ouvrages de philosophie que la difficultĂ© est la plus grande, parce que lâenseignement quâils promettent, douteux dâune part, sans profit matĂ©riel de lâautre, sâadresse, pour commencer, Ă un public composĂ© exclusivement de concurrents. Il ressort de ce que nous venons de dire sur les difficultĂ©s pour arriver Ă la gloire, que le monde verrait naĂźtre peu ou point dâĆuvres immortelles, si ceux qui en peuvent produire ne le faisaient pas pour lâamour mĂȘme de ces Ćuvres, pour leur propre satisfaction, et sâils avaient besoin pour cela du stimulant de la gloire. Bien plus, quiconque doit produire le bon et le vrai et fuir le mauvais bravera lâopinion des masses et de leurs organes ; donc il les mĂ©prisera. Aussi a-t-on trĂšs justement fait observer, Osorio De gloria entre autres, que la gloire fuit devant ceux qui la cherchent et suit ceux qui la nĂ©gligent, parce que les premiers sâaccommodent au goĂ»t de leurs contemporains, tandis que les autres lâaffrontent. Autant il est difficile dâacquĂ©rir la gloire, autant est-il facile de la conserver. En cela aussi elle est en opposition avec lâhonneur. Celui-ci sâaccorde Ă chacun, mĂȘme Ă crĂ©dit, et lâon nâa plus quâĂ le garder. Mais lĂ est la tĂąche, car une seule action indigne le fait perdre irrĂ©vocablement. Au contraire, la gloire ne peut rĂ©ellement jamais ĂȘtre perdue, car lâaction ou lâĆuvre qui lâont amenĂ©e demeure Ă jamais accomplie, et la gloire en reste Ă lâauteur, quand mĂȘme Ă lâancienne il nâen ajouterait plus de nouvelle. Si nĂ©anmoins elle sâĂ©teint, si lâauteur lui survit, câest quâelle Ă©tait fausse, câest-Ă -dire quâil ne lâavait pas mĂ©ritĂ©e ; elle venait dâune Ă©valuation exagĂ©rĂ©e et momentanĂ©e du mĂ©rite ; câĂ©tait une gloire dans le genre de celle de Hegel et que Lichtenberg dĂ©crit en disant quâelle avait Ă©tĂ© proclamĂ©e Ă son de trompette par une coterie dâamis et de disciples et rĂ©percutĂ©e par lâĂ©cho des cerveaux creux ; mais comme la postĂ©ritĂ© sourira quand, un jour, frappant Ă la porte de ces cages Ă mots bariolĂ©s, de ces charmants nids dâune mode envolĂ©e, de ces demeures de conventions expirĂ©es, elle trouvera tout, tout absolument vide, et pas une pensĂ©e pour rĂ©pondre avec confiance Entrez ! » En dĂ©finitive, la gloire se fonde sur ce quâun homme est en comparaison des autres. Elle est donc par essence quelque chose de relatif et ne peut avoir aussi quâune valeur relative. Elle disparaĂźtrait totalement si les autres devenaient ce que lâhomme cĂ©lĂšbre est dĂ©jĂ . Une chose ne peut avoir de valeur absolue que si elle garde son prix en toute circonstance ; dans le cas prĂ©sent, ce qui aura une valeur absolue, ce sera donc ce quâun homme est directement et par lui-mĂȘme câest lĂ par consĂ©quent ce qui constituera nĂ©cessairement la valeur et la fĂ©licitĂ© dâun grand cĆur et dâun grand esprit. Ce quâil y a de prĂ©cieux, ce nâest donc pas la gloire, mais câest de la mĂ©riter. Les conditions qui en rendent digne sont, pour ainsi dire, la substance ; la gloire nâest que lâaccident ; cette derniĂšre agit sur lâhomme cĂ©lĂšbre comme symptĂŽme extĂ©rieur qui vient confirmer Ă ses yeux la haute opinion quâil a de lui-mĂȘme ; on pourrait dire que, semblable Ă la lumiĂšre qui ne devient visible que rĂ©flĂ©chie par un corps, toute supĂ©rioritĂ© nâacquiert la pleine conscience dâelle-mĂȘme que par la gloire. Mais le symptĂŽme mĂȘme nâest pas infaillible, vu quâil existe de la gloire sans mĂ©rite et du mĂ©rite sans gloire. Lessing dit Ă ce sujet dâune façon charmante Il y a des hommes cĂ©lĂšbres, il y en a qui mĂ©ritent de lâĂȘtre. » Ce serait en vĂ©ritĂ© une bien misĂ©rable existence que celle dont la valeur ou la dĂ©prĂ©ciation dĂ©pendraient de ce quâelle paraĂźt aux yeux des autres, et telle serait la vie du hĂ©ros et du gĂ©nie si le prix de leur existence consistait dans la gloire, câest-Ă -dire dans lâapprobation dâautrui. Tout ĂȘtre vit et existe avant tout pour son propre compte, par consĂ©quent principalement en soi et par soi. Ce quâun homme est, nâimporte comment, il lâest tout dâabord et par-dessus tout en soi ; si, considĂ©rĂ©e ainsi, la valeur en est minime, câest quâelle lâest aussi, considĂ©rĂ©e en gĂ©nĂ©ral. Lâimage au contraire de notre ĂȘtre, tel quâil se rĂ©flĂ©chit dans les tĂȘtes des autres hommes, est quelque chose de secondaire, de dĂ©rivĂ©, dâĂ©ventuel, ne se rapportant que fort indirectement Ă lâoriginal. En outre, les tĂȘtes des masses sont un local trop misĂ©rable pour que notre vrai bonheur y puisse trouver sa place. On ne peut y rencontrer quâun bonheur chimĂ©rique. Quelle sociĂ©tĂ© mĂ©langĂ©e ne voit-on pas rĂ©unie dans ce temple de la gloire universelle ! Capitaines, ministres, charlatans, escamoteurs, danseurs, chanteurs, millionnaires et juifs oui, les mĂ©rites de tous ces gens-lĂ y sont bien plus sincĂšrement apprĂ©ciĂ©s, y trouvent bien plus dâestime sentie que les mĂ©rites intellectuels, surtout ceux dâordre supĂ©rieur, qui nâobtiennent de la grande majoritĂ© quâune estime sur parole. Au point de vue eudĂ©monologique, la gloire nâest donc que le morceau le plus rare et le plus savoureux servi Ă notre orgueil et Ă notre vanitĂ©. Mais on trouve surabondamment dâorgueil et de vanitĂ© chez la plupart des hommes, bien quâon les dissimule ; peut-ĂȘtre mĂȘme rencontre-t-on ces deux conditions au plus haut degrĂ© chez ceux qui possĂšdent Ă nâimporte quel titre des droits Ă la gloire et qui le plus souvent doivent porter bien longtemps dans leur Ăąme la conscience incertaine de leur haute valeur, avant dâavoir lâoccasion de la mettre Ă lâĂ©preuve et ensuite de la faire reconnaĂźtre jusquâalors, ils ont le sentiment de subir une secrĂšte injustice[21]. En gĂ©nĂ©ral, et comme nous lâavons dit au commencement de ce chapitre, le prix attachĂ© Ă lâopinion est tout Ă fait disproportionnĂ© et dĂ©raisonnable, Ă ce point que Hobbes a pu dire, en termes trĂšs Ă©nergiques, mais trĂšs justement Toute jouissance de lâĂąme, toute satisfaction vient de lĂ que, se comparant aux autres, on puisse avoir une haute opinion de soi-mĂȘme. » De cive, I, 5. Ainsi sâexplique le grand prix que lâon attache Ă la gloire, et les sacrifices que lâon fait dans le seul espoir dây arriver un jour Fame is the spur, that the clear spirit doth raise That lust infirmity of noble minds To scorn delights and live laborious days. La renommĂ©e est lâĂ©peron qui pousse les esprits Ă©minents [derniĂšre faiblesse des nobles Ăąmes] Ă dĂ©daigner les plaisirs et Ă consacrer leur vie au travail. Et ailleurs il dit ___________how hard it is to climb The hights were Fameâs proud temple shines, afar Quâil est dur de grimper aux sommets oĂč brille au loin le temple de la RenommĂ©e. Câest pourquoi aussi la plus vaniteuse de toutes les nations a toujours Ă la bouche le mot gloire » et considĂšre celle-ci comme le mobile principal des grandes actions et des grandes Ćuvres. Seulement, comme la gloire nâest incontestablement que le simple Ă©cho, lâimage, lâombre, le symptĂŽme du mĂ©rite, et comme en tout cas ce quâon admire doit avoir plus de valeur que lâadmiration, il sâensuit que ce qui rend vraiment heureux ne rĂ©side pas dans la gloire, mais dans ce qui nous lâattire, dans le mĂ©rite mĂȘme, ou, pour parler plus exactement, dans le caractĂšre et les facultĂ©s qui fondent le mĂ©rite soit dans lâordre moral soit dans lâordre intellectuel. Car ce quâun homme peut ĂȘtre de meilleur, câest nĂ©cessairement pour lui-mĂȘme quâil doit lâĂȘtre ; ce qui se rĂ©flĂ©chit de son ĂȘtre dans la tĂȘte des autres, ce quâil vaut dans leur opinion nâest quâaccessoire et dâun intĂ©rĂȘt subordonnĂ© pour lui. Par consĂ©quent, celui qui ne fait que mĂ©riter la gloire, quand mĂȘme il ne lâobtient pas, possĂšde amplement la chose principale et a de quoi se consoler de ce qui lui manque. Ce qui rend un homme digne dâenvie, ce nâest pas dâĂȘtre tenu pour grand par ce public si incapable de juger et souvent si aveugle, câest dâĂȘtre grand ; le suprĂȘme bonheur non plus nâest pas de voir son nom aller Ă la postĂ©ritĂ©, mais de produire des pensĂ©es qui mĂ©ritent dâĂȘtre recueillies et mĂ©ditĂ©es dans tous les siĂšcles. Câest lĂ ce qui ne peut lui ĂȘtre enlevĂ©, Μ ΔÏâ ηΌÎčΜ » ; le reste est Μ ÎżÏ
Îș ΔÏâ ηΌÎčΜ ». Quand, au contraire, lâadmiration mĂȘme est lâobjet principal, câest que le sujet nâen est pas digne. Tel est en effet le cas pour la fausse gloire, câest-Ă -dire la gloire non mĂ©ritĂ©e. Celui qui la possĂšde doit sâen contenter pour tout aliment, puisquâil nâa pas les qualitĂ©s dont cette gloire ne doit ĂȘtre que le symptĂŽme, le simple reflet. Mais il se dĂ©goĂ»tera souvent de cette gloire mĂȘme il arrive un moment oĂč, en dĂ©pit de lâillusion sur son propre compte que la vanitĂ© lui procure, il sera pris de vertige sur ces hauteurs quâil nâest pas fait pour habiter, ou bien il sâĂ©veille en lui un vague soupçon de nâĂȘtre que du cuivre dorĂ© ; il est saisi de la crainte dâĂȘtre dĂ©voilĂ© et humiliĂ© comme il le mĂ©rite, surtout alors quâil peut lire dĂ©jĂ sur le front des sages le jugement de la postĂ©ritĂ©. Il ressemble Ă un homme possĂ©dant un hĂ©ritage en vertu dâun faux testament. Le retentissement de la gloire vraie, de celle qui vivra Ă travers les Ăąges futurs, nâarrive jamais aux oreilles de celui qui en est lâobjet, et pourtant on le tient pour heureux. Câest que ce sont les hautes facultĂ©s auxquelles il doit sa gloire, câest le loisir de les dĂ©velopper, câest-Ă -dire dâagir en conformitĂ© de sa nature, câest dâavoir pu ne sâoccuper que des sujets quâil aimait ou qui lâamusaient, câest lĂ ce qui lâa rendu heureux ; ce nâest aussi que dans ces conditions que se produisent les Ćuvres qui iront Ă la gloire. Câest donc sa grande Ăąme, câest la richesse de son intelligence, dont lâempreinte dans ses Ćuvres force lâadmiration des temps Ă venir, qui sont la base de son bonheur ; ce sont encore ses pensĂ©es dont la mĂ©ditation fera lâĂ©tude et les dĂ©lices des plus nobles esprits Ă travers dâinnombrables siĂšcles. Avoir mĂ©ritĂ© la gloire, voilĂ ce qui en fait la valeur comme aussi la propre rĂ©compense. Que des travaux appelĂ©s Ă la gloire Ă©ternelle lâaient parfois obtenue dĂ©jĂ des contemporains, câest lĂ un fait dĂ» Ă des circonstances fortuites et qui nâa pas grande importance. Car les hommes manquent dâordinaire de jugement propre, et surtout ils nâont pas les facultĂ©s voulues pour apprĂ©cier les productions dâun ordre Ă©levĂ© et difficile ; aussi suivent-ils toujours sur ces matiĂšres lâautoritĂ© dâautrui, et la gloire suprĂȘme est accordĂ©e de pure confiance par quatre-vingt-dix-neuf admirateurs sur cent. Câest pourquoi lâapprobation des contemporains, quelque nombreuses que soient leurs voix, nâa que peu de prix pour le penseur ; il nây distingue toujours que lâĂ©cho de quelques voix peu nombreuses qui ne sont elles-mĂȘmes parfois quâun effet du moment. Un virtuose se sentirait-il bien flattĂ© par les applaudissements approbatifs de son public sâil apprenait que, sauf un ou deux individus, lâauditoire est composĂ© en entier de sourds qui, pour dissimuler mutuellement leur infirmitĂ©, applaudissent bruyamment dĂšs quâils voient remuer les mains du seul qui entend ? Que serait-ce donc sâil apprenait aussi que ces chefs de claque ont souvent Ă©tĂ© achetĂ©s pour procurer le plus Ă©clatant succĂšs au plus misĂ©rable racleur ! Ceci nous explique pourquoi la gloire contemporaine subit si rarement la mĂ©tamorphose en gloire immortelle ; dâAlembert rend la mĂȘme pensĂ©e dans sa magnifique description du temple de la gloire littĂ©raire LâintĂ©rieur du temple nâest habitĂ© que par des morts qui nây Ă©taient pas de leur vivant, et par quelques vivants que lâon met Ă la porte, pour la plupart, dĂšs quâils sont morts. » Pour le dire en passant, Ă©lever un monument Ă un homme de son vivant, câest dĂ©clarer que pour ce qui le concerne on ne se fie pas Ă la postĂ©ritĂ©. Quand malgrĂ© tout un homme arrive pendant sa vie Ă une gloire que les gĂ©nĂ©rations futures confirmeront, ce ne sera jamais que dans un Ăąge avancĂ© il y a bien quelques exceptions Ă cette rĂšgle pour les artistes et les poĂštes, mais il y en a beaucoup moins pour les philosophes. Les portraits dâhommes cĂ©lĂšbres pour leurs Ćuvres, peints gĂ©nĂ©ralement Ă une Ă©poque oĂč leur cĂ©lĂ©britĂ© Ă©tait dĂ©jĂ Ă©tablie, confirment la rĂšgle prĂ©cĂ©dente ; ils nous les reprĂ©sentent dâordinaire vieux et tout blancs, les philosophes nommĂ©ment. Au point de vue eudĂ©monologique, toutefois, la chose est parfaitement justifiĂ©e. Avoir gloire et jeunesse Ă la fois, câest trop pour un mortel. Notre existence est si pauvre que ses biens doivent ĂȘtre rĂ©partis avec plus de mĂ©nagement. La jeunesse a bien assez de richesse propre ; elle peut sâen contenter. Câest dans la vieillesse, quand jouissances et plaisirs sont morts, comme les arbres pendant lâhiver, que lâarbre de la gloire vient bourgeonner Ă propos, comme une verdure dâhiver ; on peut encore comparer la gloire ces poires tardives qui se dĂ©veloppent pendant lâĂ©tĂ©, mais quâon ne mange quâen hiver. Il nây a pas de plus belle consolation pour le vieillard que de voir toute la force de ses jeunes annĂ©es sâincorporer dans des Ćuvres qui ne vieilliront pas comme sa jeunesse. Examinons maintenant de plus prĂšs la route qui conduit Ă la gloire par les sciences, celles-ci Ă©tant la branche le plus Ă notre portĂ©e ; nous pourrons Ă©tablir Ă leur Ă©gard la rĂšgle suivante. La supĂ©rioritĂ© intellectuelle dont tĂ©moigne la gloire scientifique se manifeste toujours par une combinaison neuve de certaines donnĂ©es. Ces derniĂšres peuvent ĂȘtre dâespĂšces trĂšs diverses, mais la gloire attachĂ©e Ă leur combinaison sera dâautant plus grande et plus Ă©tendue quâelles-mĂȘmes seront plus gĂ©nĂ©ralement connues et plus accessibles Ă chacun. Si ces donnĂ©es sont, par exemple, des chiffres, des courbes, une question spĂ©ciale de physique, de zoologie, de botanique ou dâanatomie, des passages corrompus dâauteurs anciens, des inscriptions Ă demi effacĂ©es ou dont lâalphabet nous manque, ou des points obscurs dâhistoire, dans tous ces cas la gloire quâon acquerra Ă les combiner judicieusement ne sâĂ©tendra guĂšre plus loin que la connaissance mĂȘme de ces donnĂ©es et par consĂ©quent ne dĂ©passera pas le cercle dâun petit nombre dâhommes qui vivent dâordinaire dans la retraite et sont jaloux de la gloire dans leur profession spĂ©ciale. Si, au contraire, les donnĂ©es sont de celles que tout le monde connaĂźt, si ce sont par exemple des facultĂ©s essentielles et universelles de lâesprit ou du cĆur humain, ou bien des forces naturelles dont lâaction se passe constamment sous nos yeux, ou bien encore la marche, familiĂšre Ă tous, de la nature en gĂ©nĂ©ral, alors la gloire de les avoir mises on plus grande lumiĂšre par une combinaison neuve, importante et Ă©vidente, se rĂ©pandra avec le temps dans le sein de lâhumanitĂ© civilisĂ©e presque tout entiĂšre. Car, si les donnĂ©es sont accessibles Ă chacun, leur combinaison gĂ©nĂ©ralement le sera aussi. NĂ©anmoins la gloire sera toujours en rapport avec la difficultĂ© Ă surmonter. En effet, plus les hommes Ă qui les donnĂ©es sont connues seront nombreux, plus il sera difficile de les combiner dâune maniĂšre neuve et juste Ă la fois, puisquâune infinitĂ© dâesprits sây seront dĂ©jĂ essayĂ©s et auront Ă©puisĂ© les combinaisons possibles. En revanche, les donnĂ©es inaccessibles au grand public, et dont la connaissance ne sâacquiert que par des voies longues et laborieuses, admettront encore le plus souvent des combinaisons nouvelles ; quand on les aborde avec une raison droite et un jugement sain, on peut aisĂ©ment avoir la chance dâarriver Ă une combinaison neuve et juste. Mais la gloire ainsi obtenue aura, Ă peu de chose prĂšs, pour limite le cercle mĂȘme de la connaissance de ces donnĂ©es. Car la solution des problĂšmes de cette nature exige, Ă la vĂ©ritĂ©, beaucoup de travail et dâĂ©tude ; dâautre part, les donnĂ©es pour les problĂšmes de la premiĂšre espĂšce, oĂč la gloire Ă acquĂ©rir est prĂ©cisĂ©ment la plus Ă©levĂ©e et la plus vaste, sont connues de tout le monde et sans effort ; mais, sâil faut peu de travail pour les connaĂźtre, il faudra dâautant plus de talent, de gĂ©nie mĂȘme pour les combiner. Or il nây a pas de travail qui, pour la valeur propre ou pour celle quâon lui attribue, puisse soutenir la comparaison avec le talent ou le gĂ©nie. Il rĂ©sulte de lĂ que ceux qui se savent douĂ©s dâune raison solide et dâun jugement droit, sans avoir pourtant le sentiment de possĂ©der une intelligence hors ligne, ne doivent pas reculer devant les longues Ă©tudes et les recherches laborieuses ; ils pourront sâĂ©lever par lĂ au-dessus des hommes Ă la portĂ©e desquels se trouvent les donnĂ©es universellement connues, et atteindre des rĂ©gions Ă©cartĂ©es, accessibles seulement Ă lâactivitĂ© du savant. Car ici le nombre des concurrents est infiniment moindre, et un esprit quelque peu supĂ©rieur trouvera bientĂŽt lâoccasion dâune combinaison neuve et juste ; le mĂ©rite de sa dĂ©couverte pourra mĂȘme sâappuyer en mĂȘme temps sur la difficultĂ© dâarriver Ă la connaissance des donnĂ©es. Mais la multitude ne percevra que de loin le bruit des applaudissements que ces travaux vaudront Ă leur auteur de la part de ses confrĂšres en science, seuls connaisseurs en la matiĂšre. En poursuivant jusquâĂ son terme la route ici indiquĂ©e, on peut mĂȘme dĂ©terminer le point oĂč les donnĂ©es, par leur extrĂȘme difficultĂ© dâacquisition, suffisent Ă elles seules, en dehors de toute combinaison, pour fonder une gloire. Tels sont les voyages dans les pays trĂšs Ă©loignĂ©s et peu visitĂ©s ; on devient cĂ©lĂšbre par ce quâon a vu, non par ce quâon a pensĂ©. Ce systĂšme a encore ce grand avantage quâil est plus facile de communiquer aux autres les choses quâon a vues que celles quâon a pensĂ©es, de mĂȘme que le public comprend plus aisĂ©ment les premiĂšres que les secondes ; on trouve aussi de cette façon plus de lecteurs. Car, ainsi quâAsmus lâa dĂ©jĂ dit Wenn jemand eine Reise thut, So kann er was erzĂ€hlen. AprĂšs un grand voyage, on a bien des choses Ă raconter. Mais il en rĂ©sulte aussi que, lorsquâon fait la connaissance personnelle dâhommes cĂ©lĂšbres de cette espĂšce, on se rappelle souvent lâobservation dâHorace CĆlum, non animum, mutant, qui trans mare I, 11, t. 27. Câest changer de climat, ce nâest pas changer dâhumeur, que de courir au delĂ des mers. En ce qui concerne maintenant lâhomme douĂ© de hautes facultĂ©s, celui qui seul peut oser aborder la solution de ces grands et difficiles problĂšmes traitant des choses gĂ©nĂ©rales et universelles, celui-lĂ fera bien dâune part dâĂ©largir le plus possible son horizon, mais dâautre part il devra lâĂ©tendre Ă©galement dans toutes les directions, sans sâĂ©garer trop profondĂ©ment dans quelquâune de ces rĂ©gions plus spĂ©ciales, connues seulement de peu dâindividus ; en dâautres mots, sans pĂ©nĂ©trer trop avant dans les dĂ©tails spĂ©ciaux dâune seule science, et bien moins encore faire de la micrologie, dans quelque branche que ce soit. Car il nâa pas besoin de sâadonner aux choses difficilement accessibles pour Ă©chapper Ă la foule des concurrents ; ce qui est Ă la portĂ©e de tous lui fournira prĂ©cisĂ©ment matiĂšre Ă des combinaisons neuves, importantes et vraies. Mais, par lĂ mĂȘme, son mĂ©rite pourra ĂȘtre apprĂ©ciĂ© par tous ceux qui connaissent les donnĂ©es, et câest la plus grande partie du genre humain. VoilĂ la raison de lâimmense diffĂ©rence entre la gloire rĂ©servĂ©e aux poĂštes et aux philosophes et celle accessible aux physiciens, chimistes, anatomistes, minĂ©ralogues, zoologues, philologues, historiens et autres. CHAPITRE V PARĂNĂSES ET MAXIMES Ici moins que partout jâai la prĂ©tention dâĂȘtre complet ; sans quoi jâaurais Ă rĂ©pĂ©ter les nombreuses, et en partie excellentes, rĂšgles de la vie donnĂ©es par les penseurs de tous les temps, depuis Theognis et le pseudo-Salomon[22] jusquâĂ La Rochefoucauld ; je ne pourrais pas Ă©viter non plus beaucoup de lieux communs des plus rebattus. Jâai renoncĂ© aussi presque entiĂšrement Ă tout ordre systĂ©matique. Que le lecteur sâen console, car en pareilles matiĂšres un traitĂ© complet et systĂ©matique eĂ»t Ă©tĂ© infailliblement ennuyeux. Je nâai consignĂ© que ce qui mâest venu tout dâabord Ă lâesprit, ce qui mâa semblĂ© digne dâĂȘtre communiquĂ© et ce qui, autant que je me le rappelais, nâavait pas encore Ă©tĂ© dit, pas aussi complĂštement du moins et pas sous cette mĂȘme forme ; je ne fais donc que glaner dans ce vaste champ oĂč dâautres ont rĂ©coltĂ© avant moi. Toutefois pour apporter un peu de suite dans cette grande variĂ©tĂ© dâopinions et de conseils relatifs Ă mon sujet, je les classerai en maximes gĂ©nĂ©rales et en maximes concernant notre conduite envers nous-mĂȘmes, puis envers les autres et enfin en face de la marche des choses et du sort en ce monde. I. â Maximes gĂ©nĂ©rales. 1° Je considĂšre comme la rĂšgle suprĂȘme de toute sagesse dans la vie la proposition Ă©noncĂ©e par Aristote dans sa Morale Ă Nicomaque VII, 12 Îż ÏÏÎżÎœÎčÎŒÎż Îż αλÏ
ÏÎżÎœ ÎŽÎčÎșΔÎč, ÎżÏ
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» ce qui peut se traduire ainsi Le sage poursuit lâabsence de douleur et non le plaisir. La vĂ©ritĂ© de cette sentence repose sur ce que tout plaisir et tout bonheur sont de nature nĂ©gative, la douleur par contre de nature positive. Jâai dĂ©veloppĂ© et prouvĂ© cette thĂšse dans mon ouvrage principal, vol. I, § 58. Je veux cependant lâexpliquer encore par un fait dâobservation journaliĂšre. Quand notre corps tout entier est sain et intact, sauf une petite place blessĂ©e ou douloureuse, la conscience cesse de percevoir la santĂ© du tout ; lâattention se dirige tout entiĂšre sur la douleur de la partie lĂ©sĂ©e, et le plaisir, dĂ©terminĂ© par le sentiment total de lâexistence, sâefface. De mĂȘme, quand toutes nos affaires marchent Ă notre grĂ©, sauf une seule qui va Ă lâencontre, câest celle-ci, fĂ»t-elle de minime importance, qui nous trotte constamment par la cervelle, câest sur elle que se reporte toujours notre pensĂ©e et rarement sur les autres choses, plus importantes, qui marchent Ă notre souhait. Dans les deux cas, câest la volontĂ© qui est lĂ©sĂ©e, la premiĂšre fois telle quâelle sâobjective dans lâorganisme, la seconde fois dans les efforts de lâhomme ; nous voyons, dans les deux cas, que sa satisfaction nâagit jamais que nĂ©gativement, et que, par consĂ©quent, elle nâest pas Ă©prouvĂ©e directement du tout ; câest tout au plus par voie rĂ©flexe quâelle arrive Ă la conscience. Ce quâil y a de positif au contraire, câest lâempĂȘchement de la volontĂ©, lequel se manifeste directement aussi. Tout plaisir consiste Ă supprimer cet empĂȘchement, Ă sâen affranchir, et ne saurait ĂȘtre, par consĂ©quent, que de courte durĂ©e. VoilĂ donc sur quoi repose lâexcellente rĂšgle dâAristote rapportĂ©e ci-dessus, dâavoir Ă diriger notre attention non sur les jouissances et les agrĂ©ments de la vie, mais sur les moyens dâĂ©chapper autant quâil est possible aux maux innombrables dont elle est semĂ©e. Si cette voie nâĂ©tait pas la vraie, lâaphorisme de Voltaire Le bonheur nâest quâun rĂȘve et la douleur est rĂ©elle, » serait aussi faux quâil est juste en rĂ©alitĂ©. Aussi, quand on veut arrĂȘter le bilan de sa vie au point de vue eudĂ©monologique, il ne faut pas Ă©tablir son compte dâaprĂšs les plaisirs quâon a goĂ»tĂ©s, mais dâaprĂšs les maux auxquels on sâen soustrait. Bien plus, lâeudĂ©monologie, câest-Ă -dire un traitĂ© de la vie heureuse, doit commencer par nous enseigner que son nom mĂȘme est un euphĂ©misme, et que par vivre heureux » il faut entendre seulement moins malheureux », en un mot, supportablement. Et, de fait, la vie nâest pas lĂ pour quâon en jouisse, mais pour quâon subisse, pour quâon sâen acquitte ; câest ce quâindiquent aussi bien des expressions telles que, en latin degere vitam », vitam defungi » ; en italien si scampa cori » ; en allemand man muss suchen, durch zukommen », er wird schon durch die Welt kommen », et autres semblables. Oui, câest une consolation, dans la vieillesse, que dâavoir derriĂšre soi le labeur de la vie. Lâhomme le plus heureux est donc celui qui parcourt sa vie sans douleurs trop grandes, soit au moral soit au physique, et non pas celui qui a eu pour sa part les joies les plus vives ou les jouissances les plus fortes. Vouloir mesurer sur celles-ci le bonheur dâune existence, câest recourir Ă une fausse Ă©chelle. Car les plaisirs sont et restent nĂ©gatifs ; croire quâils rendent heureux est une illusion que lâenvie entretient et par laquelle elle se punit elle-mĂȘme. Les douleurs au contraire sont senties positivement, câest leur absence qui est lâĂ©chelle du bonheur de la vie. Si, Ă un Ă©tat libre de douleur vient sâajouter encore lâabsence de lâennui, alors on atteint le bonheur sur terre dans ce quâil a dâessentiel, car le reste nâest plus que chimĂšre. Il suit de lĂ quâil ne faut jamais acheter de plaisirs au prix de douleurs, ni mĂȘme de leur menace seule, vu que ce serait payer du nĂ©gatif et du chimĂ©rique avec du positif et du rĂ©el. En revanche, il y a bĂ©nĂ©fice Ă sacrifier des plaisirs pour Ă©viter des douleurs. Dans lâun et lâautre cas, il est indiffĂ©rent que les douleurs suivent ou prĂ©cĂšdent les plaisirs. Il nây a vraiment pas de folie plus grande que de vouloir transformer ce théùtre de misĂšres en un lieu de plaisance, et de poursuivre des jouissances et des joies au lieu de chercher Ă Ă©viter la plus grande somme possible de douleurs. Que de gens cependant tombent dans cette folie ! Lâerreur est infiniment moindre chez celui qui, dâun Ćil trop sombre, considĂšre ce monde comme une espĂšce dâenfer et nâest occupĂ© quâĂ sây procurer un logis Ă lâĂ©preuve des flammes. Le fou court aprĂšs les plaisirs de la vie et trouve la dĂ©ception ; le sage Ă©vite les maux. Si malgrĂ© ces efforts il nây parvient pas, la faute en est alors au destin et non Ă sa folie. Mais pour peu quâil y rĂ©ussisse, il ne sera pas déçu, car les maux quâil aura Ă©cartĂ©s sont des plus rĂ©els. Dans le cas mĂȘme oĂč le dĂ©tour fait pour leur Ă©chapper eĂ»t Ă©tĂ© trop grand et oĂč il aurait sacrifiĂ© inutilement des plaisirs, il nâa rien perdu en rĂ©alitĂ© car ces derniers sont chimĂ©riques, et se dĂ©soler de leur perte serait petit ou plutĂŽt ridicule. Pour avoir mĂ©connu cette vĂ©ritĂ© Ă la faveur de lâoptimisme, on a ouvert la source de bien des calamitĂ©s. En effet, dans les moments oĂč nous sommes libres de souffrances, des dĂ©sirs inquiets font briller Ă nos yeux les chimĂšres dâun bonheur qui nâa pas dâexistence rĂ©elle et nous induisent Ă les poursuivre par lĂ nous attirons la douleur qui est incontestablement rĂ©elle. Alors nous nous lamentons sur cet Ă©tat exempt de douleurs que nous avons perdu et qui se trouve maintenant derriĂšre nous comme un Paradis que nous avons laissĂ© Ă©chapper Ă plaisir, et nous voudrions vainement rendre non-avenu ce qui est avenu. Il semble ainsi quâun mĂ©chant dĂ©mon soit constamment occupĂ©, par les mirages trompeurs de nos dĂ©sirs, Ă nous arracher Ă cet Ă©tat exempt de souffrances, qui est le bonheur suprĂȘme et rĂ©el. Le jeune homme sâimagine que ce monde quâil nâa pas encore vu est lĂ pour ĂȘtre goĂ»tĂ©, quâil est le siĂšge dâun bonheur positif qui nâĂ©chappe quâĂ ceux qui nâont pas lâadresse de sâen emparer. Il est fortifiĂ© dans sa croyance par les romans et les poĂ©sies, et par cette hypocrisie qui mĂšne le monde, partout et toujours, par les apparences extĂ©rieures. Je reviendrai tout Ă lâheure lĂ -dessus. DĂ©sormais, sa vie est une chasse au bonheur positif, menĂ©e avec plus ou moins de prudence ; et ce bonheur positif est, Ă ce titre, censĂ© composĂ© de plaisirs positifs. Quant aux dangers auxquels on sâexpose, eh bien, il faut en prendre son parti. Cette chasse entraĂźne Ă la poursuite dâun gibier qui nâexiste en aucune façon, et finit dâordinaire par conduire au malheur bien rĂ©el et bien positif. Douleurs, souffrances, maladies, pertes, soucis, pauvretĂ©, dĂ©shonneur et mille autres peines, voilĂ sous quelles formes se prĂ©sente le rĂ©sultat. Le dĂ©sabusement arrive trop tard. Si au contraire on obĂ©it Ă la rĂšgle ici exposĂ©e, si lâon Ă©tablit le plan de sa vie en vue dâĂ©viter les souffrances, câest-Ă -dire dâĂ©carter le besoin, la maladie et toute autre peine, alors le but est rĂ©el ; on pourra obtenir quelque chose, et dâautant plus que le plan aura Ă©tĂ© moins dĂ©rangĂ© par la poursuite de cette chimĂšre du bonheur positif. Ceci sâaccorde avec ce que GĆthe, dans les affinitĂ©s Ă©lectives, fait dire Ă Mittler, qui est toujours occupĂ© du bonheur des autres Celui qui veut sâaffranchir dâun mal sait toujours ce quâil veut ; celui qui cherche mieux quâil nâa est aussi aveugle quâun cataractĂ©. » Ce qui rappelle ce bel adage français le mieux est lâennemi du bien. » Câest de lĂ Ă©galement que lâon peut dĂ©duire lâidĂ©e fondamentale du cynisme, tel que je lâai exposĂ©e dans mon grand ouvrage, tome II, chap. 16. Quâest-ce en effet qui portait les cyniques Ă rejeter toutes jouissances, si ce nâest la pensĂ©e des douleurs dont elles sâaccompagnent de prĂšs ou de loin ? Ăviter celles-ci leur semblait autrement important que se procurer les premiĂšres. ProfondĂ©ment pĂ©nĂ©trĂ©s et convaincus de la condition nĂ©gative de tout plaisir et positive de toute souffrance, ils faisaient tout pour Ă©chapper aux maux, et pour cela jugeaient nĂ©cessaire de repousser entiĂšrement et intentionnellement les jouissances quâils considĂ©raient comme des piĂšges tendus pour nous livrer Ă la douleur. Certes nous naissons tous en Arcadie, comme dit Schiller, câest-Ă -dire nous abordons la vie pleins de prĂ©tentions au bonheur, au plaisir, et nous entretenons le fol espoir dây arriver. Mais, rĂšgle gĂ©nĂ©rale, arrive bientĂŽt le destin, qui nous empoigne rudement et nous apprend que rien nâest Ă nous, que tout est Ă lui, en ce quâil a un droit incontestĂ© non seulement sur tout ce que nous possĂ©dons et acquĂ©rons, sur femme et enfants, mais mĂȘme sur nos bras et nos jambes, sur nos yeux et nos oreilles, et jusque sur ce nez que nous portons au milieu du visage. En tout cas, il ne se passe pas longtemps, et lâexpĂ©rience vient nous faire comprendre que bonheur et plaisir sont une Fata Morgana » qui, visible de loin seulement, disparaĂźt quand on sâen approche, mais quâen revanche souffrance et douleur ont de la rĂ©alitĂ©, quâelles se prĂ©sentent immĂ©diatement et par elles-mĂȘmes, sans prĂȘter Ă lâillusion ni Ă lâattente. Si la leçon porte ses fruits, alors nous cessons de courir aprĂšs le bonheur et le plaisir, et nous nous attachons plutĂŽt Ă fermer, autant que possible, tout accĂšs Ă la douleur et Ă la souffrance. Nous reconnaissons aussi que ce que le monde peut nous offrir de mieux, câest une existence sans peine, tranquille, supportable, et câest Ă une telle vie que nous bornons nos exigences, afin dâen pouvoir jouir plus sĂ»rement. Car, pour ne pas devenir trĂšs malheureux, le moyen le plus certain est de ne pas demander Ă ĂȘtre trĂšs heureux. Câest ce quâa reconnu Merck, lâami de jeunesse de GĆthe, quand il a Ă©crit Cette vilaine prĂ©tention Ă la fĂ©licitĂ©, surtout dans la mesure oĂč nous la rĂȘvons, gĂąte tout ici-bas. Celui qui peut sâen affranchir et ne demande que ce quâil a devant soi, celui-lĂ pourra se faire jour Ă travers la mĂȘlĂ©e. » Corresp. de Merck. Il est donc prudent dâabaisser Ă une Ă©chelle trĂšs modeste ses prĂ©tentions aux plaisirs, aux richesses, au rang, aux honneurs, etc., car ce sont elles qui nous attirent les plus grandes infortunes ; câest cette lutte pour le bonheur, pour la splendeur et les jouissances. Mais une telle conduite est dĂ©jĂ sage et avisĂ©e par lĂ seul quâil est trĂšs facile dâĂȘtre extrĂȘmement malheureux et quâil est, non pas difficile, mais tout Ă fait impossible, dâĂȘtre trĂšs heureux. Le chantre de la sagesse a dit avec raison Auream quisquis mediocritatem Diligit, tutus caret obsoleti Sordibus tecti, caret invidenda Sobrius aula. SĂŠvius ventis agitatur ingens Pinus et celsĂŠ graviore casu Decidunt turres feriuntque summos Fulgura l. II, od. 10. Celui qui aime la mĂ©diocritĂ©, plus prĂ©cieuse que lâor, ne cherche pas le repos sous le misĂ©rable toit dâune chaumiĂšre, et, sobre en ses dĂ©sirs, fuit les palais que lâon envie. Le chĂȘne altier est plus souvent battu par lâorage; les hautes tours sâĂ©croulent avec plus de fracas, et câest la cime des monts que va frapper la foudre. Quiconque, sâĂ©tant pĂ©nĂ©trĂ© des enseignements de ma philosophie, sait que toute notre existence est une chose qui devrait plutĂŽt ne pas ĂȘtre et que la suprĂȘme sagesse consiste Ă la nier et Ă la repousser, celui-lĂ ne fondera de grandes espĂ©rances sur aucune chose ni sur aucune situation, ne poursuivra avec emportement rien au monde et nâĂ©lĂšvera de grandes plaintes au sujet dâaucun mĂ©compte, mais il reconnaĂźtra la vĂ©ritĂ© de ce que dit Platon RĂ©p., X, 604 ÎżÏ
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Ύη » Rien des choses humaines nâest digne dâun grand empressement, et cette autre vĂ©ritĂ© du poĂšte persan As-tu perdu lâempire du monde ? Ne tâen afflige point ; ce nâest rien. As-tu conquis lâempire du monde ? Ne tâen rĂ©jouis pas ; ce nâest rien. Douleurs et fĂ©licitĂ©s, tout passe, Passe Ă cĂŽtĂ© du monde, ce nâest Soheili. Voir lâĂ©pigraphe du Gulistan de Sardi, traduit en allemand par Graf. Ce qui augmente particuliĂšrement la difficultĂ© de se pĂ©nĂ©trer de vues aussi sages, câest cette hypocrisie du monde dont jâai parlĂ© plus haut, et rien ne serait utile comme de la dĂ©voiler de bonne heure Ă la jeunesse. Les magnificences sont pour la plupart de pures apparences, comme des dĂ©cors de théùtre, et lâessence de la chose manque. Ainsi des vaisseaux pavoisĂ©s et fleuris, des coups de canon, des illuminations, des timbales et des trompettes, des cris dâallĂ©gresse, etc., tout cela est lâenseigne, lâindication, lâhiĂ©roglyphe de la joie ; mais le plus souvent la joie nây est pas elle seule sâest excusĂ©e de venir Ă la fĂȘte. LĂ oĂč rĂ©ellement elle se prĂ©sente, lĂ elle arrive dâordinaire sans se faire inviter ni annoncer, elle vient dâelle-mĂȘme et sans façons, sâintroduisant en silence, souvent pour les motifs les plus insignifiants et les plus futiles, dans les occasions les plus journaliĂšres, parfois mĂȘme dans des circonstances qui ne sont rien moins que brillantes ou glorieuses. Comme lâor en Australie, elle se trouve Ă©parpillĂ©e, çà et lĂ , selon le caprice du hasard, sans rĂšgle ni loi, le plus souvent en poudre fine, trĂšs rarement en grosses masses. Mais aussi, dans toutes ces manifestations dont nous avons parlĂ©, le seul but est de faire accroire aux autres que la joie est de la fĂȘte ; lâintention, câest de produire lâillusion dans la tĂȘte dâautrui. Comme de la joie, ainsi de la tristesse. De quelle allure mĂ©lancolique sâavance ce long et lent convoi ! La file des voitures est interminable. Mais regardez un peu Ă lâintĂ©rieur elles sont toutes vides, et le dĂ©funt nâest, en rĂ©alitĂ©, conduit au cimetiĂšre que par tous les cochers de la ville. Parlante image de lâamitiĂ© et de la considĂ©ration en ce monde ! VoilĂ ce que jâappelle la faussetĂ©, lâinanitĂ© et lâhypocrisie de la conduite humaine. Nous en avons encore un exemple dans les rĂ©ceptions solennelles avec les nombreux invitĂ©s en habits de fĂȘte ; ceux-ci sont lâenseigne de la noble et haute sociĂ©tĂ© mais, Ă sa place, câest la peine, la contrainte et lâennui qui sont venus car oĂč il y a beaucoup de convives il y a beaucoup de racaille, eussent-ils tous des crachats sur la poitrine. En effet, la vĂ©ritable bonne sociĂ©tĂ© est partout et nĂ©cessairement trĂšs restreinte. En gĂ©nĂ©ral, ces fĂȘtes et ces rĂ©jouissances portent toujours en elles quelque chose qui sonne creux ou, pour mieux dire, qui sonne faux, prĂ©cisĂ©ment parce quâelles contrastent avec la misĂšre et lâindigence de notre existence, et que toute opposition fait mieux ressortir la vĂ©ritĂ©. Mais, vu du dehors, tout ça fait de lâeffet ; et câest lĂ le but. Chamfort dit dâune maniĂšre charmante La sociĂ©tĂ©, les cercles, les salons, ce quâon appelle le monde est une piĂšce misĂ©rable, un mauvais opĂ©ra, sans intĂ©rĂȘt, qui se soutient un peu par les machines, les costumes et les dĂ©corations. » Les acadĂ©mies et les chaires de philosophie sont Ă©galement lâenseigne, le simulacre extĂ©rieur de la sagesse ; mais elle aussi sâabstient le plus souvent dâĂȘtre de la fĂȘte, et câest ailleurs quâon la trouverait. Les sonneries de cloches, les vĂȘtements sacerdotaux, le maintien pieux, les simagrĂ©es, sont lâenseigne, le faux semblant de la dĂ©votion, et ainsi de suite. Câest ainsi que presque toutes choses en ce monde peuvent ĂȘtre dites des noisettes creuses ; le noyau est rare par lui-mĂȘme, et plus rarement encore est-il logĂ© dans la coque. Il faut le chercher toute autre part, et on ne le rencontre dâordinaire que par un hasard. 2° Quand on veut Ă©valuer la condition dâun homme au point de vue de sa fĂ©licitĂ©, ce nâest pas de ce qui le divertit, mais de ce qui lâattriste quâon doit sâinformer ; car, plus ce qui lâafflige sera insignifiant en soi, plus lâhomme sera heureux ; il faut un certain Ă©tat de bien-ĂȘtre pour ĂȘtre sensible Ă des bagatelles ; dans le malheur, on ne les sent pas du tout. 3° Il faut se garder dâasseoir la fĂ©licitĂ© de sa vie sur une base large en Ă©levant de nombreuses prĂ©tentions au bonheur Ă©tabli sur un tel fondement, il croule plus facilement, car il donne infailliblement alors naissance Ă plus de dĂ©sastres. LâĂ©difice du bonheur se comporte donc sous ce rapport au rebours de tous les autres, qui sont dâautant plus solides que leur base est plus large. Placer ses prĂ©tentions le plus bas possible, en proportion de ses ressources de toute espĂšce, voilĂ la voie la plus sĂ»re pour Ă©viter de grands malheurs. Câest en gĂ©nĂ©ral une folie des plus grandes et des plus rĂ©pandues que de prendre, de quelque façon que ce soit, de vastes dispositions pour sa vie. Car dâabord, pour le faire, on compte sur une vie dâhomme pleine et entiĂšre, Ă laquelle cependant arrivent peu de gens. En outre, quand mĂȘme on vivrait une existence aussi longue, elle ne se trouverait pas moins ĂȘtre trop courte pour les plans conçus ; leur exĂ©cution rĂ©clame toujours plus de temps quâon ne supposait ; ils sont de plus exposĂ©s, comme toutes choses humaines, Ă tant dâĂ©checs et Ă tant dâobstacles de toute nature, quâon peut rarement les mener jusquâĂ leur terme. Finalement, alors mĂȘme quâon a rĂ©ussi Ă tout obtenir, on sâaperçoit quâon a nĂ©gligĂ© de tenir compte des modifications que le temps produit en nous-mĂȘmes ; on nâa pas rĂ©flĂ©chi que, ni pour crĂ©er ni pour jouir, nos facultĂ©s ne restent invariables dans la vie entiĂšre. Il en rĂ©sulte que nous travaillons souvent Ă acquĂ©rir des choses qui, une fois obtenues, ne se trouvent plus ĂȘtre Ă notre taille ; il arrive encore que nous employons aux travaux prĂ©paratoires dâun ouvrage, des annĂ©es qui, dans lâentre-temps, nous enlĂšvent insensiblement les forces nĂ©cessaires Ă son achĂšvement. De mĂȘme, des richesses acquises au prix de longues fatigues et de nombreux dangers ne peuvent souvent plus nous servir, et nous nous trouvons avoir travaillĂ© pour les autres ; il en rĂ©sulte encore que nous ne sommes plus en Ă©tat dâoccuper un poste enfin obtenu aprĂšs lâavoir poursuivi et ambitionnĂ© pendant de longues annĂ©es. Les choses sont arrivĂ©es trop tard pour nous, ou, Ă lâinverse, câest nous qui arrivons trop tard pour les choses, alors surtout quâil sâagit dâĆuvres ou de productions ; le goĂ»t de lâĂ©poque a changĂ© ; une nouvelle gĂ©nĂ©ration a grandi qui ne prend aucun intĂ©rĂȘt Ă ces matiĂšres ; ou bien dâautres nous ont devancĂ©s par des chemins plus courts, et ainsi de suite. Tout ce que nous avons exposĂ© dans ce paragraphe 3, Horace lâa eu en vue dans les vers suivants _______Quid ĂŠternis minorem Consiliis animum fatigas ?___________L. II, Ode 11, v. 11 et 12. Pourquoi fatiguer dâĂ©ternels projets un esprit dĂ©bile ? Cette mĂ©prise si commune est dĂ©terminĂ©e par lâinĂ©vitable illusion dâoptique des yeux de lâesprit, qui nous fait apparaĂźtre la vie comme infinie ou comme trĂšs courte, selon que nous la voyons de lâentrĂ©e ou du terme de notre carriĂšre. Cette illusion a cependant son bon cĂŽtĂ© ; sans elle, nous produirions difficilement quelque chose de grand. Mais il nous arrive en gĂ©nĂ©ral dans la vie ce qui arrive au voyageur Ă mesure quâil avance, les objets prennent des formes diffĂ©rentes de celles quâils montraient de loin et ils se modifient pour ainsi dire Ă mesure quâon sâen rapproche. Il en advient ainsi principalement de nos dĂ©sirs. Nous trouvons souvent autre chose, parfois mĂȘme mieux que ce que nous cherchions ; souvent aussi ce que nous cherchons, nous le trouvons par une toute autre voie que celle vainement suivie jusque-lĂ . Dâautres fois, lĂ oĂč nous pensions trouver un plaisir, un bonheur, une joie, câest, Ă leur place, un enseignement, une explication, une connaissance, câest-Ă -dire un bien durable et rĂ©el en place dâun bien passager et trompeur, qui sâoffre Ă nous. Câest cette pensĂ©e qui court, comme une base fondamentale, Ă travers tout le livre de Wilhelm Meister ; câest un roman intellectuel et par cela mĂȘme dâune qualitĂ© supĂ©rieure Ă tous les autres, mĂȘme Ă ceux de Walter Scott, qui ne sont tous que des Ćuvres morales, câest-Ă -dire qui nâenvisagent la nature humaine que par le cĂŽtĂ© de la volontĂ© ! Dans La flĂ»te enchantĂ©e, hiĂ©roglyphe grotesque, mais expressif et significatif, nous trouvons Ă©galement cette mĂȘme pensĂ©e fondamentale symbolisĂ©e en grands et gros traits comme ceux des dĂ©corations de théùtre ; la symbolisation serait mĂȘme parfaite si, au dĂ©nouement, Tamino, ramenĂ© par le dĂ©sir de possĂ©der Tamina, au lieu de celle-ci, ne demandait et nâobtenait que lâinitiation dans le temple de la Sagesse ; en revanche, PapagĂ©no, lâopposĂ© nĂ©cessaire de Tamino, obtiendra sa PapagĂ©na. Les hommes supĂ©rieurs et nobles saisissent vite cet enseignement du destin et sây prĂȘtent avec soumission et reconnaissance ils comprennent que dans ce monde on peut bien trouver lâinstruction, mais non le bonheur ; ils sâhabituent Ă Ă©changer des espĂ©rances contre des connaissances ; ils sâen contentent et disent finalement avec PĂ©trarque Altro diletto, cheâmparar non provo. Ils peuvent mĂȘme en arriver Ă ne plus suivre leurs dĂ©sirs et leurs aspirations quâen apparence pour ainsi dire et comme un badinage, tandis quâen rĂ©alitĂ© et dans le sĂ©rieux de leur for intĂ©rieur ils nâattendent que de lâinstruction ; ce qui les revĂȘt alors dâune teinte mĂ©ditative, gĂ©niale et Ă©levĂ©e. Dans ce sens, on peut dire, aussi quâil en est de nous comme des alchimistes, qui, pendant quâils ne cherchaient que de lâor, ont trouvĂ© la poudre Ă canon, la porcelaine, des mĂ©dicaments et jusquâĂ des lois naturelles. II. â Concernant notre conduite envers nous-mĂȘmes. 4° Le manĆuvre qui aide Ă Ă©lever un Ă©difice, nâen connaĂźt pas le plan dâensemble, ou ne lâa pas toujours sous les yeux ; telle est aussi la position de lâhomme, pendant quâil est occupĂ© Ă dĂ©vider un Ă un les jours et les heures de son existence, par rapport Ă lâensemble de sa vie et au caractĂšre total de celle-ci. Plus ce caractĂšre est digne, considĂ©rable, significatif et individuel, plus il est nĂ©cessaire et bienfaisant pour lâindividu de jeter de temps en temps un regard sur le plan rĂ©duit de sa vie. Il est vrai que pour cela il lui faut avoir fait dĂ©jĂ un premier pas dans le ÎłÎœÏΞÎč αÏ
Μ » connais-toi toi-mĂȘme il doit donc savoir ce quâil veut rĂ©ellement, principalement et avant tout ; il doit connaĂźtre ce qui est essentiel Ă son bonheur, et ce qui ne vient quâen seconde, puis en troisiĂšme ligne ; il faut quâil se rende compte, en gros, de sa vocation, de son rĂŽle et de ses rapports avec le monde. Si tout cela est important et Ă©levĂ©, alors lâaspect du plan rĂ©duit de sa vie le fortifiera, le soutiendra, relĂšvera plus que toute autre chose ; cet examen lâencouragera au travail et le dĂ©tournera des sentiers qui pourraient lâĂ©garer. Le voyageur, alors seulement quâil arrive sur une Ă©minence, embrasse dâun coup dâĆil et reconnaĂźt lâensemble du chemin parcouru, avec ses dĂ©tours et ses courbes ; de mĂȘme aussi, ce nâest quâau terme dâune pĂ©riode de notre existence, parfois de la vie entiĂšre, que nous reconnaissons la vĂ©ritable connexion de nos actions, de nos Ćuvres et de nos productions, leur liaison prĂ©cise, leur enchaĂźnement et leur valeur. En effet tant que nous sommes plongĂ©s dans notre activitĂ©, nous nâagissons que selon les propriĂ©tĂ©s inĂ©branlables de notre caractĂšre, sous lâinfluence des motifs et dans la mesure de nos facultĂ©s, câest-Ă -dire par une nĂ©cessitĂ© absolue ; nous ne faisons Ă un moment donnĂ© que ce qui Ă ce moment-lĂ nous semble juste et convenable. La suite seule nous permet dâapprĂ©cier le rĂ©sultat, et le regard jetĂ© en arriĂšre sur lâensemble nous montre seul le comment et le par quoi. Aussi, au moment oĂč nous accomplissons les plus grandes actions, oĂč nous crĂ©ons des Ćuvres immortelles, nous nâavons pas la conscience de leur vraie nature elles ne nous semblent que ce quâil y a de plus appropriĂ© Ă notre but prĂ©sent et de mieux correspondant Ă nos intentions ; nous nâavons dâautre impression que dâavoir fait prĂ©cisĂ©ment ce quâil fallait faire actuellement ; ce nâest que plus tard, de lâensemble et de son enchaĂźnement, que notre caractĂšre et nos facultĂ©s ressortent en pleine lumiĂšre ; par les dĂ©tails, nous voyons alors comment nous avons pris la seule route vraie parmi tant de chemins dĂ©tournĂ©s, comme par inspiration et guidĂ©s par notre gĂ©nie. Tout ce que nous venons de dire est vrai en thĂ©orie comme en pratique et sâapplique Ă©galement aux faits inverses, câest-Ă -dire au mauvais et au faux. 5° Un point important pour la sagesse dans la vie, câest la proportion dans laquelle nous consacrons une part de notre attention au prĂ©sent et lâautre Ă lâavenir, afin que lâun ne nous gĂąte pas lâautre. Il y a beaucoup de gens qui vivent trop dans le prĂ©sent ce sont les frivoles ; dâautres, trop dans lâavenir ce sont les craintifs et les inquiets. On garde rarement la juste mesure. Ces hommes qui, mus par leurs dĂ©sirs et leurs espĂ©rances, vivent uniquement dans lâavenir, les yeux toujours dirigĂ©s en avant, qui courent avec impatience au-devant des choses futures, car, pensent-ils, celles-lĂ vont leur apporter tout Ă lâheure le vrai bonheur, mais qui, en attendant, laissent fuir le prĂ©sent quâils nĂ©gligent sans en jouir, ressemblent Ă ces Ăąnes, en Italie, Ă qui lâon fait presser le pas au moyen dâune botte de foin attachĂ©e par un bĂąton devant leur tĂȘte ils voient la botte toujours tout prĂšs devant eux et ont toujours lâespoir de lâatteindre. De tels hommes en effet sâabusent eux-mĂȘmes sur toute leur existence en ne vivant perpĂ©tuellement quâad interim, jusquâĂ leur mort. Aussi, au lieu de nous occuper sans cesse exclusivement de plans et de soins dâavenir, ou de nous livrer, Ă lâinverse, aux regrets du passĂ©, nous devrions ne jamais oublier que le prĂ©sent seul est rĂ©el, que seul il est certain, et quâau contraire lâavenir se prĂ©sente presque toujours autre que nous ne le pensions et que le passĂ© lui aussi a Ă©tĂ© diffĂ©rent ; ce qui fait que, en somme, avenir et passĂ© ont tous deux bien moins dâimportance quâil ne nous semble. Car le lointain, qui rapetisse les objets pour lâĆil, les surgrossit pour la pensĂ©e. Le prĂ©sent seul est vrai et effectif ; il est le temps rĂ©ellement rempli, et câest sur lui que repose exclusivement notre existence. Aussi doit-il toujours mĂ©riter Ă nos yeux un accueil de bienvenue ; nous devrions goĂ»ter, avec la pleine conscience de sa valeur, toute heure supportable et libre de contrariĂ©tĂ©s ou de douleurs actuelles, câest-Ă -dire ne pas la troubler par des visages quâattristent des espĂ©rances déçues dans le passĂ© ou des apprĂ©hensions pour lâavenir. Quoi de plus insensĂ© que de repousser une bonne heure prĂ©sente ou de se la gĂąter mĂ©chamment par inquiĂ©tude de lâavenir ou par chagrin du passĂ© ! Donnons son temps au souci, voire mĂȘme au repentir ; ensuite, quant aux faits accomplis, il faut se dire Îλλα α ΌΔΜ ÏÏοΔÏ
ÏΞαÎč Î”Î±ÎżÎŒÎ”Îœ αÏΜÏ
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ÎŒÎżÎœ ΔΜÎč ηΞΔÎč ÏÎčÎ»ÎżÎœ ΞαΌααΜΔ Î±ÎœÎ±ÎłÏη. Donnons, bien quâĂ regret, tout ce qui est passĂ© Ă lâoubli ; il est nĂ©cessaire dâĂ©touffer la colĂšre dans notre sein. Quant Ă lâavenir ÎÎżÎč αÏ
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ΜαÎč ÎșΔÎčαÎč. Tout cela repose sur les genoux des dieux. En revanche, quant au prĂ©sent, il faut penser comme SĂ©nĂšque Singulas dies, singulas vitas puta » Chaque jour sĂ©parĂ©ment est une vie sĂ©parĂ©e, et se rendre ce seul temps rĂ©el aussi agrĂ©able que possible. Les seuls maux futurs qui doivent avec raison nous alarmer sont ceux dont lâarrivĂ©e et le moment dâarrivĂ©e sont certains. Mais il y en a bien peu qui soient dans ce cas, car les maux sont ou simplement possibles, tout au plus vraisemblables, ou bien ils sont certains, mais câest lâĂ©poque de leur arrivĂ©e qui est douteuse. Si lâon se prĂ©occupe des deux espĂšces de malheurs, on nâa plus un seul moment de repos. Par consĂ©quent, afin de ne pas perdre la tranquillitĂ© de notre vie pour des maux dont lâexistence ou lâĂ©poque sont indĂ©cises, il faut nous habituer Ă envisager les uns comme ne devant jamais arriver, les autres comme ne devant sĂ»rement pas arriver de sitĂŽt. Mais plus la peur nous laisse de repos, plus nous sommes agiles par les dĂ©sirs, les convoitises et les prĂ©tentions. La chanson si connue de GĆthe Ich habâ mein Sach auf nichts gestellt » Jâai placĂ© mon souhait dans rien, signifie, au fond, quâalors seulement quâil a Ă©tĂ© Ă©vincĂ© de toutes ses prĂ©tentions et rĂ©duit Ă lâexistence telle quâelle est, nue et dĂ©pouillĂ©e, lâhomme peut acquĂ©rir ce calme de lâesprit qui est la base du bonheur humain, car ce calme est indispensable pour jouir du prĂ©sent et par suite de la vie entiĂšre. Câest Ă cet effet Ă©galement que nous devrions toujours nous rappeler que le jour dâaujourdâhui ne vient quâune seule fois et plus jamais. Mais nous nous imaginons quâil reviendra demain cependant demain est un autre jour qui lui aussi nâarrive quâune fois. Nous oublions que chaque jour est une portion intĂ©grante, donc irrĂ©parable, de la vie, et nous le considĂ©rons comme contenu dans la vie de la mĂȘme maniĂšre que les individus sont contenus dans la notion de lâensemble Nous apprĂ©cierions et nous goĂ»terions aussi bien mieux le prĂ©sent, si, dans les jours de bien-ĂȘtre et de santĂ©, nous reconnaissions Ă quel point, pendant la maladie ou lâafflicle souvenir nous reprĂ©sente comme infiniment enviable chaque heure libre de douleurs ou de privations ; câest comme un paradis perdu, comme un ami mĂ©connu. Mais, au contraire, nous vivons nos beaux jours sans leur accorder dâattention, et alors seulement que les mauvais arrivent, nous voudrions rappeler les autres. Nous laissons passer Ă cĂŽtĂ© de nous, sans en jouir et sans leur accorder un sourire, mille heures sereines et agrĂ©ables, et plus tard, aux temps sombres, nous reportons vers elles nos vaines aspirations. Au lieu dâagir ainsi, nous devrions rendre hommage Ă toute actualitĂ© supportable, mĂȘme la plus banale, que nous laissons fuir avec tant dâindiffĂ©rence, que nous repoussons mĂȘme impatiemment ; nous devrions toujours nous rappeler que ce prĂ©sent se prĂ©cipite en ce mĂȘme instant dans cette apothĂ©ose du passĂ©, oĂč dĂ©sormais, rayonnant de la lumiĂšre de lâimpĂ©rissabilitĂ©, il est conservĂ© par la mĂ©moire, pour se reprĂ©senter Ă nos yeux comme lâobjet de notre plus ardente aspiration, alors que, surtout aux heures mauvaises, le souvenir vient lever le rideau. 6° Se restreindre rend heureux. Plus notre cercle de vision, dâaction et de contact est Ă©troit, plus nous sommes heureux ; plus il est vaste, plus nous nous trouvons tourmentĂ©s ou inquiĂ©tĂ©s. Car, en mĂȘme temps que lui, grandissent et se multiplient les peines, les dĂ©sirs et les alarmes. Câest mĂȘme pour ce motif que les aveugles ne sont pas aussi malheureux que nous pourrions le croire a priori ; on peut en juger au calme doux, presque enjouĂ© de leurs traits. Cette rĂšgle nous explique aussi en partie pourquoi la seconde moitiĂ© de notre vie est plus triste que la premiĂšre. En effet, dans le cours de lâexistence, lâhorizon de nos vues et de nos relations va sâĂ©largissant. Dans lâenfance, il est bornĂ© Ă lâentourage le plus proche et aux relations les plus Ă©troites ; dans lâadolescence, il sâĂ©tend considĂ©rablement ; dans lâĂąge viril, il embrasse tout le cours de notre vie et sâĂ©tend souvent mĂȘme jusquâaux relations les plus Ă©loignĂ©es, jusquâaux Ătats et aux peuples ; dans la vieillesse, il embrasse les gĂ©nĂ©rations futures. Toute limitation au contraire, mĂȘme dans les choses de lâesprit, profite Ă notre bonheur. Car moins il y a dâexcitation de la volontĂ©, moins il y aura de souffrance ; or nous savons que la souffrance est positive et le bonheur simplement nĂ©gatif. La limitation du cercle dâaction enlĂšve Ă la volontĂ© les occasions extĂ©rieures dâexcitation ; la limitation de lâesprit, les occasions intĂ©rieures. Cette derniĂšre a seulement lâinconvĂ©nient dâouvrir lâaccĂšs Ă lâennui qui devient la source indirecte dâinnombrables souffrances, parce quâon recourt Ă tous les moyens pour le chasser ; on essaye des distractions, des rĂ©unions, du luxe, du jeu, de la boisson, et de mille autres choses ; de lĂ dommages, ruine et malheurs de toute sorte. Difficilis in otio quies. Pour montrer en revanche combien la limitation extĂ©rieure est bienfaisante pour le bonheur humain, autant que quelque chose peut lâĂȘtre, combien elle lui est mĂȘme nĂ©cessaire, nous nâavons quâĂ rappeler que le seul genre de poĂšme qui entreprenne de peindre des gens heureux, lâidylle, les reprĂ©sente toujours placĂ©s essentiellement dans une condition et un entourage des plus limitĂ©s. Ce mĂȘme sentiment produit aussi le plaisir que nous trouvons Ă ce quâon appelle des tableaux de genre. En consĂ©quence, nous trouverons du bonheur dans la plus grande simplicitĂ© possible de nos relations et mĂȘme dans lâuniformitĂ© du genre de vie, tant que cette uniformitĂ© nâengendrera pas lâennui câest Ă cette condition que nous porterons plus lĂ©gĂšrement la vie et son fardeau insĂ©parable ; lâexistence sâĂ©coulera, comme un ruisseau, sans vagues et sans tourbillons. 7° Ce qui importe, en derniĂšre instance, Ă notre bonheur ou Ă notre malheur, câest ce qui remplit et occupe la conscience. Tout travail purement intellectuel apportera, au total, plus de ressources Ă lâesprit capable de sây livrer, que la vie rĂ©elle avec ses alternatives constantes de rĂ©ussites et dâinsuccĂšs, avec ses secousses et ses tourments. Il est vrai que cela exige dĂ©jĂ des dispositions dâesprit prĂ©pondĂ©rantes. Il faut remarquer en outre que, dâune part, lâactivitĂ© extĂ©rieure de la vie nous distrait et nous dĂ©tourne de lâĂ©tude et enlĂšve Ă lâesprit la tranquillitĂ© et le recueillement rĂ©clamĂ©s, et que, dâautre part, lâoccupation continue de lâesprit rend plus ou moins incapable de se mĂȘler au train et au tumulte de la vie rĂ©elle ; il est donc sage de suspendre une telle occupation lorsque des circonstances quelconques nĂ©cessitent une activitĂ© pratique et Ă©nergique. 8° Pour vivre avec prudence parfaite et pour retirer de sa propre expĂ©rience tous les enseignements quâelle contient, il est nĂ©cessaire de se reporter souvent en arriĂšre par la pensĂ©e et de rĂ©capituler ce quâon a vu, fait, appris et senti en mĂȘme temps dans la vie ; il faut aussi comparer son jugement dâautrefois avec son opinion actuelle, ses projets et ses aspirations avec leur rĂ©sultat et avec la satisfaction que ce rĂ©sultat nous a donnĂ©e. LâexpĂ©rience nous sert ainsi de professeur particulier qui vient nous donner des rĂ©pĂ©titions privĂ©es. On peut aussi la considĂ©rer comme le texte, la rĂ©flexion et les connaissances en Ă©tant le commentaire. Beaucoup de rĂ©flexion et de connaissances avec peu dâexpĂ©rience ressemble Ă ces Ă©ditions dont les pages prĂ©sentent deux lignes de texte et quarante de commentaire. Beaucoup dâexpĂ©rience accompagnĂ©e de peu de rĂ©flexion et dâinstruction rappelle ces Ă©ditions de Deux-Ponts qui nâont pas de notes et laissent bien des passages incompris dans le texte. Câest Ă ces prĂ©ceptes que se rapporte la maxime de Pythagore, dâavoir Ă passer en revue avant de sâendormir le soir, ce quâon a fait dans la journĂ©e. Lâhomme qui sâen va vivant dans le tumulte des affaires ou des plaisirs sans jamais ruminer son passĂ© et qui se contente de dĂ©vider lâĂ©cheveau de sa vie, perd toute raison claire ; son esprit devient un chaos, et dans ses pensĂ©es pĂ©nĂštre une certaine confusion dont tĂ©moigne sa conversation abrupte, fragmentaire et pour ainsi dire hachĂ©e menu. Cet Ă©tat sera dâautant plus prononcĂ© que lâagitation extĂ©rieure, la somme des impressions sera plus grande et lâactivitĂ© intĂ©rieure de lâesprit moindre. Observons ici quâaprĂšs un laps de temps, quand les relations et les circonstances qui agissaient sur nous ont disparu, nous ne pouvons plus faire revenir et revivre la disposition et la sensation produites alors en nous ; mais ce que nous pouvons bien nous rappeler, ce sont nos manifestations Ă cette occasion. Or celles-ci sont le rĂ©sultat, lâexpression et la mesure de celles-lĂ . Aussi la mĂ©moire ou le papier devraient-ils soigneusement conserver les traces des Ă©poques importantes de notre vie. Tenir son journal est trĂšs utile pour cela. 9° Se suffire Ă soi-mĂȘme, ĂȘtre tout en tout pour soi, et pouvoir dire Omnia mea mecum porto, » voilĂ certainement pour notre bonheur la condition la plus favorable ; aussi ne saurait-on assez rĂ©pĂ©ter la maxime dâAristote ΠΔÏ
ΎαÎčÎŒÎżÎœÎčα Μ ααÏÏΜ ΔÎč » Le bonheur est Ă ceux qui se suffisent Ă eux-mĂȘmes. Mor. Ă Eud., 7, 2. [Câest au fond la mĂȘme pensĂ©e, rendue dâune maniĂšre charmante, quâexprime la sentence de Chamfort mise en tĂȘte de ce traitĂ©.] Car, dâune part, il ne faut compter avec quelque assurance que sur soi-mĂȘme ; dâautre part, les fatigues et les inconvĂ©nients, le danger et les peines que la sociĂ©tĂ© apporte avec elle, sont innombrables et inĂ©vitables. Il nây a pas de voie qui nous Ă©loigne plus du bonheur que la vie en grand, la vie des noces et festins, celle que les Anglais appellent le high life, car, en cherchant Ă transformer notre misĂ©rable existence en une succession de joies, de plaisirs et de jouissances, lâon ne peut manquer de trouver le dĂ©sabusement, sans compter les mensonges rĂ©ciproques que lâon se dĂ©bite dans ce monde-lĂ et qui en sont lâaccompagnement obligĂ©[23] Et tout dâabord toute sociĂ©tĂ© exige nĂ©cessairement un accommodement rĂ©ciproque, un tempĂ©rament aussi, plus elle est nombreuse, plus elle devient fade. On ne peut ĂȘtre vraiment soi quâaussi longtemps quâon est seul ; qui nâaime donc pas la solitude nâaime pas la libertĂ©, car on nâest libre quâĂ©tant seul. Toute sociĂ©tĂ© a pour compagne insĂ©parable la contrainte et rĂ©clame des sacrifices qui coĂ»tent dâautant plus cher que la propre individualitĂ© est plus marquante. Par consĂ©quent, chacun fuira, supportera ou chĂ©rira la solitude en proportion exacte de la valeur de son propre moi. Car câest lĂ que le mesquin sent toute sa mesquinerie et le grand esprit toute sa grandeur ; bref, chacun sây pĂšse Ă sa vraie valeur. En outre un homme est dâautant plus essentiellement et nĂ©cessairement isolĂ©, quâil occupe un rang plus Ă©levĂ© dans le nobiliaire de la nature. Câest alors une vĂ©ritable jouissance pour un tel homme, que lâisolement physique soit en rapport avec son isolement intellectuel si cela ne peut pas ĂȘtre, le frĂ©quent entourage dâĂȘtres hĂ©tĂ©rogĂšnes le trouble ; il lui devient mĂȘme funeste, car il lui dĂ©robe son moi et nâa rien Ă lui offrir en compensation. De plus, pendant que la nature a mis la plus grande dissemblance, au moral comme Ă lâintellectuel, entre les hommes, la sociĂ©tĂ©, nâen tenant aucun compte, les fait tous Ă©gaux, ou plutĂŽt, Ă cette inĂ©galitĂ© naturelle, elle substitue les distinctions et les degrĂ©s artificiels de la condition et du rang . qui vont souvent diamĂ©tralement Ă lâencontre de cette liste par rang telle que lâa Ă©tablie la nature. Ceux que la nature a placĂ©s bas se trouvent trĂšs bien de cet arrangement social, mais le petit nombre de ceux quâelle a placĂ©s haut nâont pas leur compte ; aussi se dĂ©robent-ils dâordinaire Ă la sociĂ©tĂ© dâoĂč il rĂ©sulte que le vulgaire y domine dĂšs quâelle devient nombreuse. Ce qui dĂ©goĂ»te de la sociĂ©tĂ© les grands esprits, câest lâĂ©galitĂ© des droits et des prĂ©tentions qui en dĂ©rivent, en regard de lâinĂ©galitĂ© des facultĂ©s et des productions sociales des autres. La soi-disant bonne sociĂ©tĂ© apprĂ©cie les mĂ©rites de toute espĂšce, sauf les mĂ©rites intellectuels ; ceux-ci y sont mĂȘme de la contrebande. Elle impose le devoir de tĂ©moigner une patience sans bornes pour toute sottise, toute folie, toute absurditĂ©, pour toute stupiditĂ© ; les mĂ©rites personnels, au contraire, sont tenus de mendier leur pardon ou de se cacher, car la supĂ©rioritĂ© intellectuelle, sans aucun concours de la volontĂ©, blesse par sa seule existence. En outre, cette prĂ©tendue bonne sociĂ©tĂ© nâa pas seulement lâinconvĂ©nient de nous mettre en contact avec des gens que nous ne pouvons ni approuver ni aimer, mais encore elle ne nous permet pas dâĂȘtre nous-mĂȘmes, dâĂȘtre tel quâil convient Ă notre nature ; elle nous oblige plutĂŽt, afin de nous mettre au diapason des autres, Ă nous ratatiner pour ainsi dire, voire mĂȘme Ă nous difformer. Des discours spirituels ou des saillies ne sont de mise que dans une sociĂ©tĂ© spirituelle ; dans la sociĂ©tĂ© ordinaire, ils sont tout bonnement dĂ©testĂ©s, car pour plaire dans celle-ci il faut absolument ĂȘtre plat et bornĂ©. Dans de pareilles rĂ©unions, on doit, avec une pĂ©nible abnĂ©gation de soi-mĂȘme, abandonner les trois quarts de sa personnalitĂ© pour sâassimiler aux autres. Il est vrai quâen retour on gagne ces autres ; mais plus on a de valeur propre, plus on verra quâici le gain ne couvre pas la perte et que le marchĂ© aboutit Ă notre dĂ©triment, car les gens sont dâordinaire insolvables, câest-Ă -dire quâils nâont rien dans leur commerce qui puisse nous indemniser de lâennui, des fatigues et des dĂ©sagrĂ©ments quâils procurent ni du sacrifice de soi-mĂȘme quâils imposent dâoĂč il rĂ©sulte que presque toute sociĂ©tĂ© est de telle qualitĂ© que celui qui la troque contre la solitude fait un bon marchĂ©. Ă cela vient encore sâajouter que la sociĂ©tĂ©, en vue de supplĂ©er Ă la supĂ©rioritĂ© vĂ©ritable, câest-Ă -dire Ă lâintellectuelle quâelle ne supporte pas et qui est rare, a adoptĂ© sans motifs une supĂ©rioritĂ© fausse, conventionnelle, basĂ©e sur des lois arbitraires, se propageant par tradition parmi les classes Ă©levĂ©es et, en mĂȘme temps, variant comme un mot dâordre ; câest celle que lâon appelle le bon ton, fashionableness ». Toutefois, quand il arrive que cette espĂšce de supĂ©rioritĂ© entre en collision avec la vĂ©ritable, la faiblesse de la premiĂšre ne tarde pas Ă se montrer. En outre, quand le bon ton arrive, le bon sens se retire[24]. » En thĂšse gĂ©nĂ©rale, on ne peut ĂȘtre Ă lâunisson parfait quâavec soi-mĂȘme ; on ne peut pas lâĂȘtre avec son ami, on ne peut pas lâĂȘtre avec la femme aimĂ©e, car les diffĂ©rences de lâindividualitĂ© et de lâhumeur produisent toujours une dissonnance, quelque faible quâelle soit. Aussi la paix du cĆur vĂ©ritable et profonde et la parfaite tranquillitĂ© de lâesprit, ces biens suprĂȘmes sur terre aprĂšs la santĂ©, ne se trouvent que dans la solitude et, pour ĂȘtre permanents, que dans la retraite absolue. Quand alors le moi est grand et riche, on goĂ»te la condition la plus heureuse qui soit Ă trouver en ce pauvre bas monde. Oui, disons-le ouvertement quelque Ă©troitement que lâamitiĂ©, lâamour et le mariage unissent les humains, on ne veut, entiĂšrement et de bonne foi, de bien quâĂ soi seul, ou tout au plus encore Ă son enfant. Moins on aura besoin, par suite de conditions objectives ou subjectives, de se mettre en contact avec les hommes, mieux on sâen trouvera. La solitude, le dĂ©sert permettent dâembrasser dâun seul regard tous ses maux, sinon de les Ă©prouver dâun seul coup ; la sociĂ©tĂ©, au contraire, est insidieuse ; elle cache des maux immenses, souvent irrĂ©parables, derriĂšre une apparence de passe-temps, de causeries, dâamusements de sociĂ©tĂ© et autres semblables. Une Ă©tude importante pour les hommes serait dâapprendre de bonne heure Ă supporter la solitude, cette source de fĂ©licitĂ© et de tranquillitĂ© intellectuelle. De tout ce que nous venons dâexposer il rĂ©sulte que celui-lĂ est le mieux partagĂ© qui nâa comptĂ© que sur lui-mĂȘme et qui peut en tout ĂȘtre tout Ă lui-mĂȘme. CicĂ©ron a dit Nemo potest non beatissimus esse, qui est totus aptus ex sese, quique in se uno ponit omnia » Parad. II Celui qui ne relĂšve que de lui-mĂȘme et met en lui tous ses biens doit nĂ©cessairement ĂȘtre le plus heureux des hommes. En outre, plus lâhomme a en soi, moins les autres peuvent lui ĂȘtre de quelque chose. Câest ce certain sentiment, de pouvoir se suffire entiĂšrement, qui empĂȘche lâhomme de valeur et riche Ă lâintĂ©rieur dâapporter Ă la vie en commun les grands sacrifices quâelle exige et bien moins encore de la rechercher au prix dâune notable abnĂ©gation de soi-mĂȘme. Câest le sentiment opposĂ© qui rend les hommes ordinaires si sociables et si accommodants ; il leur est, en effet, plus facile de supporter les autres quâeux-mĂȘmes. Notons encore ici que ce qui a une valeur rĂ©elle nâest pas apprĂ©ciĂ© dans le monde, et que ce qui est apprĂ©ciĂ© nâa pas de valeur. Nous en trouvons la preuve et le rĂ©sultat dans la vie retirĂ©e de tout homme de mĂ©rite et de distinction. Il sâensuit que ce sera pour lâhomme Ă©minent faire acte positif de sagesse que de restreindre, sâil le faut, ses besoins, rien que pour pouvoir garder ou Ă©tendre sa libertĂ©, et de se contenter du moins possible pour sa personne, quand le contact avec les hommes est inĂ©vitable. Ce qui dâautre part rend encore les hommes sociables, câest quâils sont incapables de supporter la solitude et de se supporter eux-mĂȘmes quand ils sont seuls. Câest leur vide intĂ©rieur et leur fatigue dâeux-mĂȘmes qui les poussent Ă chercher la sociĂ©tĂ©, Ă courir les pays Ă©trangers et Ă entreprendre des voyages. Leur esprit, manquant du ressort nĂ©cessaire pour sâimprimer du mouvement propre, cherche Ă lâaccroĂźtre par le vin, et beaucoup dâentre eux finissent ainsi par devenir des ivrognes. Câest dans ce mĂȘme but quâils ont besoin de lâexcitation continue venant du dehors et notamment de celle produite par des ĂȘtres de leur espĂšce, car câest la plus Ă©nergique de toutes. A dĂ©faut de cette irritation extĂ©rieure, leur esprit sâaffaisse sous son propre poids et tombe dans une lĂ©thargie Ă©crasante[25]. On pourrait dire Ă©galement que chacun dâeux nâest quâune petite fraction de lâidĂ©e de lâhumanitĂ©, ayant besoin dâĂȘtre additionnĂ© de beaucoup de ses semblables pour constituer en quelque sorte une conscience humaine entiĂšre ; par contre, celui qui est un homme complet, un homme par excellence, celui-lĂ nâest pas une fraction ; il reprĂ©sente une unitĂ© entiĂšre et se suffit par consĂ©quent Ă lui-mĂȘme. On peut, dans ce sens, comparer la sociĂ©tĂ© ordinaire Ă cet orchestre russe composĂ© exclusivement de cors et dans lequel chaque instrument nâa quâune note ; ce nâest que par leur coĂŻncidence exacte que lâharmonie musicale se produit. En effet, lâesprit de la plupart des gens est monotone comme ce cor qui nâĂ©met lui aussi quâun son ils semblent rĂ©ellement nâavoir jamais quâun seul et mĂȘme sujet de pensĂ©e, et ĂȘtre incapables dâen avoir un autre. Ceci explique donc Ă la fois comment il se fait quâils soient si ennuyeux et si sociables, et pourquoi ils vont le plus volontiers par troupeau The gregariousness of mankind. » Câest la monotonie de leur propre ĂȘtre qui est insupportable Ă chacun dâentre eux Omnis stultitia laborat fastidio sui » Toute sottise est accablĂ©e par le dĂ©goĂ»t dâelle-mĂȘme. Ce nâest que rĂ©unis et par leur rĂ©union quâils sont quelque chose, tout comme ces sonneurs de cor. Lâhomme intelligent au contraire est comparable Ă un virtuose qui exĂ©cute son concert Ă lui seul, ou bien encore Ă un piano. Pareil Ă ce dernier, qui est Ă lui tout seul un petit orchestre, il est un petit monde, et ce que les autres ne sont que par une action dâensemble, lui lâoffre dans lâunitĂ© dâune seule conscience. Ainsi que le piano, il nâest pas une partie de la symphonie, il est fait pour le solo et pour la solitude ; quand il doit prendre part au concert avec les autres, cela ne peut ĂȘtre que comme voix principale avec accompagnement, encore comme le piano, ou pour donner le ton dans la musique vocale, toujours comme le piano. Celui qui aime de temps en temps Ă aller dans le monde, pourra tirer de la comparaison prĂ©cĂ©dente cette rĂšgle que ce qui manque en qualitĂ© aux gens avec lesquels il est en relation, doit ĂȘtre suppléé jusquâĂ un certain point par la quantitĂ©. Le commerce dâun seul homme intelligent pourrait lui suffire ; mais, sâil ne trouve que de la marchandise de qualitĂ© ordinaire, il sera bon dâen avoir Ă foison, pour que la variĂ©tĂ© et lâaction combinĂ©es produisent quelque effet, par analogie avec lâorchestre de cors russes, dĂ©jĂ mentionnĂ© et que le Ciel lui accorde la patience quâil lui faudra ! Câest encore Ă ce vide intĂ©rieur et Ă cette nullitĂ© des gens quâil faut attribuer ce fait que, lorsque des hommes dâune Ă©toffe meilleure se groupent en vue dâun but noble et idĂ©al, le rĂ©sultat sera presque toujours le suivant il se trouvera quelques membres de ce plebs de lâhumanitĂ© qui, pareil Ă la vermine, pullule et envahit toute chose en tout lieu, toujours prĂȘt Ă sâemparer de tout indistinctement pour soulager son ennui ou dâautres fois son indigence, â il sâen trouvera, dis-je, qui sâinsinueront dans lâassemblĂ©e ou sây introduiront Ă force dâimportunitĂ©, et alors ou bien ils dĂ©truiront bientĂŽt toute lâĆuvre, ou bien ils la modifieront au point que lâissue en sera Ă peu prĂšs lâopposĂ© du but primitif. On peut encore envisager la sociabilitĂ© chez les hommes comme un moyen de se rĂ©chauffer rĂ©ciproquement lâesprit, analogue Ă la maniĂšre dont ils se chauffent mutuellement le corps quand, par les grands froids, ils sâentassent et se pressent les uns contre les autres. Mais qui possĂšde en soi-mĂȘme beaucoup de calorique intellectuel nâa pas besoin de pareils entassements. On trouvera dans le 2e volume de ce recueil, au chapitre final, un apologue imaginĂ© par moi Ă ce sujet[26]. La consĂ©quence de tout cela câest que la sociabilitĂ© de chacun est en raison inverse de sa valeur intellectuelle ; dire de quelquâun Il est trĂšs insociable, » signifie Ă peu de chose prĂšs Câest un homme douĂ© de hautes facultĂ©s. » La solitude offre Ă lâhomme intellectuellement haut placĂ© un double avantage le premier, dâĂȘtre avec soi-mĂȘme, et le second de nâĂȘtre pas avec les autres. On apprĂ©ciera hautement ce dernier si lâon rĂ©flĂ©chit Ă tout ce que le commerce du monde apporte avec soi de contrainte, de peine et mĂȘme de dangers. Tout notre mal vient de ne pouvoir ĂȘtre seuls, » a dit La BruyĂšre. La sociabilitĂ© appartient aux penchants dangereux et pernicieux, car elle nous met en contact avec des ĂȘtres qui en grande majoritĂ© sont moralement mauvais et intellectuellement bornĂ©s ou dĂ©traquĂ©s. Lâhomme insociable est celui qui nâa pas besoin de tous ces gens-lĂ . Avoir suffisamment en soi pour pouvoir se passer de sociĂ©tĂ© est dĂ©jĂ un grand bonheur, par lĂ mĂȘme que presque tous nos maux dĂ©rivent du monde, et que la tranquillitĂ© dâesprit qui, aprĂšs la santĂ©, forme lâĂ©lĂ©ment le plus essentiel de notre bonheur, y est mise en pĂ©ril et ne peut exister sans de longs mo- ments de solitude. Les philosophes cyniques renoncĂšrent aux biens de toute espĂšce pour jouir du bonheur que donne le calme intellectuel renoncer Ă la sociĂ©tĂ© en vue dâarriver au mĂȘme rĂ©sultat, câest choisir le moyen le plus sage. Bernardin de Saint-Pierre dit avec raison et dâune façon charmante La diĂšte des aliments nous rend la santĂ© du corps, et celle des hommes la tranquillitĂ© de lâĂąme. » Aussi celui qui sâest fait de bonne heure Ă la solitude et Ă qui elle est devenue chĂšre a-t-il acquis une mine dâor. Mais cela nâest pas donnĂ© Ă chacun. Car de mĂȘme que câest la misĂšre qui, dâabord, rapproche les hommes, de mĂȘme plus tard, le besoin Ă©cartĂ©, câest lâennui qui les rassemble. Sans ces deux motifs, chacun resterait probablement Ă lâĂ©cart, quand ce ne serait dĂ©jĂ que parce que dans la solitude seule le milieu qui nous entoure correspond Ă cette importance exclusive, Ă cette qualitĂ© de crĂ©ature unique que chacun possĂšde Ă ses propres yeux, mais que le train tumultueux du monde rĂ©duit Ă rien, vu que chaque pas lui donne un douloureux dĂ©menti. En ce sens, la solitude est mĂȘme lâĂ©tat naturel de chacun ; elle le replace, nouvel Adam, dans sa condition primitive de bonheur, dans lâĂ©tat appropriĂ© Ă sa nature. Oui ! mais Adam nâavait ni pĂšre ni mĂšre ! Câest pourquoi, dâun autre cĂŽtĂ©, la solitude nâest pas naturelle Ă lâhomme, puisquâĂ son arrivĂ©e au monde il ne se trouve pas seul, mais au milieu de parents, de frĂšres et de sĆurs, autrement dit au sein dâune vie en commun. Par consĂ©quent, lâamour de la solitude ne peut pas exister comme penchant primitif ; il doit naĂźtre comme un rĂ©sultat de lâexpĂ©rience et de la rĂ©flexion et se produire toujours en rapport avec le dĂ©veloppement de la force intellectuelle propre et en proportion des progrĂšs de lâĂąge dâoĂč il suit quâen somme lâinstinct social de chaque individu sera dans le rapport inverse de son Ăąge. Le petit enfant pousse des cris de frayeur et se lamente dĂšs quâon le laisse seul, ne fĂ»t-ce quâun moment. Pour les jeunes garçons, devoir rester seuls est une sĂ©vĂšre pĂ©nitence. Les adolescents se rĂ©unissent volontiers entre eux ; il nây a que ceux douĂ©s dâune nature plus noble et dâun esprit plus Ă©levĂ© qui recherchent dĂ©jĂ parfois la solitude ; nĂ©anmoins passer toute une journĂ©e seuls leur est encore difficile. Pour lâhomme fait, câest chose facile ; il peut rester longtemps isolĂ©, et dâautant plus longtemps quâil avance davantage dans la vie. Quant au vieillard, unique survivant de gĂ©nĂ©rations disparues, mort dâune part aux jouissances de la vie, dâautre part Ă©levĂ© au-dessus dâelles, la solitude est son vĂ©ritable Ă©lĂ©ment. Mais, dans chaque individu considĂ©rĂ© sĂ©parĂ©ment, les progrĂšs du penchant Ă la retraite et Ă lâisolement seront toujours en raison directe de sa valeur intellectuelle. Car, ainsi que nous lâavons dĂ©jĂ dit, ce nâest pas lĂ un penchant purement naturel, provoquĂ© directement par la nĂ©cessitĂ© ; câest plutĂŽt seulement lâeffet de lâexpĂ©rience acquise et mĂ©ditĂ©e ; on y arrive surtout aprĂšs sâĂȘtre bien convaincu de la misĂ©rable condition morale et intellectuelle de la plupart des hommes, et ce quâil y a de pire dans cette condition câest que les imperfections morales de lâindividu conspirent avec ses imperfections intellectuelles et sâentrâaident mutuellement ; il se produit alors les phĂ©nomĂšnes les plus repoussants qui rendent rĂ©pugnant, et mĂȘme insupportable, le commerce de la grande majoritĂ© des hommes. Et voilĂ comment, bien quâil y ait tant de mauvaises choses en ce monde, la sociĂ©tĂ© en est encore la pire Voltaire lui-mĂȘme, Français sociable, a Ă©tĂ© amenĂ© Ă dire La terre est couverte de gens qui ne mĂ©ritent pas quâon leur parle. » Le tendre PĂ©trarque, qui a si vivement et avec tant de constance aimĂ© la solitude, en donne le mĂȘme motif Cercato ho sempre solitaria vita Le rive il sanno, e le campagne, e i boschi, Per fuggir questâingegni storti e loschi Che la strada del cielâ hanno smarita. Jâai toujours recherchĂ© une vie solitaire [les rivages, et les campagnes, et les bois le savent], pour fuir ces esprits difformes et myopes, qui ont perdu la route du ciel. Il donne les mĂȘmes motifs dans son beau livre De vita solitaria, qui semble avoir servi de modĂšle Ă Zimmermann pour son cĂ©lĂšbre ouvrage intitulĂ© De la solitude. Chamfort, avec sa maniĂšre sarcastique, exprime prĂ©cisĂ©ment cette origine secondaire et indirecte de lâinsociabilitĂ©, quand il dit On dit quelquefois dâun homme qui vit seul Il nâaime pas la sociĂ©tĂ©. Câest souvent comme si lâon disait dâun homme quâil nâaime pas la promenade, sous le prĂ©texte quâil ne se promĂšne pas volontiers le soir dans la forĂȘt de Bondy. » Saadi, dans le Gulistan, sâexprime dans le mĂȘme sens Depuis ce moment, prenant congĂ© du monde, nous avons suivi le chemin de lâisolement ; car la sĂ©curitĂ© est dans la solitude. » AngĂ©lus Silesius, Ăąme douce et chrĂ©tienne, dit la mĂȘme chose dans son langage Ă part et tout mystique HĂ©rode est un ennemi, Joseph est la raison Ă qui Dieu rĂ©vĂšle en songe en esprit le danger Le monde est BethlĂ©em, lâĂgypte la solitude Fuis, mon finie ! fuis, ou tu meurs de douleur. Voici Ă©galement comment sâexprime Jordan Bruno Tanti nomini, che in terra hanno voluto gustare vita celeste, dissero con una voce ecce elongavi fugiens et mansi in solitudine. » Tous ceux qui ont voulu goĂ»ter sur terre la vie cĂ©leste, ont dit dâune voix Voici que je me suis Ă©loignĂ© en courant et je suis restĂ© dans la solitude » . Saadi, le Persan, en parlant de lui-mĂȘme, dit encore dans le Gulistan FatiguĂ© de mes amis Ă Damas, je me retirai dans le dĂ©sert auprĂšs de JĂ©rusalem, pour rechercher la sociĂ©tĂ© des animaux. » Bref, tous ceux que PromĂ©thĂ©e avait façonnĂ©s de la meilleure argile ont parlĂ© dans le mĂȘme sens. Quelles jouissances peuvent en effet trouver ces ĂȘtres privilĂ©giĂ©s dans le commerce de crĂ©atures avec lesquelles ils ne peuvent avoir de relations pour Ă©tablir une vie en commun que par lâintermĂ©diaire de la plus basse et la plus vile part de leur propre nature, câest-Ă -dire par tout ce quâil y a dans celle-ci de banal, de trivial et de vulgaire ? Ces ĂȘtres ordinaires ne peuvent sâĂ©lever Ă la hauteur des premiers, nâont dâautre ressource comme ils nâauront dâautre tĂąche que de les abaisser Ă leur propre niveau. Ă ce point de vue, câest un sentiment aristocratique qui nourrit le penchant Ă lâisolement et Ă la solitude. Tous les gueux sont dâun sociable Ă faire pitiĂ© en revanche, Ă cela seul on voit quâun homme est de plus noble qualitĂ©, quand il ne trouve aucun agrĂ©ment aux autres, quand il prĂ©fĂšre de plus en plus la solitude Ă leur sociĂ©tĂ© et quâil acquiert insensiblement, avec lâĂąge, la conviction que sauf de rares exceptions il nây a de choix dans le monde quâentre la solitude et la vulgaritĂ©. Cette maxime, quelque dure quâelle semble, a Ă©tĂ© exprimĂ©e par AngĂ©lus Silesius lui-mĂȘme, malgrĂ© toute sa charitĂ© et sa tendresse chrĂ©tiennes La solitude est pĂ©nible cependant ne sois pas vulgaire, Et tu pourras partout ĂȘtre dans un dĂ©sert. Pour ce qui concerne notamment les esprits Ă©minents, il est bien naturel que ces vĂ©ritables Ă©ducateurs de tout le genre humain Ă©prouvent aussi peu dâinclination Ă se mettre en communication frĂ©quente avec les autres, quâen peut ressentir le pĂ©dagogue Ă se mĂȘler aux jeux bruyants de la troupe dâenfants qui lâentourent. Car, nĂ©s pour guider les autres hommes vers la vĂ©ritĂ© sur lâocĂ©an de leurs erreurs, pour les retirer de lâabĂźme de leur grossiĂšretĂ© et de leur vulgaritĂ©, pour les Ă©lever vers la lumiĂšre de la civilisation et du perfectionnement, ils doivent, il est vrai, vivre parmi ceux-lĂ , mais sans leur appartenir rĂ©ellement ; ils se sentent, par consĂ©quent, dĂšs leur jeunesse, des crĂ©atures sensiblement diffĂ©rentes ; mais la conviction bien distincte Ă cet Ă©gard ne leur arrive quâinsensiblement, Ă mesure quâils avancent en Ăąge ; alors ils ont soin dâajouter la distance physique Ă la distance intellectuelle qui les sĂ©pare du reste des hommes, et ils veillent Ă ce que personne, Ă moins dâĂȘtre soi-mĂȘme plus ou moins un affranchi de la vulgaritĂ© gĂ©nĂ©rale, ne les approche de trop prĂšs. Il ressort de tout cela que lâamour de la solitude nâapparaĂźt pas directement et Ă lâĂ©tat dâinstinct primitif, mais quâil se dĂ©veloppe indirectement, particuliĂšrement dans les esprits distinguĂ©s, et progressivement, non sans avoir Ă surmonter lâinstinct naturel de la sociabilitĂ©, et mĂȘme Ă combattre, Ă lâoccasion, quelque suggestion mĂ©phistophĂ©lique Horâ auf, mit deinem Gram zu spielen, Der, wie ein Geier, dir am Leben frisst Die schllechteste Gesellachaft lĂ€sst dich fĂŒhlen Dass du ein Mensch mit Menschen bist. Cesse du jouer avec ton chagrin, qui, pareil Ă un vautour, te ronge lâexistence la pire compagnie te fait sentir que tu es un homme avec des hommes. La solitude est le lot de tous les esprits supĂ©rieurs ; il leur arrivera parfois de sâen attrister, mais ils la choisiront toujours comme le moindre de deux maux. Avec les progrĂšs de lâĂąge nĂ©anmoins, le sapere aude devient Ă cet Ă©gard de plus en plus facile et naturel ; vers la soixantaine, le penchant Ă la solitude arrive Ă ĂȘtre tout Ă fait naturel, presque instinctif. En effet, tout se rĂ©unit alors pour le favoriser. Les ressorts qui poussent le plus Ă©nergiquement Ă la sociabilitĂ©, savoir lâamour des femmes et lâinstinct sexuel, nâagissent plus Ă ce moment ; la disparition du sexe fait mĂȘme naitre chez le vieillard une certaine capacitĂ© de se suffire Ă soi-mĂȘme, qui peu Ă peu absorbe totalement lâinstinct social. On est revenu de mille dĂ©ceptions et de mille folies ; la vie dâaction a cessĂ© dâordinaire ; on nâa plus rien Ă attendre, plus de plans ni de projets Ă former ; la gĂ©nĂ©ration Ă laquelle on appartient rĂ©ellement nâexiste plus ; entourĂ© dâune race Ă©trangĂšre, on se trouve dĂ©jĂ objectivement et essentiellement isolĂ©. Avec cela, le vol du temps sâest accĂ©lĂ©rĂ©, et lâon voudrait lâemployer encore intellectuellement. Car Ă ce moment, pourvu que la tĂȘte ait conservĂ© ses forces, les Ă©tudes de toute sorte sont rendues plus faciles et plus intĂ©ressantes que jamais par la grande somme de connaissances et dâexpĂ©rience acquise, par la mĂ©ditation progressivement plus approfondie de toute pensĂ©e, ainsi que par la grande aptitude pour lâexercice de toutes les facultĂ©s intellectuelles. On voit clair dans maintes choses qui autrefois Ă©taient comme plongĂ©es dans un brouillard ; on obtient des rĂ©sultats, et lâon sent entiĂšrement sa supĂ©rioritĂ©. Ă la suite dâune longue expĂ©rience, on a cessĂ© dâattendre grand-chose des hommes, puisque, Ă tout prendre, ils ne gagnent pas Ă ĂȘtre connus de plus prĂšs ; on sait plutĂŽt que, sauf quelques rares bonnes chances, on ne rencontrera de la nature humaine que des exemplaires trĂšs dĂ©fectueux et auxquels il vaut mieux ne pas toucher. On nâest plus exposĂ© aux illusions ordinaires, on voit bien vite ce que chaque homme vaut, et lâon nâĂ©prouvera que rarement le dĂ©sir dâentrer en rapport plus intime avec lui. Enfin, lorsque surtout on reconnaĂźt dans la solitude une amie de jeunesse, lâhabitude de lâisolement et du commerce avec soi-mĂȘme sâest implantĂ©e, et câest alors une seconde nature. Aussi lâamour de la solitude, cette qualitĂ© quâil fallait jusque-lĂ conquĂ©rir par une lutte contre lâinstinct de sociabilitĂ©, est dĂ©sormais naturel et simple ; on est Ă son aise dans la solitude comme le poisson dans lâeau. Aussi tout homme supĂ©rieur, ayant une individualitĂ© qui ne ressemble pas aux autres, et qui par consĂ©quent occupe une place unique, se sentira soulagĂ© dans sa vieillesse par cette position entiĂšrement isolĂ©e, quoiquâil ait pu sâen trouver accablĂ© pendant sa jeunesse. Certainement, chacun ne possĂ©dera sa part de ce privilĂšge rĂ©el de lâĂąge que dans la mesure de ses forces intellectuelles ; câest donc lâesprit Ă©minent qui lâacquerra avant tous les autres, mais, Ă un degrĂ© moindre, chacun y arrivera. Il nây a que les natures les plus pauvres et les plus vulgaires qui seront, dans la vieillesse, aussi sociables quâautrefois elles sont alors Ă charge Ă cette sociĂ©tĂ©, avec laquelle elles ne cadrent plus ; et tout au plus arriveront-elles Ă ĂȘtre tolĂ©rĂ©es, au lieu dâĂȘtre recherchĂ©es comme jadis. On peut encore trouver un cĂŽtĂ© tĂ©lĂ©ologique Ă ce rapport inverse dont nous venons de parler, entre le nombre des annĂ©es et le degrĂ© de sociabilitĂ©. Plus lâhomme est jeune, plus il a encore Ă apprendre dans toutes les directions ; or la nature ne lui a rĂ©servĂ© que lâenseignement mutuel que chacun reçoit dans le commerce de ses semblables et qui fait quâon pourrait appeler la sociĂ©tĂ© humaine une grande maison dâĂ©ducation bell-lancastrienne, vu que les livres et les Ă©coles sont des institutions artificielles, bien Ă©loignĂ©es du plan de la nature. Il est donc trĂšs utile pour lâhomme de frĂ©quenter lâinstitution naturelle dâĂ©ducation dâautant plus assidĂ»ment quâil est plus jeune. Nihil est ab omni parte beatum, » dit Horace, et Point de lotus sans tige, » dit un proverbe indien ; de mĂȘme, la solitude, Ă cĂŽtĂ© de tant dâavantages, a aussi ses lĂ©gers inconvĂ©nients et ses petites incommoditĂ©s, mais qui sont minimes en regard de ceux de la sociĂ©tĂ©, Ă tel point que lâhomme qui a une valeur propre trouvera toujours plus facile de se passer des autres que dâentretenir des relations avec eux. Parmi ces inconvĂ©nients, il en est un dont on ne se rend pas aussi facilement compte que des autres ; câest le suivant de mĂȘme quâĂ force de garder constamment la chambre notre corps devient tellement sensible Ă toute impression extĂ©rieure que le moindre petit air frais lâaffecte maladivement, de mĂȘme notre humeur devient tellement sensible par la solitude et lâisolement prolongĂ©s, que nous nous sentons inquiĂ©tĂ©, affligĂ© ou blessĂ© par les Ă©vĂ©nements les plus insignifiants, par un mot, par une simple mine mĂȘme, tandis que celui qui est constamment dans le tumulte ne fait pas seulement attention Ă ces bagatelles. Il peut se trouver tel homme qui, notamment dans sa jeunesse, et quelque souvent que sa juste aversion de ses semblables lâait fait dĂ©jĂ fuir dans la solitude, ne saurait Ă la longue en supporter le vide ; je lui conseille de sâhabituer Ă emporter avec soi, dans la sociĂ©tĂ©, une partie de sa solitude ; quâil apprenne Ă ĂȘtre seul jusquâĂ un certain point mĂȘme dans le monde, par consĂ©quent Ă ne pas communiquer de suite aux autres ce quâil pense ; dâautre part, Ă ne pas attacher trop de valeur Ă ce quâils disent, mais plutĂŽt Ă ne pas en attendre grandâchose au moral comme Ă lâintellectuel, et par suite Ă fortifier en soi cette indiffĂ©rence Ă lâĂ©gard de leurs opinions qui est le plus sĂ»r moyen de pratiquer constamment une louable tolĂ©rance. De cette façon, bien que parmi eux il ne soit pas entiĂšrement dans leur sociĂ©tĂ©, il aura vis-Ă -vis dâeux une attitude plus purement objective, ce qui le protĂ©gera contre un contact trop intime avec le monde, et par lĂ contre toute souillure, Ă plus forte raison contre toute lĂ©sion. Il existe une description dramatique remarquable dâune pareille sociĂ©tĂ© entourĂ©e de barriĂšres ou de retranchements, dans la comĂ©die El cafe, o sea la Comedi nueva de Moratin ; on la trouve dans le caractĂšre de don Pedro, surtout aux scĂšnes 2 et 3 du Ier acte. Dans cet ordre dâidĂ©es, nous pouvons aussi comparer la sociĂ©tĂ© Ă un feu auquel le sage se chauffe, mais sans y porter la main, comme le fou qui, aprĂšs sâĂȘtre brĂ»lĂ©, fuit dans la froide solitude et gĂ©mit de ce que le feu brĂ»le. 10° Lâenvie est naturelle Ă lâhomme, et cependant elle est un vice et un malheur tout Ă la fois[27]. Nous devons donc la considĂ©rer comme une ennemie de notre bonheur et chercher Ă lâĂ©touffer comme un mĂ©chant dĂ©mon. SĂ©nĂšque nous le commande par ces belles paroles Nostra nos sine comparatione delectent nunquam erit felix quem torquebit felicior » De ira, III, 30 Jouissons de ce que nous avons sans faire de comparaison ; il nây aura jamais de bonheur pour celui que tourmente un bonheur plus grand. Et ailleurs Quum adspexeris quot te antecedant, cogita quot sequantur » Ep. 15 Au lieu de regarder combien de personnes il y a au-dessus de vous, songez combien il y en a au-dessous ; il nous faut donc considĂ©rer plus souvent ceux dont la condition est pire que ceux dont elle semble meilleure que la nĂŽtre. Quand des malheurs rĂ©els nous frappent, la consolation la plus efficace, quoique dĂ©rivĂ©e de la mĂȘme source que lâenvie, sera la vue de souffrances plus grandes que les nĂŽtres, et Ă cĂŽtĂ© de cela la frĂ©quentation des personnes qui se trouvent dans notre cas, de nos compagnons de malheur. VoilĂ pour le cĂŽtĂ© actif de lâenvie. Pour le cĂŽtĂ© passif, il y a Ă observer que nulle haine nâest aussi implacable que lâenvie ; aussi, au lieu dâĂȘtre sans cesse occupĂ© avec ardeur Ă exciter celle-ci, ferions-nous mieux de nous refuser cette jouissance, comme bien dâautres plaisirs, vu ses funestes consĂ©quences. Il existe trois aristocraties 1° celle de la naissance et du rang, 2° celle de lâargent, 3° celle de lâesprit. Cette derniĂšre est en rĂ©alitĂ© la plus distinguĂ©e et se fait aussi reconnaĂźtre pour telle, pourvu quâon lui en laisse le temps FrĂ©dĂ©ric le Grand nâa-t-il pas dit lui-mĂȘme Les Ăąmes privilĂ©giĂ©es rangent Ă lâĂ©gal des souverains ? » Il adressait ces paroles Ă son marĂ©chal de la cour, qui se trouvait choquĂ© de ce que Voltaire Ă©tait appelĂ© Ă prendre place Ă une table rĂ©servĂ©e uniquement aux souverains et aux princes du sang, pendant que ministres et gĂ©nĂ©raux dĂźnaient Ă celle du marĂ©chal. Chacune de ces aristocraties est entourĂ©e dâune armĂ©e spĂ©ciale dâenvieux, secrĂštement aigris contre chacun de ses membres, et occupĂ©s, lorsquâils croient nâavoir pas Ă le redouter, Ă lui faire entendre de mille maniĂšres Tu nâes rien de plus que nous. » Mais ces efforts trahissent prĂ©cisĂ©ment leur conviction du contraire. La conduite Ă tenir par les enviĂ©s, consiste Ă conserver Ă distance tous ceux qui composent ces bandes et Ă Ă©viter tout contact avec eux, de façon Ă en rester sĂ©parĂ©s par un large abĂźme ; quand la chose nâest pas faisable, ils doivent supporter avec un calme extrĂȘme les efforts de lâenvie, dont la source se trouvera ainsi tarie. Câest ce que nous voyons aussi appliquer constamment. En revanche, les membres de lâune des aristocraties sâentendront dâordinaire fort bien et sans Ă©prouver dâenvie avec les personnes faisant partie de chacune des deux autres, et cela parce que chacun met dans la balance son mĂ©rite comme Ă©quivalent de celui des autres. 11° Il faut mĂ»rement et Ă plusieurs reprises mĂ©diter un projet avant de le mettre en Ćuvre, et mĂȘme, aprĂšs lâavoir pesĂ© scrupuleusement, faut-il encore faire la part de lâinsuffisance de toute science humaine ; vu les bornes de nos connaissances, il peut toujours y avoir encore des circonstances quâil a Ă©tĂ© impossible de scruter ou de prĂ©voir et qui pourraient venir fausser le rĂ©sultat de toute notre spĂ©culation. Cette rĂ©flexion mettra toujours un poids dans le plateau nĂ©gatif de la balance et nous portera, dans les affaires importantes, Ă ne rien mouvoir sans nĂ©cessitĂ© Quieta non movere. » Mais, une fois la dĂ©cision prise et la main mise Ă lâĆuvre, quand tout peut suivre son cours et que nous nâavons plus quâĂ attendre lâissue, il ne faut plus se tourmenter par des rĂ©flexions rĂ©itĂ©rĂ©es sur ce qui est fait et par des inquiĂ©tudes toujours renaissantes sur le danger possible il faut au contraire se dĂ©charger entiĂšrement lâesprit de cette affaire, clore tout ce compartiment de la pensĂ©e et se tranquilliser par la conviction dâavoir tout pesĂ© mĂ»rement en son temps. Câest ce que conseille aussi de faire ce proverbe italien Legala pene, e poi lascia la andare » Sangle ferme, puis laisse courir. Si, malgrĂ© tout, lâissue tourne Ă mal, câest que toutes choses humaines sont soumises Ă la chance et Ă lâerreur. Socrate, le plus sage des hommes, avait besoin dâun dĂ©mon tutĂ©laire pour voir le vrai, ou au moins Ă©viter les faux pas dans ses propres affaires personnelles ; cela ne prouve-t-il pas que la raison humaine nây suffit point ? Aussi cette sentence, attribuĂ©e Ă un pape, que nous sommes nous-mĂȘmes, en partie au moins, coupables des malheurs qui nous frappent, nâest pas vraie sans rĂ©serve et toujours, quoiquâelle le soit dans la plupart des cas. Câest ce sentiment qui semble faire que les hommes cachent autant que possible leur malheur et quâils cherchent, aussi bien quâils y peuvent rĂ©ussir, Ă se composer une mine satisfaite. Ils craignent quâon ne conclue du malheur Ă la culpabilitĂ©. 12° En prĂ©sence dâun Ă©vĂ©nement malheureux, dĂ©jĂ accompli, auquel par consĂ©quent on ne peut rien changer, il ne faut pas sâabandonner mĂȘme Ă la pensĂ©e quâil pourrait en ĂȘtre autrement, et encore moins rĂ©flĂ©chir Ă ce qui aurait pu le dĂ©tourner ; car câest lĂ ce qui porte la gradation de la douleur jusquâau point oĂč elle devient insupportable et fait de lâhomme un ΔαÏ
ÎżÎœÎčÎŒÎżÏÎżÏ
ÎŒÎ”ÎœÎż » ? Faisons plutĂŽt comme le roi David, qui assiĂ©geait sans relĂąche JĂ©hovah de ses priĂšres et de ses supplications pendant la maladie de son fils et qui, dĂšs que celui-ci fut mort, fit une pirouette en claquant des doigts et nây pensa plus du tout. Celui qui nâest pas assez lĂ©ger dâesprit pour se conduire de mĂȘme, doit se rĂ©fugier sur le terrain du fatalisme et se pĂ©nĂ©trer de cette haute vĂ©ritĂ© que tout ce qui arrive, arrive nĂ©gligemment, donc inĂ©vitablement. Toutefois cette rĂšgle nâa de valeur que dans un sens. Elle est valable pour nous soulager et nous calmer immĂ©diatement dans un cas de malheur ; mais lorsque, ainsi quâil arrive le plus souvent, la faute en est, au moins en partie, Ă notre propre nĂ©gligence ou Ă notre propre tĂ©mĂ©ritĂ©, alors la mĂ©ditation rĂ©pĂ©tĂ©e et douloureuse des moyens qui auraient pu prĂ©venir le funeste Ă©vĂ©nement est une mortification salutaire, propre Ă nous servir de leçon et dâamendement pour lâavenir. Surtout ne faut-il pas chercher Ă excuser, Ă colorer, ou Ă amoindrir Ă ses propres yeux les fautes dont on est Ă©videmment coupable ; il faut se les avouer et se les reprĂ©senter dans toute leur Ă©tendue, afin de pouvoir prendre la ferme dĂ©cision de les Ă©viter Ă lâavenir. Il est vrai quâon se procure ainsi le trĂšs douloureux sentiment du mĂ©contentement de soi-mĂȘme, mais Îż Όη ΎαÏΔÎč αΜΞÏÏÎż ÎżÏ
ÏαÎčΎΔÏ
ΔΜαÎč » lâhomme non puni ne sâinstruit pas. 13° En tout ce qui concerne notre bonheur ou notre malheur, il faut tenir la bride Ă notre fantaisie ainsi, avant tout, ne pas bĂątir des chĂąteaux en lâair ; ils nous coĂ»tent trop cher, car il nous faut, immĂ©diatement aprĂšs, les dĂ©molir, avec force soupirs. Mais nous devons nous garder bien plus encore de nous donner des angoisses de cĆur en nous reprĂ©sentant vivement des malheurs qui ne sont que possibles. Car, si ceux-ci Ă©taient complĂštement imaginaires ou du moins pris dans une Ă©ventualitĂ© trĂšs Ă©loignĂ©e, nous saurions immĂ©diatement, Ă notre rĂ©veil dâun pareil songe, que tout cela nâĂ©tait quâillusion ; par consĂ©quent, nous nous sentirions dâautant plus rĂ©jouis par la rĂ©alitĂ© qui se trouve ĂȘtre meilleure, et nous en retirerions peut-ĂȘtre un avertissement contre des accidents fort Ă©loignĂ©s, quoique possibles. Seulement notre fantaisie ne joue pas facilement avec de pareilles images ; elle ne bĂątit guĂšre, par pur amusement, que des perspectives riantes. LâĂ©toffe de ses rĂȘves sombres, ce sont des malheurs qui, bien quâĂ©loignĂ©s, nous menacent effectivement dans une certaine mesure ; voilĂ les objets quâelle grossit, dont elle rapproche la possibilitĂ© en deçà de la vĂ©ritĂ©, et quâelle peint des couleurs les plus effrayantes. Au rĂ©veil, nous ne pouvons pas secouer un semblable rĂȘve comme nous le faisons dâun songe agrĂ©able, car ce dernier est dĂ©menti sans dĂ©lai par la rĂ©alitĂ©, et ne laisse tout au plus aprĂšs soi quâun faible espoir de rĂ©alisation. En revanche, quand nous nous abandonnons Ă des idĂ©es noires blue devils, nous rapprochons des images qui ne sâĂ©loignent plus aussi facilement car la possibilitĂ© de lâĂ©vĂ©nement, dâune maniĂšre gĂ©nĂ©rale, est avĂ©rĂ©e, et nous ne sommes pas toujours en Ă©tat dâen mesurer exactement le degrĂ© ; elle se transforme alors bien vite en probabilitĂ©, et nous voilĂ ainsi en proie Ă lâanxiĂ©tĂ©. Câest pourquoi nous ne devons considĂ©rer ce qui intĂ©resse notre bonheur ou notre malheur quâavec les yeux de la raison et du jugement ; il faut dâabord rĂ©flĂ©chir sĂšchement et froidement, puis aprĂšs nâopĂ©rer purement quâavec des notions et in abstracto. Lâimagination doit rester hors de jeu, car elle ne sait pas juger ; elle ne peut que prĂ©senter aux yeux des images qui Ă©meuvent lâĂąme gratuitement et souvent trĂšs douloureusement. Câest le soir que cette rĂšgle devrait ĂȘtre le plus strictement observĂ©e. Car, si lâobscuritĂ© nous rend peureux et nous fait voir partout des figures effrayantes, lâindĂ©cision des idĂ©es, qui lui est analogue, produit le mĂȘme rĂ©sultat ; en effet, lâincertitude engendre le manque de sĂ©curitĂ© par lĂ , les objets de notre mĂ©ditation, quand ils concernent nos propres intĂ©rĂȘts, prennent facilement, le soir, une apparence menaçante et deviennent des Ă©pouvantails ; Ă ce moment, la fatigue a revĂȘtu lâesprit et le jugement dâune obscuritĂ© subjective, lâintellect est affaissĂ© et ΞοÏÏ
ÎČÎżÏ
ÎŒÎ”ÎœÎż » troublĂ© et ne peut rien examiner Ă fond. Ceci arrive le plus souvent la nuit, au lit ; lâesprit Ă©tant entiĂšrement dĂ©tendu, le jugement nâa plus sa pleine puissance dâaction, mais lâimagination est encore active. La nuit prĂȘte alors Ă tout ĂȘtre et Ă toute chose sa teinte noire. Aussi nos pensĂ©es, au moment de nous endormir ou au moment oĂč nous nous rĂ©veillons pendant la nuit, nous font-elles voir les objets aussi dĂ©figurĂ©s et aussi dĂ©naturĂ©s quâen rĂȘve ; nous les verrons dâautant plus noirs et plus terrifiants quâils touchent de plus prĂšs Ă des circonstances personnelles. Le matin, ces Ă©pouvantails disparaissent, tout comme les songes câest ce que signifie ce proverbe espagnol Noche tinta, blanco el dia » La nuit est colorĂ©e, blanc est le jour. Mais dĂšs le soir, sitĂŽt la bougie allumĂ©e, la raison, la raison aussi bien que lâĆil, voit moins clair que pendant le jour ; aussi ce moment nâest-il pas favorable aux mĂ©ditations sur des sujets sĂ©rieux et principalement sur des sujets dĂ©sagrĂ©ables. Câest le matin qui est lâheure favorable pour cela, comme, en gĂ©nĂ©ral, pour tout travail, sans exception, travail dâesprit ou travail physique. Car le matin, câest la jeunesse du jour tout y est gai, frais et facile ; nous nous sentons vigoureux et nous disposons de toutes nos facultĂ©s. Il ne faut pas lâabrĂ©ger en se levant lard, ni le gaspiller en occupations ou en conversations vulgaires ; au contraire, il faut le considĂ©rer comme la quintessence de la vie et, pour ainsi dire, comme quelque chose de sacrĂ©. En revanche, le soir est la vieillesse du jour nous sommes abattus, bavards et Ă©tourdis. Chaque journĂ©e est une petite vie, chaque rĂ©veil et chaque lever une petite naissance, chaque frais matin une petite jeunesse, et chaque coucher avec sa nuit de sommeil une petite mort. Mais, dâune maniĂšre gĂ©nĂ©rale, lâĂ©tat de la santĂ©, le sommeil, la nourriture, la tempĂ©rature, lâĂ©tat du temps, les milieux, et bien dâautres conditions extĂ©rieures influent considĂ©rablement sur notre disposition, et celle-ci Ă son tour sur nos pensĂ©es. De lĂ vient que notre maniĂšre dâenvisager les choses, de mĂȘme que notre aptitude Ă produire quelque Ćuvre, est Ă tel point subordonnĂ©e au temps et mĂȘme au lieu. GĆthe dit Nehmt die gute Stimmung wahr, Denn sie kommt so selten. Saisissez la bonne disposition, car elle arrive si rarement. Ce nâest pas seulement pour des conceptions objectives et pour des pensĂ©es originales quâil nous faut attendre si et quand il leur plaĂźt de Venir, mais mĂȘme la mĂ©ditation approfondie dâune affaire personnelle ne rĂ©ussit jamais Ă une heure fixĂ©e dâavance et au moment oĂč nous voulons nous y livrer ; elle aussi choisit elle-mĂȘme son temps, et ce nâest quâalors que le fil convenable dâidĂ©es se dĂ©veloppe spontanĂ©ment, et que nous pouvons le suivre avec une entiĂšre efficacitĂ©. Pour mieux refrĂ©ner la fantaisie, ainsi que nous le recommandons, il ne faut pas lui permettre dâĂ©voquer et de colorer vivement des torts, des dommages, des pertes, des offenses, des humiliations, des vexations, etc., subis dans le passĂ©, car par lĂ nous agitons de nouveau lâindignation, la colĂšre, et tant dâautres odieuses passions, dĂšs longtemps assoupies, qui reviennent salir notre Ăąme. Suivant une belle comparaison du nĂ©o-platonicien Proclus, ainsi quâon rencontre dans chaque ville, Ă cĂŽtĂ© des nobles et des gens distinguĂ©s, la populace de toute sorte ÎżÏλο, ainsi dans tout homme, mĂȘme le plus noble et le plus Ă©levĂ©, se trouve lâĂ©lĂ©ment bas et vulgaire de la nature humaine, on pourrait dire, par moments, de la nature bestiale. Cette populace ne doit pas ĂȘtre excitĂ©e au tumulte ; il ne faut pas lui permettre non plus de se montrer aux fenĂȘtres, car la vue en est fort laide. Or ces productions de la fantaisie, dont nous parlions tout Ă lâheure, ce sont les dĂ©magogues parmi cette populace. Ajoutons que la moindre contrariĂ©tĂ©, quâelle provienne des hommes ou des choses, si nous nous occupons constamment Ă la ruminer et Ă nous la dĂ©peindre sous des couleurs voyantes et Ă une Ă©chelle grossie, peut grandir jusquâĂ devenir un monstre qui nous mette hors de nous. Il faut au contraire prendre trĂšs prosaĂŻquement et trĂšs froidement tout ce qui est dĂ©sagrĂ©able, afin de sâen tourmenter le moins possible. De mĂȘme que de petits objets, tenus tout prĂšs devant lâĆil, diminuent le champ de la vision et cachent le monde, de mĂȘme les hommes et les choses de notre entourage le plus prochain, quand ils seraient les plus insignifiants et les plus indiffĂ©rents, occuperont souvent notre attention et nos pensĂ©es au delĂ de toute convenance, et Ă©carteront des pensĂ©es et des affaires importantes. Il faut rĂ©agir contre cette tendance. 14° Ă la vue de biens que nous ne possĂ©dons pas, nous nous disons trĂšs volontiers Ah ! si cela mâappartenait ! » et câest cette pensĂ©e qui nous rend la privation sensible. Au lieu de cela, nous devrions souvent nous demander Comment serait-ce si cela ne mâappartenait pas ? » Jâentends par lĂ que nous devrions parfois nous efforcer de nous reprĂ©senter les biens que nous possĂ©dons comme ils nous apparaĂźtraient aprĂšs les avoir perdus ; et je parle ici des biens de toute espĂšce richesse, santĂ©, amis, maitresse, Ă©pouse, enfant, cheval et chien ; car ce nâest le plus souvent que la perte des choses qui nous en enseigne la valeur. Au contraire, la mĂ©thode que nous recommandons ici aura pour premier rĂ©sultat de faire que leur possession nous rendra immĂ©diatement plus heureux quâauparavant, et en second lieu elle fera que nous nous prĂ©cautionnerons par tous les moyens contre leur perte ainsi nous ne risquerons pas notre avoir, nous nâirriterons pas nos amis, nous nâexposerons pas Ă la tentation la fidĂ©litĂ© de notre femme, nous soignerons la santĂ© de nos enfants, et ainsi de suite. Nous cherchons souvent Ă Ă©gayer la teinte morne du prĂ©sent par des spĂ©culations sur des possibilitĂ©s de chances favorables, et nous imaginons toute sorte dâespĂ©rances chimĂ©riques dont chacune est grosse de dĂ©ceptions ; aussi celles-ci ne manquent pas dâarriver dĂšs que celles-lĂ sont venues se briser contre la dure rĂ©alitĂ©. Il vaudrait mieux choisir les mauvaises chances pour thĂšmes de nos spĂ©culations ; cela nous porterait Ă prendre des dispositions Ă lâeffet de les Ă©carter et nous procurerait parfois dâagrĂ©ables surprises quand ces chances ne se rĂ©aliseraient pas. Nâest-on pas bien plus gai au sortir de quelque transe ? Il est mĂȘme salutaire de nous reprĂ©senter Ă lâesprit certains grands malheurs qui peuvent Ă©ventuellement venir nous frapper ; cela nous aide Ă supporter plus facilement des maux moins graves lorsquâils viennent effectivement nous accabler, car nous nous consolons alors par un retour de pensĂ©e sur ces malheurs considĂ©rables qui ne se sont pas rĂ©alisĂ©s. Mais il faut avoir soin, tout en pratiquant cette rĂšgle, de ne pas nĂ©gliger la prĂ©cĂ©dente. 15o Les Ă©vĂ©nements et les affaires qui nous concernent se produisent et se succĂšdent isolĂ©ment, sans ordre et sans rapport mutuel, en contraste frappant les uns avec les autres et sans autre lien que de se rapporter Ă nous ; il en rĂ©sulte que les pensĂ©es et les soins nĂ©cessaires devront ĂȘtre tout aussi nettement sĂ©parĂ©s, afin de correspondre aux intĂ©rĂȘts qui les ont provoquĂ©s. En consĂ©quence, quand nous entreprenons une chose, il faut en finir avec elle, en faisant abstraction de toute autre affaire, afin dâaccomplir, de goĂ»ter ou de subir chaque chose en son temps, sans souci de tout le reste ; nous devons avoir, pour ainsi dire, des compartiments pour nos pensĂ©es, et nâen ouvrir quâun seul pendant que tous les autres restent fermĂ©s. Nous y trouvons cet avantage de ne pas gĂąter tout petit plaisir actuel et de ne pas perdre tout repos par la prĂ©occupation de quelque lourd souci ; nous y gagnons encore cela quâune pensĂ©e nâen chasse pas une autre, que le soin dâune affaire importante nâen fait pas nĂ©gliger beaucoup de petites, etc. Mais surtout lâhomme capable de pensĂ©es nobles et Ă©levĂ©es ne doit pas laisser son esprit sâabsorber par des affaires personnelles et se prĂ©occuper de soins bas au point de fermer lâaccĂšs Ă ses hautes mĂ©ditations, car ce serait vraiment propter vitam, vivendi perdere causas » pour vivre, perdre les causes de la vie. Il est indubitable que pour faire exĂ©cuter Ă notre esprit toutes ces manĆuvres et contre-manĆuvres, il nous faut, comme en bien dâautres circonstances, exercer une contrainte sur nous-mĂȘmes ; toutefois nous devrions en puiser la force dans cette rĂ©flexion que lâhomme subit du monde extĂ©rieur de nombreuses et puissantes contraintes auxquelles nulle existence ne peut se soustraire, mais quâun petit effort exercĂ© sur soi-mĂȘme et appliquĂ© au bon endroit peut obvier souvent Ă une grande pression extĂ©rieure ; de mĂȘme, une petite dĂ©coupure dans le cercle, voisine du centre, correspond Ă une ouverture parfois centuple Ă la pĂ©riphĂ©rie. Rien ne nous soustrait mieux Ă la contrainte du dehors que la contrainte de nous-mĂȘmes voilĂ la signification de cette sentence de SĂ©nĂšque Si tibi vis omnia subjicere, te subjice rationi » Ep. 37 Si vous voulez que toutes choses vous soient soumises, soumettez-vous dâabord Ă la raison. En outre, cette contrainte sur nous-mĂȘmes, nous lâavons toujours en notre puissance, et dans un cas extrĂȘme, ou bien lorsquâelle porte sur notre point le plus sensible, nous avons la facultĂ© de la relĂącher un peu, tandis que la pression extĂ©rieure est pour nous sans Ă©gards, sans mĂ©nagement et sans pitiĂ©. Câest pourquoi il est sage de prĂ©venir celle-ci par lâautre. 16° Borner ses dĂ©sirs, refrĂ©ner ses convoitises, maĂźtriser sa colĂšre, se rappelant sans cesse que chaque individu ne peut jamais atteindre quâune partie infiniment petite de ce qui est dĂ©sirable et quâen revanche des maux sans nombre doivent frapper chacun ; en un mot, αÏΔÏΔÎčΜ ÏαÎč αΜΔÏΔÎčΜ » abstinere et sustinere, sâabstenir et se soutenir, voilĂ la rĂšgle sans lâobservation de laquelle ni richesse ni pouvoir ne pourront nous empĂȘcher de sentir notre misĂ©rable condition. Horace dit Ă ce sujet Inter cuncta leges, et percontabere doctos Qua ratione queas traducere leniter ĂŠvum ; Ne te semper inops agitet vexetque cupido, Ne pavor et verum mediocriter utilium spes. Cependant, lis et cause avec les doctes ; cherche ainsi Ă mener doucement ta vie ; sans quoi, le dĂ©sir tâagite et te blesse en te laissant toujours pauvre, sans crainte et sans lâespĂ©rance des choses mĂ©diocrement utiles. â Traduction L. de Lisle, Ep. I, 18, vers 96-99. 17° Î ÎČÎčÎż ΔΜ η ÏÎčΜηΔÎč ΔÎč » La vie est dans le mouvement, a dit Aristote avec raison de mĂȘme que notre vie physique consiste uniquement dans et par un mouvement incessant, de mĂȘme notre vie intĂ©rieure, intellectuelle demande une occupation constante, une occupation avec nâimporte quoi, par lâaction ou par la pensĂ©e ; câest ce que prouve dĂ©jĂ cette manie des gens dĂ©sĆuvrĂ©s, et qui ne pensent Ă rien, de se mettre immĂ©diatement Ă tambouriner avec leurs doigts ou avec le premier objet venu. Câest que lâagitation est lâessence de notre existence ; une inaction complĂšte devient bien vite insupportable, car elle engendre le plus horrible ennui. Câest en rĂ©glant cet instinct quâon peut le satisfaire mĂ©thodiquement et avec plus de fruit. LâactivitĂ© est indispensable au bonheur ; il faut que lâhomme agisse, fasse quelque chose si cela lui est possible ou apprenne au moins quelque chose ; ses forces demandent leur emploi, et lui-mĂȘme ne demande quâĂ leur voir produire un rĂ©sultat quelconque. Sous ce rapport, sa plus grande satisfaction consiste Ă faire, Ă confectionner quelque chose, panier ou livre ; mais ce qui donne du bonheur immĂ©diat, câest de voir jour par jour croĂźtre son Ćuvre sous ses mains et de la voir arriver Ă sa perfection. Une Ćuvre dâart, un Ă©crit ou mĂȘme un simple ouvrage manuel produisent tout cet effet ; bien entendu que plus la nature du travail est noble, plus la jouissance est Ă©levĂ©e. Les plus heureux Ă cet Ă©gard sont les hommes hautement douĂ©s qui se sentent capables de produire les Ćuvres les plus importantes, les plus vastes et les plus fortement raisonnĂ©es. Cela rĂ©pand sur toute leur existence un intĂ©rĂȘt dâordre supĂ©rieur et lui communique un assaisonnement qui fait dĂ©faut aux autres ; aussi la vie de ceux-ci est-elle insipide auprĂšs de la leur. En effet, pour les hommes Ă©minents, la vie et le monde, Ă cĂŽtĂ© de lâintĂ©rĂȘt commun, matĂ©riel, en ont encore un autre plus Ă©levĂ©, un intĂ©rĂȘt formel, en ce quâils contiennent lâĂ©toile de leurs Ćuvres, et câest Ă rassembler ces matĂ©riaux quâils sâoccupent activement pendant le cours de leur existence, dĂšs que leur part des misĂšres terrestres leur donne un moment de rĂ©pit. Leur intellect est aussi, jusquâĂ un certain point, double une partie est pour les affaires ordinaires objets de la volontĂ© et ressemble Ă celui de tout le monde ; lâautre est pour la conception purement objective des choses. Ils vivent ainsi dâune vie double, spectateurs et acteurs Ă la fois, pendant que le reste nâest quâacteurs. Cependant il faut que tout homme sâoccupe Ă quelque chose, dans la mesure de ses facultĂ©s. On peut constater lâinfluence pernicieuse de lâabsence dâactivitĂ© rĂ©guliĂšre, dâun travail quel quâil soit, pendant les voyages dâagrĂ©ment de longue durĂ©e, oĂč de temps en temps on se sent assez malheureux, par la seule raison que, privĂ© de toute occupation rĂ©elle, on se trouve pour ainsi dire arrachĂ© Ă son Ă©lĂ©ment naturel. Prendre de la peine et lutter contre les rĂ©sistances est un besoin pour lâhomme, comme de creuser pour la taupe. LâimmobilitĂ© quâamĂšnerait la satisfaction complĂšte dâune jouissance permanente lui serait insupportable. Vaincre des obstacles est la plĂ©nitude de la jouissance dans lâexistence humaine, que ces obstacles soient dâune nature matĂ©rielle comme dans lâaction et lâexercice, ou dâune nature spirituelle comme dans lâĂ©tude et les recherches câest la lutte et la victoire qui rendent lâhomme heureux. Si lâoccasion lui en manque, il se la crĂ©e comme il peut selon que son individualitĂ© le comporte, il chassera ou jouera au bilboquet, ou, poussĂ© par le penchant inconscient de sa nature, il suscitera des querelles, ourdira des intrigues, machinera des tromperies ou nâimporte quelle autre vilenie, rien que pour mettre un terme Ă lâĂ©tat dâimmobilitĂ© quâil ne peut supporter. Difficilis in otio quies » Le calme est difficile dans lâinaction. 18° Ce ne sont pas les images de la fantaisie mais des notions nettement conçues quâil faut prendre pour guide de ses travaux. Le contraire arrive le plus souvent. En bien examinant, on trouve que ce qui, dans nos dĂ©terminations, vient en derniĂšre instance rendre lâarrĂȘt dĂ©cisif, ce ne sont pas ordinairement des notions et des jugements, mais câest une image de la fantaisie qui les reprĂ©sente et sây substitue. Je ne sais plus dans quel roman de Voltaire ou de Diderot la vertu apparaĂźt toujours au hĂ©ros placĂ© comme lâHercule adolescent au carrefour de la vie, sous les traits de son vieux gouverneur tenant de la main gauche sa tabatiĂšre, de la droite une prise de tabac et moralisant ; le vice, en revanche, sous ceux de la femme de chambre de sa mĂšre. Câest particuliĂšrement pendant la jeunesse que le but de notre bonheur se fixe sous la forme de certaines images qui planent devant nous et qui persistent souvent pendant la moitiĂ©, quelquefois mĂȘme pendant la totalitĂ© de la vie. Ce sont lĂ de vrais lutins qui nous harcĂšlent ; Ă peine atteints, ils sâĂ©vanouissent, et lâexpĂ©rience vient nous apprendre quâils ne tiennent rien de ce quâils promettaient. De ce genre sont les scĂšnes particuliĂšres de la vie domestique, civile, sociale ou rurale, les images de lâhabitation et de notre entourage, les insignes honorifiques, les tĂ©moignages du respect, etc., etc. ; chaque fou a sa marotte[28] ; » lâimage de la bien-aimĂ©e en est une aussi. Il est bien naturel quâil en soi ainsi ; car ce que lâon voit, Ă©tant lâimmĂ©diat, agit aussi plus immĂ©diatement sur notre volontĂ© que la notion, la pensĂ©e abstraite, qui ne donne que le gĂ©nĂ©ral sans le particulier ; or câest ce dernier qui contient prĂ©cisĂ©ment la rĂ©alitĂ© la notion ne peut donc agir que mĂ©diatement sur la volontĂ©. Et cependant il nây a que la notion qui tienne parole aussi est-ce un tĂ©moignage de culture intellectuelle que de mettre en elle seule toute sa foi. Par moments, le besoin se fera certainement sentir dâexpliquer ou de paraphraser au moyen de quelques images, seulement cum grano salis ». 19° La rĂšgle prĂ©cĂ©dente rentre dans cette autre maxime plus gĂ©nĂ©rale, quâil faut toujours maĂźtriser lâimpression de tout ce qui est prĂ©sent et visible. Cela, en regard de la simple pensĂ©e, de la connaissance pure, est incomparablement plus Ă©nergique, non en vertu de sa matiĂšre et de sa valeur, qui sont souvent trĂšs insignifiantes, mais en vertu de sa forme, câest-Ă -dire de la visibilitĂ© et de la prĂ©sence directe, qui pĂ©nĂštre lâesprit dont elle trouble le repos ou Ă©branle les desseins. Car ce qui est prĂ©sent, ce qui est visible, pouvant facilement ĂȘtre embrassĂ© dâun regard, agit toujours dâun seul coup et avec toute sa puissance ; par contre, les pensĂ©es et les raisons, devant ĂȘtre mĂ©ditĂ©es piĂšce Ă piĂšce, demandent du temps et de la tranquillitĂ© et ne peuvent donc ĂȘtre Ă tout moment et entiĂšrement prĂ©sentes Ă lâesprit. Câest pour cela quâune chose agrĂ©able Ă . laquelle la rĂ©flexion nous a fait renoncer nous charme encore par sa vue ; de mĂȘme, une opinion dont nous connaissons cependant lâentiĂšre incompĂ©tence nous blesse ; une offense nous irrite ; bien que nous sachions quâelle ne mĂ©rite que le mĂ©pris ; de mĂȘme encore, dix raisons contre lâexistence dâun danger sont renversĂ©es par la fausse apparence de sa prĂ©sence rĂ©elle, etc. Dans toutes ces circonstances, câest la dĂ©raison originelle de notre ĂȘtre qui prĂ©vaut. Les femmes sont frĂ©quemment sujettes Ă de pareilles impressions, et peu dâhommes ont une raison assez prĂ©pondĂ©rante pour nâavoir pas Ă souffrir de leurs effets. Lorsque nous ne pouvons pas les maĂźtriser entiĂšrement par la pensĂ©e seule, ce que nous avons de mieux Ă faire alors est de neutraliser une impression par lâimpression contraire par exemple, lâimpression dâune offense par des visites chez les gens qui nous estiment, lâimpression dâun danger qui nous menace par la vue rĂ©elle des moyens propres Ă lâĂ©carter. Un Italien, dont Leibnitz nous raconte lâhistoire Nouv. Essais, liv. I, ch. II, § 11, rĂ©ussit mĂȘme Ă rĂ©sister aux douleurs de la torture pour cela, par une rĂ©solution prise dâavance, il imposa Ă son imagination de ne pas perdre de vue un seul instant lâimage de la potence Ă laquelle lâaurait fait condamner un aveu ; aussi criait-il de temps en temps Io ti vedo, » paroles quâil expliqua plus tard comme se rapportant au gibet. Pour la mĂȘme raison, quand tous autour de nous sont dâune opinion diffĂ©rente de la nĂŽtre et se conduisent en consĂ©quence, il est trĂšs difficile de ne pas se laisser Ă©branler, quand mĂȘme on serait convaincu quâils sont dans lâerreur. Pour un roi fugitif, poursuivi et voyageant sĂ©rieusement incognito, le cĂ©rĂ©monial de subordination que son compagnon et confident observera quand ils sont entre quatre yeux doit ĂȘtre un cordial presque indispensable pour que lâinfortunĂ© nâarrive pas Ă douter de sa propre existence. 20° AprĂšs avoir fait ressortir, dĂšs le 2e chapitre, la haute valeur de la santĂ© comme condition premiĂšre et la plus importante de notre bonheur, je veux indiquer ici quelques rĂšgles trĂšs gĂ©nĂ©rales de conduite, pour la fortifier et la conserver. Pour sâendurcir, il faut, tant quâon est en bonne santĂ©, soumettre le corps dans son ensemble, comme dans chacune de ses parties, Ă beaucoup dâeffort et de fatigue, et sâhabituer Ă rĂ©sister Ă tout ce qui peut lâaffecter, quelque rudement que ce soit. DĂšs quâil se manifeste, au contraire, un Ă©tat morbide soit du tout, soit dâune partie, on devra recourir immĂ©diatement au procĂ©dĂ© contraire, câest-Ă -dire mĂ©nager et soigner de toute façon le corps ou sa partie malade car ce qui est souffrant et affaibli nâest pas susceptible dâendurcissement. Les muscles se fortifient ; les nerfs, au contraire, sâaffaiblissent par un fort usage. Il convient donc dâexercer les premiers par tous les efforts convenables et dâĂ©pargner au contraire tout effort aux seconds ; par consĂ©quent, gardons nos yeux contre toute lumiĂšre trop vive, surtout quand elle est rĂ©flĂ©chie, contre tout effort pendant le demi-jour, contre la fatigue de regarder longtemps de trop petits objets ; prĂ©servons nos oreilles Ă©galement des bruits trop forts, mais surtout Ă©vitons Ă notre cerveau toute contention forcĂ©e, trop soutenue ou intempestive ; consĂ©quemment, il faut le laisser reposer pendant la digestion, car Ă ce moment cette mĂȘme force vitale qui, dans le cerveau, forme les pensĂ©es, travaille de tous ses efforts dans lâestomac et les intestins, Ă prĂ©parer le chyme et le chyle ; il doit Ă©galement reposer pendant et aprĂšs un travail musculaire considĂ©rable. Car, pour les nerfs moteurs, comme pour les nerfs sensitifs, les choses se passent de la mĂȘme maniĂšre, et, de mĂȘme que la douleur ressentie dans un membre lĂ©sĂ© a son vĂ©ritable siĂšge dans le cerveau, de mĂȘme ce ne sont pas les bras et les jambes qui se meuvent et travaillent, mais le cerveau, câest-Ă -dire cette portion du cerveau qui, par lâintermĂ©diaire de la moelle allongĂ©e et de la moelle Ă©piniĂšre, excite les nerfs de ces membres et les fait ainsi se mouvoir. Par suite aussi, la fatigue que nous Ă©prouvons dans les jambes ou les bras a son siĂšge rĂ©el dans le cerveau ; câest pourquoi les membres dont le mouvement est soumis Ă la volontĂ©, câest-Ă -dire part du cerveau, sont les seuls qui se fatiguent, tandis que ceux dont le travail est involontaire, comme le cĆur, par exemple, sont infatigables. Ăvidemment alors, câest nuire au cerveau que dâexiger de lui de lâactivitĂ© musculaire Ă©nergique et de la tension dâesprit, que ce soit simultanĂ©ment ou mĂȘme seulement aprĂšs un trop court intervalle. Ceci nâest nullement en contradiction avec le fait quâau dĂ©but dâune promenade, ou en gĂ©nĂ©ral pendant de courtes marches, on Ă©prouve une activitĂ© renforcĂ©e de lâesprit ; car dans ce dernier cas il nây a pas encore de fatigue des parties respectives du cerveau, et dâautre part cette lĂ©gĂšre activitĂ© musculaire, en accĂ©lĂ©rant la respiration, porte le sang artĂ©riel, mieux oxygĂ©nĂ© aussi, Ă monter vers le cerveau. Mais il faut surtout donner au cerveau la pleine mesure de sommeil nĂ©cessaire Ă sa rĂ©fection, car le sommeil est pour lâensemble de lâhomme ce que le remontage est Ă la pendule Voy. Le monde comme VolontĂ© et comme Repr., vol. II. Cette mesure devra ĂȘtre dâautant plus grande que le cerveau sera plus dĂ©veloppĂ© et plus actif ; cependant lâoutrepasser serait un pur gaspillage de temps, car le sommeil perd alors en intensitĂ© ce quâil gagne en extension Voy. Le monde c. V. et c. R., vol. II[29]. En gĂ©nĂ©ral, pĂ©nĂ©trons-nous bien de ce fait que notre penser nâest autre chose que la fonction organique du cerveau, et partant se comporte, pour ce qui regarde la fatigue et le repos, dâune maniĂšre analogue Ă celle de toute autre activitĂ© organique. Un effort excessif fatigue le cerveau comme il fatigue les yeux. On a dit avec raison Le cerveau pense comme lâestomac digĂšre. LâidĂ©e dâune Ăąme immatĂ©rielle, simple, essentiellement et constamment pensante, partant infatigable, qui ne serait lĂ que comme logĂ©e en quartier dans le cerveau et nâaurait besoin de rien au monde, a certainement poussĂ© plus dâun homme Ă une conduite insensĂ©e qui a Ă©moussĂ© ses forces intellectuelles ; FrĂ©dĂ©ric le Grand, par exemple, nâa-t-il pas essayĂ© une fois de se dĂ©shabituer totalement du sommeil ? Les professeurs de philosophie devraient bien ne pas encourager une pareille illusion, nuisible mĂȘme en pratique, par leur philosophie orthodoxe de vieilles femmes Katechismus-gerechtseyn-wollende Rocken-Philosophie. Il faut apprendre Ă considĂ©rer les forces intellectuelles comme Ă©tant absolument des fonctions physiologiques, afin de savoir les manier, les mĂ©nager ou les fatiguer en consĂ©quence ; on doit se rappeler que toute souffrance, toute incommoditĂ©, tout dĂ©sordre dans une partie quelconque du corps, affecte lâesprit. Pour bien se pĂ©nĂ©trer de cette vĂ©ritĂ©, il faut lire Cabanis Des rapports du physique et du moral de lâhomme. Câest pour avoir nĂ©gligĂ© de suivre ce conseil que bien des grands esprits et bien des grands savants sont tombĂ©s, sur leurs vieux jours, dans lâimbĂ©cillitĂ©, dans lâenfance et jusque dans la folie. Si, par exemple, de cĂ©lĂšbres poĂštes anglais de notre siĂšcle, tels que Walter Scott, Wordsworth, Southey et plusieurs autres, arrivĂ©s Ă la vieillesse et mĂȘme dĂšs leur soixantaine sont devenus intellectuellement obtus et incapables, mĂȘme imbĂ©ciles, il faut sans doute lâattribuer Ă ce que, sĂ©duits par des honoraires Ă©levĂ©s, ils ont tous exercĂ© la littĂ©rature comme un mĂ©tier, en Ă©crivant pour de lâargent. Ce mĂ©tier entraĂźne Ă une fatigue contre nature quiconque attelle son PĂ©gase au joug et pousse sa Muse du fouet aura Ă lâexpier de la mĂȘme maniĂšre que celui qui a rendu Ă VĂ©nus un culte forcĂ©. Je soupçonne que Kant lui-mĂȘme, dans un Ăąge avancĂ©, devenu dĂ©jĂ cĂ©lĂšbre, sâest livrĂ© Ă un travail excessif et a provoquĂ© par lĂ cette seconde enfance dans laquelle il a vĂ©cu ses quatre derniĂšres annĂ©es. Chaque mois de lâannĂ©e a une influence spĂ©ciale et directe, câest-Ă -dire indĂ©pendante des conditions mĂ©tĂ©orologiques, sur notre santĂ©, sur lâĂ©tat gĂ©nĂ©ral de notre corps, et mĂȘme sur lâĂ©tat de notre esprit. III. â Concernant notre conduite envers les autres. 21° Pour se pousser Ă travers le monde, il est utile dâemporter avec soi une ample provision de circonspection et dâindulgence ; la premiĂšre nous garantit contre les prĂ©judices et les pertes, la seconde nous met Ă lâabri de disputes et de querelles. Qui est appelĂ© Ă vivre parmi les hommes ne doit repousser dâune maniĂšre absolue aucune individualitĂ©, du moment quâelle est dĂ©jĂ dĂ©terminĂ©e et donnĂ©e par la nature, lâindividualitĂ© fĂ»t-elle la plus mĂ©chante, la plus pitoyable ou la plus ridicule. Il doit plutĂŽt lâaccepter comme Ă©tant quelque chose dâimmuable et qui, en vertu dâun principe Ă©ternel et mĂ©taphysique, doit ĂȘtre telle quâelle est ; au pis-aller, il devra se dire Il faut bien quâil y en ait de cette espĂšce-lĂ aussi. » Sâil prend la chose autrement, il commet une injustice et provoque lâautre Ă un combat Ă la vie et Ă la mort. Car nul ne peut modifier son individualitĂ© propre, câest-Ă -dire son caractĂšre moral, ses facultĂ©s intellectuelles, son tempĂ©rament, sa physionomie, etc. Si donc nous condamnons son ĂȘtre sans rĂ©serve, il ne lui restera plus quâĂ combattre en nous un ennemi mortel, du moment oĂč nous ne voulons lui reconnaĂźtre le droit dâexister quâĂ la condition de devenir un autre que celui quâil est immuablement. Câest pourquoi, quand on veut vivre parmi les hommes, il faut laisser chacun exister et lâaccepter avec lâindividualitĂ©, quelle quâelle soit, qui lui a Ă©tĂ© dĂ©partie ; il faut se prĂ©occuper uniquement de lâutiliser autant que sa qualitĂ© et son organisation le permettent, mais sans espĂ©rer la modifier et sans la condamner purement et simplement telle quâelle est. VoilĂ la vraie signification de ce dicton Vivre et laisser vivre. » Toutefois la tĂąche est moins facile quâelle nâest Ă©quitable, et heureux celui Ă qui il est donnĂ© de pouvoir Ă jamais Ă©viter certaines individualitĂ©s ! En attendant, pour apprendre Ă supporter les hommes, il est bon dâexercer sa patience sur les objets inanimĂ©s qui, en vertu dâune nĂ©cessitĂ© mĂ©canique ou de toute autre nĂ©cessitĂ© physique, contrarient obstinĂ©ment notre action ; nous avons pour cela des occasions journaliĂšres. On apprend ensuite Ă reporter sur les hommes, la patience ainsi acquise, et lâon se fait Ă cette pensĂ©e quâeux aussi, toutes les fois quâils nous sont un obstacle, le sont forcĂ©ment, en vertu dâune nĂ©cessitĂ© naturelle aussi rigoureuse que celle avec laquelle agissent les objets inanimĂ©s ; que, par consĂ©quent, il est aussi insensĂ© de sâindigner de leur conduite que dâune pierre qui vient rouler sous nos pieds. Ă lâĂ©gard de maint individu, le plus sage est de se dire Je ne le changerai pas, je veux donc lâutiliser. » 22° Il est surprenant de voir Ă quel point se manifeste dans la conversation lâhomogĂ©nĂ©itĂ© ou lâhĂ©tĂ©rogĂ©nĂ©itĂ© dâesprit et de caractĂšre entre les hommes ; elle devient sensible Ă la moindre occasion. Entre deux personnes de natures essentiellement dissemblables qui causeront sur les sujets les plus indiffĂ©rents, les plus Ă©trangers, chaque phrase de lâune dĂ©plaira plus ou moins Ă lâautre, un mot parfois ira jusquâĂ la mettre en colĂšre. Quand elles se ressemblent au contraire, elles sentent de suite et en tout un certain accord qui, lorsque lâhomogĂ©nĂ©itĂ© est trĂšs marquĂ©e, se fond en une harmonie parfaite et peut aller jusquâĂ lâunisson. Ainsi sâexplique premiĂšrement pourquoi les individus trĂšs ordinaires sont tellement sociables et trouvent si facilement partout de lâexcellente sociĂ©tĂ©, ce quâils appellent dâaimables, bonnes et braves gens. » Câest lâinverse pour les hommes qui ne sont pas ordinaires, et ils seront dâautant moins sociables quâils sont plus distinguĂ©s ; tellement que parfois, dans leur isolement, ils peuvent Ă©prouver une vĂ©ritable joie Ă avoir dĂ©couvert chez un autre une libre quelconque, si mince quâelle puisse ĂȘtre, de la mĂȘme nature que la leur. Car chacun ne peut ĂȘtre Ă un autre homme que ce que celui-ci est au premier. Comme lâaigle, les esprits rĂ©ellement supĂ©rieurs errent sur la hauteur, solitaires. Cela explique, en second lieu, comment les hommes de mĂȘme disposition se trouvent si vite rĂ©unis, comme sâils sâattiraient magnĂ©tiquement les Ăąmes sĆurs se saluent de loin. On pourra remarquer cela le plus frĂ©quemment chez les gens Ă sentiments bas ou de faible intelligence ; mais câest seulement parce que ceux-ci sâappellent lĂ©gion, tandis que les bons et les nobles sont et sâappellent les natures rares. Câest ainsi quâil se fera, par exemple, que dans quelque vaste association, fondĂ©e en vue de rĂ©sultats effectifs, deux fieffĂ©s coquins se reconnaissent mutuellement aussi vite que sâils portaient une cocarde et se rapprochent aussitĂŽt pour forger quelque abus ou quelque trahison. De mĂȘme, supposons, per impossibile, une sociĂ©tĂ© nombreuse composĂ©e entiĂšrement dâhommes intelligents et spirituels, sauf deux imbĂ©ciles qui en feraient partie aussi ; ces deux se sentiront sympathiquement attirĂ©s lâun vers lâautre, et bientĂŽt chacun des deux se rĂ©jouira dans son cĆur dâavoir enfin rencontrĂ© au moins un homme raisonnable. Il est vraiment remarquable de voir de ses yeux comment deux ĂȘtres, principalement parmi ceux qui sont arriĂ©rĂ©s au moral et Ă lâintellectuel, se reconnaissent Ă premiĂšre vue, tendent ardemment Ă se rapprocher, se saluent avec amour et joie, et courent lâun au-devant de lâautre comme dâanciennes connaissances ; cela est si frappant que lâon est tentĂ© dâadmettre, selon la doctrine bouddhique de la mĂ©tempsycose, quâils Ă©taient dĂ©jĂ liĂ©s dâamitiĂ© dans une vie antĂ©rieure. Cependant il est un fait qui, mĂȘme dans le cas de grande harmonie, maintient les hommes Ă©loignĂ©s les uns des autres et qui va jusquâĂ faire naĂźtre entre eux une dissonnance passagĂšre câest la diffĂ©rence de la disposition du moment qui est presque toujours autre chez chacun, selon sa situation momentanĂ©e, lâoccupation, le milieu, lâĂ©tat de son corps, le courant actuel de ses pensĂ©es, etc. Câest lĂ ce qui produit des dissonnances parmi les individualitĂ©s qui sâaccordent le mieux. Travailler sans relĂąche Ă corriger ce qui fait naĂźtre ces troubles et Ă Ă©tablir lâĂ©galitĂ© de la tempĂ©rature ambiante, serait lâeffet dâune suprĂȘme culture intellectuelle. On aura la mesure de ce que peut produire pour la sociĂ©tĂ© lâĂ©galitĂ© de sentiments, par ce fait que les membres dâune rĂ©union, mĂȘme trĂšs nombreuse, seront portĂ©s Ă se communiquer rĂ©ciproquement leurs idĂ©es, Ă prendre sincĂšrement part Ă lâintĂ©rĂȘt et au sentiment gĂ©nĂ©ral, dĂšs que quelque chose dâextĂ©rieur, un danger, une espĂ©rance, une nouvelle, la vue dâune chose extraordinaire, un spectacle, de la musique, ou nâimporte quoi, vient les impressionner tous au mĂȘme instant et de la mĂȘme maniĂšre. Car ces motifs subjuguent tous les intĂ©rĂȘts particuliers et font naitre de la sorte lâunitĂ© parfaite de disposition. Ă dĂ©faut dâune pareille influence objective, on a recours dâordinaire Ă quelque ressource subjective, et câest alors la bouteille qui est appelĂ©e habituellement Ă procurer une disposition, commune Ă la compagnie. Le thĂ© et le cafĂ© sont Ă©galement employĂ©s Ă cet effet. Mais ce mĂȘme dĂ©saccord quâamĂšne si facilement dans toute rĂ©union la diversitĂ© dâhumeur momentanĂ©e donne aussi lâexplication partielle de ce phĂ©nomĂšne que chacun apparaĂźt comme idĂ©alisĂ©, parfois mĂȘme transfigurĂ© dans le souvenir, quand celui-ci nâest plus sous lâempire de cette influence passagĂšrement perturbatrice ou de toute autre semblable. La mĂ©moire agit Ă la maniĂšre de la lentille convergente dans la chambre obscure elle rĂ©duit toutes les dimensions et produit de la sorte une image bien plus belle que lâoriginal. Chaque absence nous procure partiellement lâavantage dâĂȘtre vus sous cet aspect. Car bien que, pour achever son Ćuvre, le souvenir idĂ©alisateur demande un temps considĂ©rable, nĂ©anmoins son travail commence immĂ©diatement. Câest pourquoi mĂȘme il est sage de ne se montrer Ă ses connaissances et Ă ses bons amis quâĂ de longs intervalles ; on remarquera, en se revoyant, que le souvenir a dĂ©jĂ travaillĂ©. 23° Nul ne peut voir par-dessus soi. Je veux dire par lĂ quâon ne peut voir en autrui plus que ce quâon est soi-mĂȘme, car chacun ne peut saisir et comprendre un autre que dans la mesure de sa propre intelligence. Si celle-ci est de la plus basse espĂšce, tous les dons intellectuels les plus Ă©levĂ©s ne lâimpressionneront nullement, et il nâapercevra dans cet homme si hautement douĂ© que ce quâil y a de plus bas dans lâindividualitĂ©, savoir toutes les faiblesses et tous les dĂ©fauts de tempĂ©rament et de caractĂšre. VoilĂ de quoi le grand homme sera composĂ© aux yeux de lâautre. Les facultĂ©s intellectuelles Ă©minentes de lâun existent aussi peu pour le second que les couleurs pour les aveugles. Câest que tous les esprits sont invisibles pour qui nâa pas soi-mĂȘme dâesprit et toute Ă©valuation est le produit de la valeur de lâestimĂ© par la sphĂšre dâapprĂ©ciation de lâestimateur. Il rĂ©sulte de lĂ que lorsquâon cause avec quelquâun on se met toujours Ă son niveau, puisque tout ce quâon a au delĂ disparaĂźt, et mĂȘme lâabnĂ©gation de soi quâexige ce nivellement reste parfaitement mĂ©connue. Si donc on rĂ©flĂ©chit combien la plupart des hommes ont de sentiments et de facultĂ©s de bas Ă©tage, en un mot combien ils sont communs, on verra quâil est impossible de parler avec eux sans devenir soi-mĂȘme commun pendant cet intervalle par analogie avec la rĂ©partition de lâĂ©lectricitĂ© ; on saisira alors la signification propre et la vĂ©ritĂ© de cette expression allemande sich gemein machen » se mettre de pair Ă compagnon, et lâon cherchera Ă Ă©viter toute compagnie avec laquelle on ne peut communiquer que moyennant la partie honteuse[30] de sa propre nature. On comprendra Ă©galement quâen prĂ©sence dâimbĂ©ciles et de fous il nây a quâune seule maniĂšre de montrer quâon a de la raison câest de ne pas parler avec eux. Mais il est vrai quâalors, en sociĂ©tĂ©, maint homme pourra se trouver dans la situation dâun danseur, entrant dans un bal oĂč il nây aurait que des perclus ; avec qui dansera-t-il ? 24° Jâaccorde toute ma considĂ©ration, comme Ă un Ă©lu sur cent individus, Ă celui qui Ă©tant inoccupĂ©, parce quâil attend quelque chose, ne se met pas immĂ©diatement Ă frapper ou Ă tapoter en mesure avec tout ce qui lui tombe sous la main, avec sa canne, son couteau, sa fourchette ou avec tout autre objet. Il est probable que cet homme-lĂ pense Ă quelque chose. On reconnaĂźt Ă la mine de la plupart des gens que chez eux la vue remplace entiĂšrement le penser ; ils cherchent Ă sâassurer de leur existence en faisant du bruit, Ă moins quâils nâaient un cigare sous la main, ce qui leur rend le mĂȘme service. Câest pour la mĂȘme raison quâils sont constamment tout yeux, tout oreilles pour tout ce qui se passe autour dâeux. 25° La Rochefoucauld a trĂšs justement observĂ© quâil est difficile de beaucoup estimer un homme et de lâaimer beaucoup Ă la fois[31]. Nous aurions donc le choix entre briguer lâamour ou lâestime des gens. Leur amour est toujours intĂ©ressĂ©, bien quâĂ des titres divers. De plus, les conditions auxquelles on lâacquiert ne sont pas toujours faites pour nous en rendre fiers. Avant tout, on se fera aimer dans la mesure dans laquelle on baissera ses prĂ©tentions Ă trouver de lâesprit et du cĆur chez les autres, mais cela sĂ©rieusement, sans dissimulation, et non en vertu de cette indulgence qui prend sa source dans le mĂ©pris. Pour complĂ©ter les prĂ©misses qui aideront Ă tirer la conclusion, rappelons encore cette sentence si vraie dâHelvĂ©tius Le degrĂ© dâesprit nĂ©cessaire pour nous plaire est une mesure assez exacte du degrĂ© dâesprit que nous avons. » Câest tout le contraire quand il sâagit de lâestime des gens on ne la leur arrache quâĂ leur corps dĂ©fendant ; aussi la cachent-ils le plus souvent. Câest pourquoi elle nous procure une bien plus grande satisfaction intĂ©rieure ; elle est en proportion avec notre valeur, ce qui nâest pas vrai directement de lâamour des gens, car celui-ci est subjectif et lâestime objective. Mais lâamour nous est certainement plus utile. 26° La plupart des hommes sont tellement personnels quâau fond rien nâa dâintĂ©rĂȘt Ă leurs yeux quâeux-mĂȘmes et exclusivement eux. Il en rĂ©sulte que, quoi que ce soit dont on parle, ils pensent aussitĂŽt Ă eux-mĂȘmes, et que tout ce qui, par hasard et du plus loin que ce soit, se rapporte Ă quelque chose qui les touche, attire et captive tellement toute leur attention quâils nâont plus la libertĂ© de saisir la partie objective de lâentretien ; de mĂȘme, il nây a pas de raisons valables pour eux dĂšs quâelles contrarient leur intĂ©rĂȘt ou leur vanitĂ©. Aussi sont-ils si facilement distraits, si facilement blessĂ©s, offensĂ©s ou affligĂ©s que, lors mĂȘme quâon cause avec eux, Ă un point de vue objectif, sur nâimporte quelle matiĂšre, on ne saurait assez se garder de tout ce qui pourrait, dans le discours, avoir un rapport possible, peut-ĂȘtre fĂącheux avec le prĂ©cieux et dĂ©licat moi que lâon a devant soi ; rien que ce moi ne les intĂ©resse, et, pendant quâils nâont ni sens ni sentiment pour ce quâil y a de vrai et de remarquable, ou de beau, de fin, de spirituel dans les paroles dâautrui, ils possĂšdent la plus exquise sensibilitĂ© pour tout ce qui, du plus loin et le plus indirectement, peut toucher leur mesquine vanitĂ© ou se rapporter dĂ©savantageusement, en quelque façon que ce soit, Ă leur inapprĂ©ciable moi. Ils ressemblent, dans leur susceptibilitĂ©, Ă ces roquets auxquels on est si facilement exposĂ©, par mĂ©garde, Ă marcher sur la patte et dont il faut subir ensuite les piailleries ; ou bien encore Ă un malade couvert de plaies et de meurtrissures et quâil faut Ă©viter soigneusement de toucher. Il y en a chez qui la chose est poussĂ©e si loin, quâils ressentent exactement comme une offense lâesprit et le jugement que lâon montre, ou quâon ne dissimule pas suffisamment, en causant avec eux ; ils sâen cachent, il est vrai, au premier moment, mais ensuite celui qui nâa pas assez dâexpĂ©rience rĂ©flĂ©chira et se creusera vainement la cervelle pour savoir par quoi il a pu sâattirer leur rancune et leur haine. Mais il est tout aussi facile de les flatter et de les gagner. Par suite, leur sentence est, dâordinaire, achetĂ©e elle nâest quâun arrĂȘt en faveur de leur parti ou de leur classe et non un jugement objectif et impartial. Cela vient de ce que chez eux la volontĂ© surpasse de beaucoup lâintelligence, et de ce que leur faible intellect est entiĂšrement soumis au service de la volontĂ© dont il ne peut sâaffranchir un seul moment. Cette pitoyable subjectivitĂ© des hommes, qui les fait tout rapporter Ă eux et revenir, de tout point de dĂ©part, immĂ©diatement et en droite ligne vers leur personne, est surabondamment prouvĂ©e par lâastrologie, qui rapporte la marche des grands corps de lâunivers au chĂ©tif moi et qui trouve une corrĂ©lation entre les comĂštes au ciel et les querelles et les gueuseries sur la terre. Mais cela sâest toujours passĂ© ainsi, mĂȘme dans les temps les plus reculĂ©s voir par exemple StobĂ©e. Eclog., l. I, ch. 22, 9, p. 478. 27° Il ne faut pas dĂ©sespĂ©rer Ă chaque absurditĂ© qui se dit en public ou dans la sociĂ©tĂ©, qui sâimprime dans les livres et qui est bien accueillie ou du moins nâest pas rĂ©futĂ©e ; il ne faut pas croire non plus que cela restera acquis Ă jamais. Sachons, pour notre consolation, que plus tard et insensiblement la chose sera ruminĂ©e, Ă©lucidĂ©e, mĂ©ditĂ©e, pesĂ©e, discutĂ©e et le plus souvent jugĂ©e justement Ă la fin, en sorte que, aprĂšs un laps de temps variable en raison de la difficultĂ© de la matiĂšre, presque tout le monde finira par comprendre ce que lâesprit lucide avait vu de prime abord. Il est certain que dans lâentre-temps il faut prendre patience. Car un homme dâun jugement juste parmi des gens qui sont dans lâerreur ressemble Ă celui dont la montre va juste dans une ville dont toutes les horloges sont mal rĂ©glĂ©es. Lui seul sait lâheure exacte, mais Ă quoi bon ? Tout le monde se rĂšgle sur les horloges publiques qui indiquent une heure fausse, ceux-lĂ mĂȘme qui savent que la montre du premier donne seule lâheure vraie. 28° Les hommes ressemblent aux enfants qui prennent de mauvaises maniĂšres dĂšs quâon les gĂąte ; aussi ne faut-il ĂȘtre trop indulgent ni trop aimable envers personne. De mĂȘme quâordinairement on ne perdra pas un ami pour lui avoir refusĂ© un prĂȘt, mais plutĂŽt pour le lui avoir accordĂ©, de mĂȘme ne le perdra-t-on pas par une attitude hautaine et un peu de nĂ©gligence, mais plutĂŽt par un excĂšs dâamabilitĂ© et de prĂ©venance il devient alors arrogant, insupportable, et la rupture ne tarde pas Ă se produire. Câest surtout lâidĂ©e quâon a besoin dâeux que les hommes ne peuvent absolument pas supporter ; elle est toujours suivie inĂ©vitablement dâarrogance et de prĂ©somption. Chez quelques gens, cette idĂ©e naĂźt dĂ©jĂ par cela seul quâon est en relations ou bien quâon cause souvent ou familiĂšrement avec eux ils sâimaginent aussitĂŽt quâil faut bien leur passer quelque chose et ils chercheront Ă Ă©tendre les bornes de la politesse. Câest pourquoi il y a si peu dâindividus quâon puisse frĂ©quenter un peu plus intimement ; surtout faut-il se garder de toute familiaritĂ© avec des natures de bas Ă©tage. Que si, par malheur, un individu de cette espĂšce sâimagine que jâai beaucoup plus besoin de lui quâil nâa besoin de moi, alors il Ă©prouvera soudain un sentiment comme si je lui avais volĂ© quelque chose il cherchera Ă se venger et Ă rentrer dans sa propriĂ©tĂ©. Nâavoir jamais et dâaucune façon besoin des autres et le leur faire voir, voilĂ absolument la seule maniĂšre de maintenir sa supĂ©rioritĂ© dans les relations. En consĂ©quence, il est sage de leur faire sentir Ă tous, homme ou femme, quâon peut trĂšs bien se passer dâeux ; cela fortifie lâamitiĂ© il est mĂȘme utile de laisser sâintroduire parfois, dans notre attitude Ă lâĂ©gard de la plupart dâentre eux, une parcelle de dĂ©dain ; ils nâen attacheront que plus de prix Ă notre amitiĂ©. Chi non istima, vien stimato » Qui nâestime pas est estimĂ©, dit finement un proverbe italien. Mais, si quelquâun a rĂ©ellement une grande valeur Ă nos yeux, il faut le lui dissimuler comme si câĂ©tait un crime. Cela nâest pas prĂ©cisĂ©ment rĂ©jouissant, mais en revanche câest vrai. Câest Ă peine si les chiens supportent le trop de bienveillance, bien moins encore les hommes. 29° Les gens dâune espĂšce plus noble et douĂ©s de facultĂ©s plus Ă©levĂ©es trahissent, principalement dans leur jeunesse, un manque surprenant de connaissance des hommes et de savoir-faire ; ils se laissent ainsi facilement tromper ou Ă©garer ; tandis que les natures infĂ©rieures savent bien mieux et bien plus vite se tirer dâaffaire dans le monde ; cela vient de ce que, Ă dĂ©faut dâexpĂ©rience, lâon doit juger a priori et quâen gĂ©nĂ©ral aucune expĂ©rience ne vaut lâa priori. Chez les gens de calibre ordinaire, cet a priori leur est fourni par leur propre moi, tandis quâil ne lâest pas Ă ceux de nature noble et distinguĂ©e, car câest par lĂ prĂ©cisĂ©ment que ceux-ci diffĂšrent des autres. En Ă©valuant donc les pensĂ©es et les actes des hommes ordinaires dâaprĂšs les leurs propres, le calcul se trouve ĂȘtre faux. Mais mĂȘme alors quâun tel homme aura appris enfin a posteriori, câest-Ă -dire par les leçons dâautrui et par sa propre expĂ©rience, ce quâil y a Ă attendre des hommes ; mĂȘme alors quâil aura compris que les cinq sixiĂšmes dâentre eux sont ainsi faits, au moral comme Ă lâintellectuel, que celui qui nâest pas forcĂ© par les circonstances dâĂȘtre en relation avec eux fait mieux de les Ă©viter dĂšs lâabord et de se tenir autant que possible hors de leur contact, mĂȘme alors cet homme ne pourra, malgrĂ© tout, avoir une connaissance suffisante de leur petitesse et de leur mesquinerie ; il aura durant toute sa vie Ă Ă©tendre et Ă complĂ©ter cette notion ; mais jusquâalors il fera encore bien des faux calculs Ă son dĂ©triment. En outre, bien que pĂ©nĂ©trĂ© des enseignements reçus, il lui arrivera encore parfois, se trouvant dans une sociĂ©tĂ© de gens quâil ne connaĂźt pas encore, dâĂȘtre Ă©merveillĂ© en les voyant tous paraĂźtre, dans leurs discours et dans leurs maniĂšres, entiĂšrement raisonnables, loyaux, sincĂšres, honnĂȘtes et vertueux, et peut-ĂȘtre bien aussi intelligents et spirituels. Mais que cela ne lâĂ©gare pas ; cela provient tout simplement de ce que la nature ne fait pas comme les mĂ©chants poĂštes, qui, lorsquâils ont Ă prĂ©senter un coquin ou un fou, sây prennent si lourdement et avec une intention si accentuĂ©e que lâon voit paraĂźtre pour ainsi dire derriĂšre chacun de ces personnages lâauteur dĂ©savouant constamment leur caractĂšre et leurs discours et disant Ă haute voix et en maniĂšre dâavertissement Celui-ci est un coquin, cet autre un fou ; nâajoutez pas foi Ă ce quâil dit. » La nature au contraire sây prend Ă la façon de Shakespeare et de GĆthe dans leurs ouvrages, chaque personnage, fĂ»t-il le diable lui-mĂȘme, tant quâil est en scĂšne, parle comme il a raison de parler ; il est conçu dâune maniĂšre si objectivement rĂ©elle quâil nous attire et nous force Ă prendre part Ă ses intĂ©rĂȘts ; pareil aux crĂ©ations de la nature, il est le dĂ©veloppement dâun principe intĂ©rieur en vertu duquel ses discours et ses actes apparaissent comme naturels et par consĂ©quent comme nĂ©cessaires. Celui qui croit que dans le monde les diables ne vont jamais sans cornes et les fous sans grelots sera toujours leur proie ou leur jouet. Ajoutons encore Ă tout cela que, dans leurs relations, les gens font comme la lune et les bossus, câest-Ă -dire quâils ne nous montrent jamais quâune face ; ils ont mĂȘme un talent innĂ© pour transformer leur visage, par une mimique habile, en un masque reprĂ©sentent trĂšs exactement ce quâils devraient ĂȘtre en rĂ©alitĂ© ; ce masque, dĂ©coupĂ© exclusivement Ă la mesure de leur individualitĂ©, sâadapte et sâajuste si bien que lâillusion est complĂšte. Chacun se lâapplique toutes les fois quâil sâagit de se faire bien venir. Il ne faut pas plus sây lier quâa un masque de toile cirĂ©e, et rappelons-nous cet excellent proverbe italien Non Ăš si tristo cane, che non meni la coda » Il nâest si mĂ©chant chien qui ne remue la queue. Gardons-nous bien, en tout cas, de nous faire une opinion trĂšs favorable dâun homme dont nous venons de faire la connaissance ; nous serions ordinairement déçus Ă notre confusion, peut-ĂȘtre mĂȘme Ă notre dĂ©triment. Encore une observation digne dâĂȘtre notĂ©e câest prĂ©cisĂ©ment dans les petites choses, oĂč il ne songe pas Ă soigner sa contenance, que lâhomme dĂ©voile son caractĂšre ; câest dans des actions insignifiantes, quelquefois dans de simples maniĂšres, que lâon peut facilement observer cet Ă©goĂŻsme illimitĂ©, sans Ă©gard pour personne, qui ne se dĂ©mentira pas non plus ensuite dans les grandes choses, mais qui se dissimulera. Que de semblables occasions ne soient pas perdues pour nous ! Quand un individu se conduit sans aucune discrĂ©tion dans les petits incidents journaliers, dans les petites affaires de la vie, auxquelles sâapplique le De minimis lex non curat » La loi ne sâoccupe pas des affaires minimes, quand il ne recherche dans ces occasions que son intĂ©rĂȘt ou ses aises au dĂ©triment dâautrui, ou sâapproprie ce qui est lĂ pour servir Ă tous, etc., cet individu, soyez-en bien convaincu, nâa pas dans le cĆur le sentiment du juste ; il sera un gredin tout aussi bien dans les grandes circonstances, toutes les fois que la loi ou la force ne lui lieront pas les bras ; ne permettez pas Ă cet homme de franchir votre seuil. Oui, je lâaffirme, qui viole sans scrupule les rĂšglements de son club violera Ă©galement les lois de lâĂtat dĂšs quâil pourra le faire sans danger[32]. Quand un homme avec qui nous sommes en rapports plus ou moins Ă©troits nous fait quelque chose qui nous dĂ©plaĂźt ou nous fĂąche, nous nâavons quâĂ nous demander sâil a ou non assez de prix Ă nos yeux pour que nous acceptions de sa part, une seconde fois et Ă reprises toujours plus frĂ©quentes, un traitement semblable, voire mĂȘme un peu plus accentuĂ© pardonner et oublier signifient jeter par la fenĂȘtre des expĂ©riences chĂšrement acquises. Dans le cas affirmatif, tout est dit ; car parler simplement ne servirait de rien il faut alors laisser passer la chose, avec ou sans admonition ; mais nous devrons nous rappeler que, de cette façon, nous nous en attirons bĂ©nĂ©volement la rĂ©pĂ©tition. Dans la seconde alternative, il nous faut, sur-le-champ et Ă jamais, rompre avec le cher ami, ou, si câest un serviteur, le congĂ©dier. Car il fera, le cas Ă©chĂ©ant, inĂ©vitablement et exactement la mĂȘme chose, ou quelque chose dâentiĂšrement analogue, quand mĂȘme en ce moment il nous jurerait le contraire, bien haut et bien sincĂšrement. On peut tout oublier, tout, exceptĂ© soi-mĂȘme, exceptĂ© son propre ĂȘtre. En effet, le caractĂšre est absolument incorrigible, parce que toutes les actions humaines partent dâun principe intime, en vertu duquel un homme doit toujours agir de mĂȘme dans les mĂȘmes circonstances et ne peut pas agir autrement. Lisez mon mĂ©moire couronnĂ© sur la prĂ©tendue libertĂ© de la volontĂ©[33] et chassez toute illusion. Se rĂ©concilier avec un ami avec lequel on avait rompu est donc une faiblesse que lâon aura Ă expier alors que celui-ci, Ă la premiĂšre occasion recommencera Ă faire exactement ce qui avait amenĂ© la rupture, et mĂȘme avec un peu plus dâassurance, car il a la secrĂšte conscience de nous ĂȘtre indispensable. Ceci sâapplique Ă©galement aux domestiques congĂ©diĂ©s que lâon reprend Ă son service. Nous devons tout aussi peu, et pour les mĂȘmes motifs, nous attendre Ă voir un homme se comporter de la mĂȘme maniĂšre quâune fois prĂ©cĂ©dente, quand les circonstances ont changĂ©. Au contraire, la disposition et la conduite des hommes changent tout aussi vite que leur intĂ©rĂȘt les intentions qui les meuvent Ă©mettent leurs lettres de change Ă si courte vue, quâil faudrait avoir soi-mĂȘme la vue plus courte encore pour ne pas les laisser protester. Supposons maintenant que nous voulions savoir comment agira une personne dans une situation oĂč nous avons lâintention de la placer ; pour cela, il ne faudra pas compter sur ses promesses et ses protestations. Car, en admettant mĂȘme quâelle parle sincĂšrement, elle nâen parle pas moins dâune chose quâelle ignore. Câest donc par lâapprĂ©ciation des circonstances dans lesquelles elle va se trouver, et de leur conflit avec son caractĂšre, que nous aurons Ă nous rendre compte de son attitude. En thĂšse gĂ©nĂ©rale, pour acquĂ©rir la comprĂ©hension nette, approfondie et si nĂ©cessaire de la vĂ©ritable et triste condition des hommes, il est Ă©minemment instructif dâemployer, comme commentaire Ă leurs menĂ©es et Ă leur conduite sur le terrain de la vie pratique, leurs menĂ©es et leur conduite dans le domaine littĂ©raire, et vice versa. Cela est trĂšs utile pour ne se tromper ni sur soi ni sur eux. Mais, dans le cours de cette Ă©tude, aucun trait de grande infamie ou sottise, que nous rencontrions soit dans la vie soit en littĂ©rature, ne devra nous devenir matiĂšre Ă nous attrister ou irriter ; il devra servir uniquement Ă nous instruire comme nous offrant un trait complĂ©mentaire du caractĂšre de lâespĂšce humaine, quâil sera bon de ne pas oublier. De cette façon, nous envisagerons la chose comme le minĂ©ralogiste considĂšre un spĂ©cimen bien caractĂ©risĂ© dâun minĂ©ral, qui lui serait tombĂ© entre les mains. Il y a des exceptions, il y en a mĂȘme dâincomprĂ©hensiblement grandes, et les diffĂ©rences entre les individualitĂ©s sont immenses ; mais, pris en bloc, on lâa dit dĂšs longtemps, le monde est mauvais ; les sauvages sâentre-dĂ©vorent et les civilisĂ©s sâentre-trompent, et voilĂ ce quâon appelle le cours du monde. Les Ătats, avec leurs ingĂ©nieux mĂ©canismes dirigĂ©s contre le dehors et le dedans et avec leurs voies de contrainte, que sont-ils donc, sinon des mesures Ă©tablies pour mettre des bornes Ă lâiniquitĂ© illimitĂ©e des hommes ? Ne voyons-nous pas, dans lâhistoire entiĂšre, chaque roi, dĂšs quâil est solidement assis et que son pays jouit de quelque prospĂ©ritĂ©, en profiter pour tomber avec son armĂ©e, comme avec une bande de brigands, sur les Ătats voisins ? Toutes les guerres ne sont-elles pas, au fond, des actes de brigandage ? Dans lâantiquitĂ© reculĂ©e comme aussi pendant une partie du moyen Ăąge, les vaincus devenaient les esclaves des vainqueurs, ce qui, au fond, revient Ă dire quâils devaient travailler pour ceux-ci ; mais ceux qui payent des contributions de guerre doivent en faire autant, câest-Ă -dire quâils livrent le produit de leur travail antĂ©rieur. Dans toutes les guerres, il ne sâagit que de voler, a Ă©crit Voltaire ; et que les Allemands se le tiennent pour dit. 30° Aucun caractĂšre nâest tel quâon puisse lâabandonner Ă lui-mĂȘme et le laisser aller entiĂšrement ; il a besoin dâĂȘtre guidĂ© par des notions et des maximes. Mais si, poussant la chose Ă lâextrĂȘme, on voulait faire du caractĂšre non pas le rĂ©sultat de la nature innĂ©e, mais uniquement le produit dâune dĂ©libĂ©ration raisonnĂ©e, par consĂ©quent un caractĂšre entiĂšrement acquis et artificiel, on verrait bientĂŽt se vĂ©rifier la sentence latine Naturam expelles furca, tamen usque recurret » Chassez le naturel, il revient au galop. En effet, on pourra trĂšs bien comprendre, dĂ©couvrir mĂȘme et formuler admirablement une rĂšgle de conduite envers les autres, et nĂ©anmoins, dans la vie rĂ©elle, on pĂ©chera dĂšs lâabord contre elle. Toutefois, il ne faut pas pour cela perdre courage et croire quâil soit impossible de diriger sa conduite dans la vie sociale par des rĂšgles et des maximes abstraites, et quâil vaille mieux, par consĂ©quent, se laisser aller tout bonnement. Car il en est de celles-ci comme de toutes les instructions et directions pratiques ; comprendre la rĂšgle est une chose, et apprendre Ă lâappliquer une autre. La premiĂšre sâacquiert dâun seul coup par lâintelligence, la seconde peu Ă peu par lâexercice. On montre Ă lâĂ©lĂšve les touches dâun instrument, les parades et les attaques au fleuret ; il se trompe immĂ©diatement, malgrĂ© la meilleure volontĂ©, et sâimagine alors que se rappeler ces leçons dans la rapiditĂ© de la lecture musicale, ou dans lâardeur du combat, est chose presque impossible. Et cependant, petit Ă petit, Ă force de trĂ©bucher, de tomber et de se relever, lâexercice finit par les lui apprendre ; il en est de mĂȘme pour les rĂšgles de grammaire, quand on apprend Ă lire et Ă Ă©crire en latin. Ce nâest pas autrement que le rustre devient courtisan ; le cerveau brĂ»lĂ©, un homme du monde distinguĂ© ; lâhomme ouvert, taciturne ; le noble, sarcastique. NĂ©anmoins cette Ă©ducation de soi-mĂȘme, obtenue ainsi par une longue habitude, agira toujours comme un effort venant de lâextĂ©rieur, auquel la nature ne cesse jamais de sâopposer, et malgrĂ© lequel elle arrive parfois Ă Ă©clater inopinĂ©ment. Car toute conduite ayant pour mobile des maximes abstraites se rapporte Ă une conduite mue par le penchant primitif et innĂ©, comme un mĂ©canisme fait de main dâhomme, une montre, par exemple, oĂč la forme et le mouvement sont imposĂ©s Ă une matiĂšre qui leur est Ă©trangĂšre, se rapporte Ă un organisme vivant, oĂč forme et matiĂšre se pĂ©nĂštrent mutuellement et ne font quâun. Ce rapport entre le caractĂšre acquis et le caractĂšre naturel confirme la pensĂ©e Ă©noncĂ©e par lâempereur NapolĂ©on Tout ce qui nâest pas naturel est imparfait. » Ceci est vrai en tout et pour tous, au physique comme au moral ; et la seule exception que je me rappelle Ă cette rĂšgle, câest lâaventurine naturelle, qui ne vaut pas lâartificielle. Aussi, gardons-nous de toute affectation. Elle provoque toujours le mĂ©pris dâabord elle est une tromperie, et comme telle une lĂąchetĂ©, car elle repose sur la peur ; ensuite elle implique condamnation de soi-mĂȘme par soi-mĂȘme, puisquâon veut paraĂźtre ce quâon nâest pas et quâon estime ĂȘtre meilleur que ce que lâon est. Le fait dâaffecter une qualitĂ©, de sâen vanter, est un aveu quâon ne la possĂšde pas. Que des gens se vantent de quoi que ce soit, courage ou instruction, intelligence ou esprit, succĂšs auprĂšs des femmes ou richesses, ou noblesse, et lâon pourra en conclure que câest prĂ©cisĂ©ment sur ce chapitre-lĂ quâil leur manque quelque chose ; car celui qui possĂšde rĂ©ellement et complĂštement une qualitĂ© ne songe pas Ă lâĂ©taler et Ă lâaffecter ; il est parfaitement tranquille sous ce rapport. Câest ce que veut dire ce proverbe espagnol Herradura que chacolotea clavo le falta » A ferrure qui sonne il manque un clou. Il ne faut certainement pas, nous lâavons dĂ©jĂ dit, lĂącher entiĂšrement les rĂȘnes et se montrer en entier tel quâon est ; car le cĂŽtĂ© mauvais et bestial de notre nature est considĂ©rable et a besoin dâĂȘtre voilĂ© ; mais cela ne lĂ©gitime que lâacte nĂ©gatif, la dissimulation, mais nullement le positif, la simulation. Il faut savoir aussi que lâon reconnaĂźt lâaffectation dans un individu avant mĂȘme dâapercevoir clairement ce quâil affecte au juste. Enfin, cela ne peut pas durer Ă la longue, et le masque finira par tomber un jour. Nemo potest personam diu ferre ; ficta cito in naturam suam recidunt » SĂ©nĂšque, De clem., l. I, c. 1 Personne ne peut longtemps porter le masque, tout ce qui est dĂ©guisĂ© reprend bientĂŽt sa nature. 31° De mĂȘme quâon porte le poids de son propre corps sans le sentir, comme on le sentirait de tout corps Ă©tranger quâon voudrait mouvoir, de mĂȘme on ne remarque que les dĂ©fauts et les vices des autres, et non les siens. Mais en revanche chacun possĂšde en autrui un miroir dans lequel il peut voir distinctement ses propres vices, ses dĂ©fauts, ses maniĂšres grossiĂšres et rĂ©pugnantes. Mais il fait dâordinaire comme le chien qui aboie contre le miroir, parce quâil ne sait pas que câest lui-mĂȘme quâil y aperçoit et quâil sâimagine voir un autre chien. Qui critique les autres travaille Ă son propre amendement. Ceux-lĂ donc qui ont une tendance habituelle Ă soumettre tacitement dans leur for intĂ©rieur les maniĂšres des hommes, et en gĂ©nĂ©ral tout ce quâils font ou ne font pas, Ă une critique attentive et sĂ©vĂšre, ceux-lĂ travaillent ainsi Ă se corriger et Ă se perfectionner eux-mĂȘmes car ils auront assez dâĂ©quitĂ©, ou du moins assez dâorgueil et de vanitĂ© pour Ă©viter ce quâils ont tant de fois et si rigoureusement blĂąmĂ©. Câest lâinverse qui est vrai pour les tolĂ©rants, savoir Hanc veniam damus petimusque vicissim » Nous accordons et rĂ©clamons le pardon tour Ă tour. LâĂvangile moralise admirablement sur ceux qui voient la paille dans lâĆil du voisin et ne voient pas la poutre dans le leur ; mais la nature de lâĆil ne lui permet de regarder quâau dehors, il ne peut pas se voir lui-mĂȘme ; câest pourquoi remarquer et blĂąmer les dĂ©fauts des autres est un moyen propre Ă nous faire sentir les nĂŽtres. Il nous faut un miroir pour nous corriger. Cette rĂšgle est bonne Ă©galement quand il sâagit du style et de la maniĂšre dâĂ©crire ; celui qui en ces matiĂšres admire toute nouvelle folie, au lieu de la blĂąmer, finira par lâimiter. De lĂ vient quâen Allemagne ces sortes de folies se propagent si vite. Les Allemands sont trĂšs tolĂ©rants on sâen aperçoit. Hanc veniam damus petimusque vicissim, voilĂ leur devise. 32° Lâhomme de noble espĂšce, pendant sa jeunesse, croit que les relations essentielles et dĂ©cisives, celles qui crĂ©ent les liens vĂ©ritables entre les hommes, sont de nature idĂ©ale, câest-Ă -dire fondĂ©es sur la conformitĂ© de caractĂšre, de tournure dâesprit, de goĂ»t, dâintelligence, etc. ; mais il sâaperçoit plus tard que ce sont les rĂ©elles, câest-Ă -dire celles qui reposent sur quelque intĂ©rĂȘt matĂ©riel. Ce sont celles-ci qui forment la base de tous les rapports, et la majoritĂ© des hommes ignore totalement quâil en existe dâautres. Par consĂ©quent, chacun est choisi en raison de sa fonction, de sa profession, de sa nation ou de sa famille, en gĂ©nĂ©ral donc suivant la position et le rĂŽle attribuĂ©s pour la convention ; câest dâaprĂšs cela quâon assortit les gens et quâon les classe comme articles de fabrique. Par contre, ce quâun homme est en soi et pour soi, comme homme, en vertu de ses qualitĂ©s propres, nâest pris en considĂ©ration que selon le bon plaisir, par exception ; chacun met ces choses de cĂŽtĂ© dĂšs que cela lui convient mieux, et lâignore sans plus de façon. Plus un homme a de valeur personnelle, moins ce classement pourra lui convenir ; aussi cherchera-t-il Ă sây soustraire. Remarquons cependant que cette maniĂšre de procĂ©der est basĂ©e sur ce que dans ce monde, oĂč la misĂšre et lâindigence rĂšgnent, les ressources qui servent Ă les Ă©carter sont la chose essentielle et nĂ©cessairement prĂ©dominante. 33° De mĂȘme que le papier-monnaie circule en place dâargent, de mĂȘme, au lieu de lâestime et de lâamitiĂ© vĂ©ritables, ce sont leurs dĂ©monstrations et leurs allures imitĂ©es le plus naturellement possible qui ont cours dans le monde. On pourrait, il est vrai, se demander sâil y a vraiment des gens qui mĂ©ritent lâestime et lâamitiĂ© sincĂšres. Quoi quâil en soit, jâai plus de confiance dans un brave chien, quand il remue la queue, que dans toutes ces dĂ©monstrations et ces façons. La vraie, la sincĂšre amitiĂ© prĂ©suppose que lâun prend une part Ă©nergique, purement objective et tout Ă fait dĂ©sintĂ©ressĂ©e au bonheur et au malheur de lâautre, et cette participation suppose Ă son tour une vĂ©ritable identification de lâami avec son ami. LâĂ©goĂŻsme de la nature humaine est tellement opposĂ© Ă ce sentiment que lâamitiĂ© vraie fait partie de ces choses dont on ignore, comme du grand serpent de mer, si elles appartiennent Ă la fable ou si elles existent en quelque lieu. Cependant il se rencontre parfois entre les hommes certaines relations qui, bien que reposant essentiellement sur des motifs secrĂštement Ă©goĂŻstes et de natures diffĂ©rentes, sont additionnĂ©es nĂ©anmoins dâun grain de cette amitiĂ© vĂ©ritable et sincĂšre, ce qui suffit Ă leur donner un tel cachet de noblesse quâelles peuvent, en ce monde des imperfections, porter avec quelque droit le nom dâamitiĂ©. Elles sâĂ©lĂšvent haut au-dessus des liaisons de tous les jours ; celles-ci sont Ă vrai dire de telle nature que nous nâadresserions plus la parole Ă la plupart de nos bonnes connaissances, si nous entendions comment elles parlent de nous en notre absence. Ă cĂŽtĂ© des cas oĂč lâon a besoin de secours sĂ©rieux et de sacrifices considĂ©rables, la meilleure occasion pour Ă©prouver la sincĂ©ritĂ© dâun ami, câest le moment oĂč vous lui annoncez un malheur qui vient de vous frapper. Vous verrez alors se peindre sur ses traits une affliction vraie, profonde et sans mĂ©lange, ou au contraire, par son calme imperturbable, par un trait se dessinant fugitivement, il confirmera la maxime de La Rochefoucauld Dans lâadversitĂ© de nos meilleurs amis, nous trouvons toujours[34] quelque chose qui ne nous dĂ©plaĂźt pas. » Ceux quâon appelle habituellement des amis peuvent Ă peine, dans ces occasions, rĂ©primer le petit frĂ©missement, le lĂ©ger sourire de la satisfaction. Il y a peu de choses qui mettent les gens aussi sĂ»rement en bonne humeur que le rĂ©cit de quelque calamitĂ© dont on a Ă©tĂ© rĂ©cemment frappĂ©, ou encore lâaveu sincĂšre quâon leur fait de quelque faiblesse personnelle. Câest vraiment caractĂ©ristique. LâĂ©loignement et la longue absence nuisent Ă toute amitiĂ©, quoiquâon ne lâavoue pas volontiers. Les gens que nous ne voyons pas seraient-ils nos plus chers amis, insensiblement avec la marche du temps sâĂ©vaporent jusquâĂ lâĂ©tat de notions abstraites, ce qui fait que notre intĂ©rĂȘt pour eux devient de plus en plus une affaire de raison, pour ainsi dire de tradition ; le sentiment vif et profond demeure rĂ©servĂ© Ă ceux que nous avons sous les yeux, mĂȘme quand ceux-lĂ ne seraient que des animaux que nous aimons. Tellement la nature humaine est guidĂ©e par les sens. Ici encore, GĆthe a raison de dire Die Gegenwart ist eine mĂ€chtige acte 4, sc. 4. Le prĂ©sent est une puissante divinitĂ©. Les amis de la maison sont ordinairement bien nommĂ©s de ce nom, car ils sont plus attachĂ©s Ă la maison quâau maĂźtre ; ils ressemblent aux chats plus quâaux chiens. Les amis se disent sincĂšres ; ce sont les ennemis qui le sont ; aussi devrait-on, pour apprendre Ă se connaĂźtre soi-mĂȘme, prendre leur blĂąme comme on prendrait une mĂ©decine amĂšre. Comment peut-on prĂ©tendre que les amis sont rares, dans le besoin ? Mais câest le contraire. Ă peine a-t-on fait amitiĂ© avec un homme, que le voilĂ aussitĂŽt dans le besoin et quâil vous emprunte de lâargent. 34° Comme il faut ĂȘtre novice pour croire que montrer de lâesprit et de la raison est un moyen de se faire bien venir dans la sociĂ©tĂ© ! Bien au contraire, cela Ă©veille chez la plupart des gens un sentiment de haine et de rancune, dâautant plus amer que celui qui lâĂ©prouve nâest pas autorisĂ© Ă en dĂ©clarer le motif ; bien plus, il se le dissimule Ă lui-mĂȘme. Voici en dĂ©tail comment cela se passe de deux interlocuteurs, dĂšs que lâun remarque et constate une grande supĂ©rioritĂ© chez lâautre, il en conclut tacitement, et sans en avoir la conscience bien exacte, que cet autre remarque et constate au mĂȘme degrĂ© lâinfĂ©rioritĂ© et lâesprit bornĂ© du premier. Cette opposition excite sa haine, sa rancune, sa rage la plus amĂšre. Aussi Gracian dit-il avec raison Para ser bien quisto, el unico medio vestirse la piel del mas simple de los brutos » Pour ĂȘtre bien tranquille, le seul moyen est de revĂȘtir la peau du plus simple des animaux. Mettre au jour de lâesprit et du jugement, nâest-ce pas une maniĂšre dĂ©tournĂ©e de reprocher aux autres leur incapacitĂ© et leur bĂȘtise ? Une nature vulgaire se rĂ©volte Ă lâaspect dâune nature opposĂ©e ; le fauteur secret de la rĂ©volte, câest lâenvie. Car satisfaire sa vanitĂ© est, ainsi quâon peut le voir Ă tout moment, une jouissance qui, chez les hommes, passe avant toute autre, mais qui nâest possible quâen vertu dâune comparaison entre eux-mĂȘmes et les autres. Mais il nâest pas de mĂ©rites dont ils soient plus fiers que de ceux de lâintelligence, vu que câest sur ceux-lĂ que se fonde leur supĂ©rioritĂ© Ă lâĂ©gard des animaux. Il est donc de la plus grande tĂ©mĂ©ritĂ© de leur montrer une supĂ©rioritĂ© intellectuelle marquĂ©e, surtout devant tĂ©moins. Cela provoque leur vengeance, et dâordinaire ils chercheront Ă lâexercer par des injures, car ils passent ainsi du domaine de lâintelligence Ă celui de la volontĂ©, sur lequel nous sommes tous Ă©gaux. Si donc la position et la richesse peuvent toujours compter sur la considĂ©ration dans la sociĂ©tĂ©, les qualitĂ©s intellectuelles ne doivent nullement sây attendre ; ce qui peut leur arriver de plus heureux, câest quâon nây fasse pas attention ; mais, autrement, on les envisage comme une espĂšce dâimpertinence, ou comme un bien que son propriĂ©taire a acquis par des voies illicites et dont il a lâaudace de se targuer ; aussi chacun se propose-t-il en silence de lui infliger ultĂ©rieurement quelque humiliation Ă ce sujet, et lâon nâattend pour cela quâune occasion favorable. Câest Ă peine si, par une attitude des plus humbles, on rĂ©ussira Ă arracher le pardon de sa supĂ©rioritĂ© dâesprit, comme on arrache une aumĂŽne. Saadi dit dans le Gulistan Sachez quâil se trouve chez lâhomme irraisonnable cent fois plus dâaversion pour le raisonnable que celui-ci nâen ressent pour le premier. » Par contre, lâinfĂ©rioritĂ© intellectuelle Ă©quivaut Ă un vĂ©ritable titre de recommandation. Car le sentiment bienfaisant de la supĂ©rioritĂ© est pour lâesprit ce que la chaleur est pour le corps ; chacun se rapproche de lâindividu qui lui procure cette sensation, par le mĂȘme instinct qui le pousse Ă sâapprocher du poĂȘle ou Ă aller se mettre au soleil. Or il nây a pour cela uniquement que lâĂȘtre dĂ©cidĂ©ment infĂ©rieur, en facultĂ©s intellectuelles pour les hommes, en beautĂ© pour les femmes. Il faut avouer que, pour laisser paraĂźtre de lâinfĂ©rioritĂ© non simulĂ©e, en prĂ©sence de bien des gens, il faut en possĂ©der une dose respectable. En revanche, voyez avec quelle cordiale amabilitĂ© une jeune fille mĂ©diocrement jolie va Ă la rencontre de celle qui est fonciĂšrement laide. Le sexe masculin nâattache pas grande valeur aux avantages physiques, bien que lâon prĂ©fĂšre se trouver Ă cĂŽtĂ© dâun plus petit que dâun plus grand que soi. En consĂ©quence, parmi les hommes, ce sont les bĂȘtes et les ignorants qui sont agréés et recherchĂ©s partout ; parmi les femmes, les laides ; on leur fait immĂ©diatement la rĂ©putation dâavoir un cĆur excellent, vu que chacun a besoin dâun prĂ©texte pour justifier sa sympathie, Ă ses yeux et Ă ceux des autres. Pour la mĂȘme raison, toute supĂ©rioritĂ© dâesprit a la propriĂ©tĂ© dâisoler on la fuit, on la hait, et pour avoir un prĂ©texte on prĂȘte Ă celui qui la possĂšde des dĂ©fauts de toute sorte[35]. La beautĂ© produit exactement le mĂȘme effet parmi les femmes ; les jeunes filles, quand elles sont trĂšs belles, ne trouvent pas dâamies, pas mĂȘme de compagnes. Quâelles ne sâavisent pas de se prĂ©senter quelque part pour une place de demoiselle de compagnie ; dĂšs quâelles paraĂźtront, le visage de la dame chez qui elles espĂšrent entrer sâassombrira ; car, soit pour son propre compte, soit pour celui de ses filles, elle nâa nullement besoin dâune jolie figure pour doublure. Il en est tout autrement, en revanche, quand il sâagit des avantages du rang, car ceux-ci nâagissent pas, comme les mĂ©rites personnels, par effet de contraste et de relief, mais par voie de rĂ©flexion, comme les couleurs environnantes quand elles se rĂ©flĂ©chissent sur le visage. 35° La paresse, lâĂ©goĂŻsme et la vanitĂ© ont trĂšs souvent la plus grande part dans la confiance que nous montrons Ă autrui paresse, lorsque, pour ne pas examiner, soigner, faire par nous-mĂȘmes, nous prĂ©fĂ©rons nous confier Ă un autre ; Ă©goĂŻsme, lorsque le besoin de parler de nos affaires nous porte Ă lui en faire quelque confidence ; vanitĂ©, quand ces affaires sont de nature Ă nous en rendre glorieux. Mais nous nâen exigeons pas moins que lâon apprĂ©cie notre confiance. Nous ne devrions jamais, au contraire, ĂȘtre irritĂ©s par la mĂ©fiance, car elle renferme un compliment Ă lâadresse de la probitĂ©, et câest lâaveu sincĂšre de son extrĂȘme raretĂ© qui fait quâelle appartient Ă ces choses dont on met lâexistence en doute. 36° Jâai exposĂ© dans ma Morale lâune des bases de la politesse, cette vertu cardinale chez les Chinois ; lâautre est la suivante. La politesse repose sur une convention tacite de ne pas remarquer les uns chez les autres la misĂšre morale et intellectuelle de la condition humaine, et de ne pas se la reprocher mutuellement ; dâoĂč il rĂ©sulte, au bĂ©nĂ©fice des deux parties, quâelle apparaĂźt moins facilement. Politesse est prudence ; impolitesse est donc niaiserie se faire, par sa grossiĂšretĂ©, des ennemis, sans nĂ©cessitĂ© et de gaietĂ© de cĆur, câest de la dĂ©mence ; câest comme si lâon mettait le feu Ă sa maison. Car la politesse est, comme les jetons, une monnaie notoirement fausse lâĂ©pargner prouve de la dĂ©raison ; en user avec libĂ©ralitĂ©, de la raison. Toutes les nations terminent leurs lettres par cette formule Votre trĂšs humble serviteur », Your most obedient servant, » Suo devotissimo servo ». Les Allemands seuls suppriment le Diener » serviteur, car ce nâest pas vrai, disent-ils. Celui, au contraire, qui pousse la politesse jusquâau sacrifice dâintĂ©rĂȘts rĂ©els, ressemble Ă un homme qui donnerait des piĂšces dâor en place de jetons. De mĂȘme que la cire, dure et cassante de sa nature, devient moyennant un peu de chaleur si mallĂ©able quâelle prend toutes les formes quâil plaira de lui donner, on peut, par un peu de politesse et dâamabilitĂ©, rendre souples et complaisants jusquâĂ des hommes revĂȘches et hostiles. La politesse est donc Ă lâhomme ce que la chaleur est Ă la cire. Il est vrai de dire quâelle est une rude tĂąche, en ce sens quâelle nous impose des tĂ©moignages de considĂ©ration pour tous, alors que la plupart nâen mĂ©ritent aucune ; en outre, elle exige que nous feignions le plus vif intĂ©rĂȘt, quand nous devons nous sentir heureux de ne leur en porter nullement. Allier la politesse Ă la dignitĂ© est un coup de maĂźtre. Les offenses, consistant toujours au fond dans des manifestations de manque de considĂ©ration, ne nous mettraient pas si facilement hors de nous si, dâune part, nous ne nourrissions pas une opinion trĂšs exagĂ©rĂ©e de notre haute valeur et de notre dignitĂ©, ce qui est de lâorgueil dĂ©mesurĂ©, et si, dâautre part, nous nous Ă©tions bien rendu compte de ce que dâordinaire, au fond de son cĆur, chacun croit et pense Ă lâĂ©gard des autres. Quel criant contraste pourtant entre la susceptibilitĂ© de la plupart des gens pour la plus lĂ©gĂšre allusion critique dirigĂ©e contre eux et ce quâils auraient Ă entendre sâils pouvaient surprendre ce que disent dâeux leurs connaissances ! Nous ferions mieux de toujours nous souvenir que la politesse nâest quâun masque ricaneur ; de cette façon, nous ne nous mettrions pas Ă pousser des cris de paon, toutes les fois que le masque se dĂ©range un peu ou quâil est dĂ©posĂ© pour un instant. Quand un individu devient ouvertement grossier, câest comme sâil se dĂ©pouillait de ses vĂȘtements et se prĂ©sentait in puris naturalibus. Il faut avouer quâil se montre fort laid ainsi, comme la plupart des gens dans cet Ă©tat. 37° Il ne faut jamais prendre modĂšle sur un autre pour ce quâon veut faire ou ne pas faire, car les situations, les circonstances, les relations ne sont jamais les mĂȘmes et parce que la diffĂ©rence de caractĂšre donne aussi une tout autre teinte Ă lâaction ; câest pourquoi duo cum faciunt idem, non est idem » quand deux hommes font la mĂȘme chose, ce nâest pas la mĂȘme chose. Il faut, aprĂšs mĂ»re rĂ©flexion, aprĂšs mĂ©ditation sĂ©rieuse, agir conformĂ©ment Ă son propre caractĂšre. LâoriginalitĂ© est donc indispensable mĂȘme dans la vie pratique ; sans elle, ce quâon fait ne sâaccorde pas avec ce quâon est. 38° Ne combattez lâopinion de personne ; songez que, si lâon voulait dissuader les gens de toutes les absurditĂ©s auxquelles ils croient, on nâen aurait pas fini, quand on atteindrait lâĂąge de Mathusalem. Abstenons-nous aussi, dans la conversation, de toute observation critique, fĂ»t-elle faite dans la meilleure intention, car blesser les gens est facile, les corriger difficile, sinon impossible. Quand les absurditĂ©s dâune conversation que nous sommes dans le cas dâĂ©couter commencent Ă nous mettre en colĂšre, il faut nous imaginer que nous assistons Ă une scĂšne de comĂ©die entre deux fous Probatum est. » Lâhomme nĂ© pour instruire le monde sur les sujets les plus importants et les plus sĂ©rieux peut parler de sa chance quand il sâen tire sain et sauf. 39° Celui qui veut que son opinion trouve crĂ©dit doit lâĂ©noncer froidement et sans passion. Car tout emportement procĂšde de la volontĂ© ; câest donc Ă celle-ci et non Ă la connaissance, qui est froide de sa nature, que lâon attribuerait le jugement Ă©mis. En effet, la volontĂ© Ă©tant le principe radical dans lâhomme, et la connaissance nâĂ©tant que secondaire et venue accessoirement, on considĂ©rera plutĂŽt le jugement comme nĂ© de la volontĂ© excitĂ©e que lâexcitation de la volontĂ© comme produite par le jugement. 40° Il ne faut pas se laisser aller Ă se louer soi-mĂȘme, alors mĂȘme quâon en aurait tout le droit. Car la vanitĂ© est chose si commune, le mĂ©rite au contraire si rare, que toutes les fois que nous semblons nous louer, quelque indirectement que ce soit, chacun pariera cent contre un que ce qui a parlĂ© par notre bouche câest la vanitĂ©, parce quâelle nâa pas assez de raison pour comprendre le ridicule de la vanterie. NĂ©anmoins, Bacon de Verulam pourrait bien nâavoir pas tout Ă fait tort quand il prĂ©tend que le semper aliquid hĂŠret » il en reste toujours quelque chose nâest pas vrai uniquement de la calomnie, mais aussi de la louange de soi-mĂȘme, et quand il la recommande Ă doses modĂ©rĂ©es[36]. 41° Quand vous soupçonnez quelquâun de mentir, feignez la crĂ©dulitĂ© ; alors il devient effrontĂ©, ment plus fort, et on le dĂ©masque. Si vous remarquez au contraire quâune vĂ©ritĂ© quâil voudrait dissimuler lui Ă©chappe en partie, faites lâincrĂ©dule, afin que, provoquĂ© par la contradiction, il fasse avancer toute la rĂ©serve. 42° ConsidĂ©rons toutes nos affaires personnelles comme des secrets ; au delĂ de ce que les bonnes connaissances voient de leurs propres yeux, il faut leur rester entiĂšrement inconnu. Car ce quâelles sauraient touchant les choses les plus innocentes peut, en temps et lieu, nous ĂȘtre funeste. En gĂ©nĂ©ral, il vaut mieux manifester sa raison par tout ce que lâon tait que par ce quâon dit. Effet de prudence dans le premier cas, de vanitĂ© dans le second. Les occasions de se taire et celles de parler se prĂ©sentent en nombre Ă©gal, mais nous prĂ©fĂ©rons souvent la fugitive satisfaction que procurent les derniĂšres au profit durable que nous tirons des premiĂšres. On devrait se refuser jusquâĂ ce soulagement de cĆur que lâon Ă©prouve Ă se parler parfois Ă haute voix Ă soi-mĂȘme, ce qui arrive facilement aux personnes vives, pour nâen pas prendre lâhabitude ; car, par lĂ , la pensĂ©e devient Ă tel point lâĂąme et la sĆur de la parole, quâinsensiblement nous arrivons Ă parler aussi avec les autres comme si nous pensions tout haut ; et cependant la prudence commande dâentretenir un large fossĂ© toujours ouvert entre la pensĂ©e et la parole. Il nous semble parfois que les autres ne peuvent absolument pas croire Ă une chose qui nous concerne, tandis quâils ne songent nullement Ă en douter ; sâil nous arrive cependant dâĂ©veiller ce doute en eux, alors en effet ils ne pourront plus y ajouter foi. Mais nous ne nous trahissons uniquement que dans lâidĂ©e quâil est impossible quâon ne le remarque pas ; câest ainsi aussi que nous nous prĂ©cipitons en bas dâune hauteur par lâeffet dâun vertige, câest-Ă -dire de cette pensĂ©e quâil nâest pas possible de rester solidement Ă cette place et que lâangoisse dây rester est si poignante quâil vaut mieux lâabrĂ©ger cette illusion sâappelle vertige. Dâautre part, il faut savoir que les gens, mĂȘme ceux qui ne trahissent dâailleurs quâune mĂ©diocre perspicacitĂ©, sont dâexcellents algĂ©bristes quand il sâagit des affaires personnelles des autres ; dans ces matiĂšres, une seule quantitĂ© Ă©tant donnĂ©e, ils rĂ©solvent les problĂšmes les plus compliquĂ©s. Si, par exemple, on leur raconte une histoire passĂ©e en supprimant tous les noms et toutes les autres indications sur les personnes, il faut se garder dâintroduire dans la narration le moindre dĂ©tail positif et spĂ©cial, tel que la localitĂ©, ou la date, ou le nom dâun personnage secondaire, ou quoi que ce soit qui aurait avec lâaffaire la connexion la plus Ă©loignĂ©e, car ils y trouvent aussitĂŽt une grandeur donnĂ©e positivement, Ă lâaide de laquelle leur perspicacitĂ© algĂ©brique dĂ©duit tout le reste. Lâexaltation de la curiositĂ© est telle dans ces cas, quâavec son secours la volontĂ© met les Ă©perons aux flancs de lâintellect, qui, poussĂ© de la sorte, arrive aux rĂ©sultats les plus lointains. Car, autant les hommes ont peu dâaptitude et de curiositĂ© pour les vĂ©ritĂ©s gĂ©nĂ©rales, autant ils sont avides des vĂ©ritĂ©s individuelles. VoilĂ pourquoi le silence a Ă©tĂ© si instamment recommandĂ© par tous les docteurs en sagesse avec les arguments les plus divers Ă lâappui. Je nâai donc pas besoin dâen dire davantage et me contenterai de rapporter quelques maximes arabes trĂšs Ă©nergiques et peu connues Ce que ton ennemi ne doit pas apprendre, ne le dis pas Ă ton ami. » â Faut que je garde mon secret, il est mon prisonnier ; dĂšs que je le lĂąche, câest moi qui deviens son prisonnier. » â A lâarbre du silence pend son fruit, la tranquillitĂ©. » 43° Point dâargent mieux placĂ© que celui dont nous nous sommes laissĂ© voler, car il nous a immĂ©diatement servi Ă acheter de la prudence. 44° Ne gardons dâanimositĂ© contre personne, autant que possible ; contentons-nous de bien noter les procĂ©dĂ©s » de chacun, et souvenons-nous-en, pour fixer par lĂ la valeur de chacun au moins en ce qui nous concerne, et pour rĂ©gler en consĂ©quence notre attitude et notre conduite envers les gens ; soyons toujours bien convaincus que le caractĂšre ne change jamais oublier un vilain trait, câest jeter par la fenĂȘtre de lâargent pĂ©niblement acquis. Mais, en suivant ma recommandation, on sera protĂ©gĂ© contre la folle confiance et contre la folle amitiĂ©. Ni aimer ni haĂŻr » comprend la moitiĂ© de toute sagesse ; ne rien dire et ne rien croire, » voilĂ lâautre moitiĂ©. Il est vrai quâon tournera volontiers le dos Ă un monde qui rend nĂ©cessaires des rĂšgles comme celles-lĂ et comme les suivantes. 45° Montrer de la colĂšre ou de la haine dans ses paroles ou dans ses traits est inutile, est dangereux, imprudent, ridicule, vulgaire. On ne doit donc tĂ©moigner de colĂšre ou de haine que par des actes. La seconde maniĂšre rĂ©ussira dâautant plus sĂ»rement quâon se sera mieux gardĂ© de la premiĂšre. Les animaux Ă sang froid sont les seuls venimeux. 46° Parler sans accent » cette vieille rĂšgle des gens du monde enseigne quâil faut laisser Ă lâintelligence des autres le soin de dĂ©mĂȘler ce que vous avez dit ; leur comprĂ©hension est lente, et, avant quâelle ait achevĂ©, vous ĂȘtes loin. Au contraire, parler avec accent » signifie sâadresser au sentiment, et alors tout est renversĂ©. Il est telles gens Ă qui lâon peut, avec un geste poli et un ton amical, dire en rĂ©alitĂ© des sottises sans danger immĂ©diat. IV. â Concernant notre conduite en face de la marche du monde et en face du sort. 47° Quelque forme que revĂȘte lâexistence humaine, les Ă©lĂ©ments en sont toujours semblables ; aussi les conditions essentielles en restent-elles les mĂȘmes, quâon vive dans une cabane ou Ă la cour, au couvent, ou Ă lâarmĂ©e. MalgrĂ© leur variĂ©tĂ©, les Ă©vĂ©nements, les aventures, les accidents heureux ou malheureux de la vie rappellent les articles de confiseur ; les figures sont nombreuses et variĂ©es, il y en a de contournĂ©es et de bigarrĂ©es ; mais le tout est pĂ©tri de la mĂȘme pĂąte, et les incidents arrivĂ©s Ă lâun ressemblent Ă ceux survenus Ă lâautre bien plus que celui-ci ne sâen doute Ă les entendre raconter. Les Ă©vĂ©nements de notre vie ressemblent encore aux images du kalĂ©idoscope Ă chaque tour, nous en voyons dâautres, tandis quâen rĂ©alitĂ© câest toujours la mĂȘme chose que nous avons devant les yeux. 48° Trois puissances dominent le monde, a dit trĂšs justement un ancien Ï
ΜΔÎč, ÎșÏαο, ÎșαÎč Ï
Ïη » prudence, force et fortune. Cette derniĂšre, selon moi, est la plus influente. Car le cours de la vie peut ĂȘtre comparĂ© Ă la marche dâun navire. Le sort, la Ï
Ïη », la secunda aut adversa fortuna », remplit le rĂŽle du vent qui rapidement nous pousse au loin en avant ou en arriĂšre, pendant que nos propres efforts et nos peines ne sont que dâun faible secours. Leur office est celui des rames ; quand celles-ci, aprĂšs bien des heures dâun long travail, nous ont fait avancer dâun bout de chemin, voilĂ subitement un coup de vent qui nous rejette dâautant en arriĂšre. Le vent, au contraire, est-il favorable, il nous pousse si bien que nous pouvons nous passer de rames. Un proverbe espagnol exprime avec une Ă©nergie incomparable cette puissance de la fortune Da ventura a tu hijo, y echa lo en el mar » Donne Ă ton fils du bonheur, et jette-le Ă la mer[37]. Mais le hasard est une puissance maligne, Ă laquelle il faut se fier le moins possible. Et cependant quel est, entre tous les dispensateurs de biens, le seul qui, lorsquâil donne, nous indique en mĂȘme temps, Ă ne pas sây tromper, que nous nâavons nul droit de prĂ©tendre Ă ses dons, que nous devons en rendre grĂąces non Ă notre mĂ©rite, mais Ă sa seule bontĂ© et Ă sa faveur, et quâĂ cause de cela prĂ©cisĂ©ment nous pouvons nourrir la rĂ©jouissante espĂ©rance de recevoir avec humilitĂ© bien dâautres dons encore, tout aussi peu mĂ©ritĂ©s ? Câest le hasard lui, qui entend cet art rĂ©galien de faire comprendre que, opposĂ© Ă sa faveur et Ă sa grĂące, tout mĂ©rite est sans force et sans valeur. Lorsquâon jette les yeux en arriĂšre sur le chemin de la vie, et lorsque, embrassant dans lâensemble son cours tortueux et perfide comme le labyrinthe, on aperçoit tant de bonheurs manquĂ©s, tant de malheurs attirĂ©s, on est amenĂ© facilement Ă exagĂ©rer les reproches quâon sâadresse Ă soi-mĂȘme. Car la marche de notre existence nâest pas uniquement notre propre Ćuvre ; elle est le produit de deux facteurs, savoir la sĂ©rie des Ă©vĂ©nements et la sĂ©rie de nos dĂ©cisions, qui sans cesse se croisent et se modifient rĂ©ciproquement. En outre, notre horizon, pour les deux facteurs, est toujours trĂšs limitĂ©, vu que nous ne pouvons prĂ©dire nos rĂ©solutions longtemps Ă lâavance, et, encore moins, prĂ©voir les Ă©vĂ©nements ; dans les deux sĂ©ries, il nây a que celles du moment, qui nous soient bien connues. Câest pourquoi, aussi longtemps que notre but est encore Ă©loignĂ©, nous ne pouvons mĂȘme pas gouverner droit sur lui ; tout au plus pouvons-nous nous diriger approximativement et par des probabilitĂ©s ; il nous faut donc souvent louvoyer. En effet, tout ce qui est en notre pouvoir, câest de nous dĂ©cider chaque fois selon les circonstances prĂ©sentes, avec lâespoir de tomber assez juste pour que cela nous rapproche du but principal. En ce sens, les Ă©vĂ©nements et nos rĂ©solutions importantes sont comparables Ă deux forces agissant dans des directions diffĂ©rentes, et dont la diagonale reprĂ©sente la marche de notre vie. TĂ©rence a dit In vita est hominum quasi cum ludas tesseris si illud quod maxime opus est jactu, non cadit, illud, quod cecidit forte, id arte ut corrigas » Il en est de la vie humaine comme dâune partie de dĂ©s ; si lâon nâobtient pas le dĂ© dont on a besoin, il faut savoir tirer parti de celui que le sort a amenĂ© ; câest une espĂšce de trictrac que TĂ©rence doit avoir eu en vue dans ce passage. Nous pouvons dire en moins de mots Le sort mĂȘle les cartes, et nous, nous jouons. Mais, pour exprimer ce que jâentends ici, la meilleure comparaison est la suivante. Les choses se passent dans la vie comme au jeu dâĂ©checs nous combinons un plan ; mais celui-ci reste subordonnĂ© Ă ce quâil plaira de faire, dans la partie dâĂ©checs Ă lâadversaire, dans la vie au sort. Les modifications que notre plan subit Ă la suite sont, le plus souvent, si considĂ©rables que câest Ă peine si dans lâexĂ©cution il est encore reconnaissable Ă quelques traits fondamentaux. Au reste, dans la marche de notre existence, il y a quelque chose qui est placĂ© plus haut que tout cela. Il est, en effet, dâune vĂ©ritĂ© banale et trop souvent confirmĂ©e, que nous sommes frĂ©quemment plus fous que nous ne le croyons ; en revanche, avoir Ă©tĂ© plus sage quâon ne le supposait soi-mĂȘme, voilĂ une dĂ©couverte que font ceux-lĂ seuls qui se sont trouvĂ©s dans ce cas, et, mĂȘme alors, longtemps aprĂšs seulement. Il y a en nous quelque chose de plus avisĂ© que la tĂȘte. Nous agissons, en effet, dans les grands moments, dans les pas importants de la vie, moins par une connaissance exacte de ce quâil convient de faire que par une impulsion intĂ©rieure ; on dirait un instinct venant du plus profond de notre ĂȘtre, et ensuite nous critiquons notre conduite en vertu de notions prĂ©cises, mais Ă la fois mesquines, acquises, voire mĂȘme empruntĂ©es, dâaprĂšs des rĂšgles gĂ©nĂ©rales, ou selon lâexemple de ce que dâautres ont fait, et ainsi de suite, sans peser assez quâ une chose ne convient pas Ă tous » ; de cette maniĂšre, nous devenons facilement injustes envers nous-mĂȘmes. Mais la fin dĂ©montre qui a eu raison, et seule une vieillesse que lâon atteint sans encombre autorise Ă juger la question, tant par rapport au monde extĂ©rieur que par rapport Ă soi-mĂȘme. Peut-ĂȘtre cette impulsion intĂ©rieure est-elle guidĂ©e, sans que nous nous en apercevions, par des songes prophĂ©tiques, oubliĂ©s au rĂ©veil, qui donnent ainsi prĂ©cisĂ©ment Ă notre vie ce ton toujours Ă©galement cadencĂ©, cette unitĂ© dramatique que ne pourrait lui prĂȘter la conscience cĂ©rĂ©brale si souvent chancelante, abusĂ©e et si facilement variable ; câest lĂ peut-ĂȘtre ce qui fait, par exemple, que lâhomme appelĂ© Ă produire de grandes Ćuvres dans une branche spĂ©ciale en a, dĂšs sa jeunesse, le sentiment intime et secret, et travaille en vue de ce rĂ©sultat, comme lâabeille Ă la construction de sa ruche. Mais pour chaque homme, ce qui le pousse, câest ce que Balthazar Gracian appelle la gran sindĂ©resis », câest-Ă -dire le soin instinctif et Ă©nergique de soi-mĂȘme, sans lequel lâĂȘtre pĂ©rit. Agir en vertu de principes abstraits est difficile, et ne rĂ©ussit quâaprĂšs un long apprentissage et, mĂȘme alors, pas toujours ; souvent aussi, ces principes sont insuffisants. En revanche, chacun possĂšde certains principes innĂ©s et concrets, logĂ©s dans son sang et dans sa chair, car ils sont le rĂ©sultat de tout son penser, de son sentir et de son vouloir. La plupart du temps, il ne les connaĂźt pas in abstracto, et ce nâest quâen portant ses regards sur sa vie passĂ©e quâil sâaperçoit leur avoir obĂ©i sans cesse et avoir Ă©tĂ© menĂ© par ces principes comme par un fil invisible. Selon leur qualitĂ©, ils le conduiront Ă son bonheur ou Ă son malheur. 49° On devrait ne jamais perdre de vue lâaction quâexerce le temps ni la mobilitĂ© des choses ; par consĂ©quent, dans tout ce qui arrive actuellement, il faudrait Ă©voquer de suite lâimage du contraire ainsi, dans le bonheur, se reprĂ©senter vivement lâinfortune ; dans lâamitiĂ©, lâinimitiĂ© ; par le beau temps, la mauvaise saison ; dans lâamour, la haine ; dans la confiance et lâĂ©panchement, la trahison et le repentir ; et lâinverse Ă©galement. Nous trouverions lĂ une source intarissable de sagesse pour ce monde, car nous serions toujours prudents et nous ne nous laisserions pas abuser si facilement. Du reste, dans la plupart des cas, nous nâaurions fait ainsi quâanticiper sur lâaction du temps. Il nâest peut-ĂȘtre aucune notion pour laquelle lâexpĂ©rience soit aussi indispensable que pour la juste apprĂ©ciation de lâinconstance et de la vicissitude des choses. Comme chaque situation, pour le temps de sa durĂ©e, existe nĂ©cessairement et par consĂ©quent de plein droit, il semble que chaque annĂ©e, chaque mois, chaque jour va enfin conserver ce plein droit pour lâĂ©ternitĂ©. Mais rien ne le conserve, ce droit dâactualitĂ©, et le changement seul est la chose immuable. Lâhomme prudent est celui que nâabuse pas la stabilitĂ© apparente et qui prĂ©voit, en outre, la direction dans laquelle sâopĂ©rera le prochain changement[38]. Ce qui fait que les hommes considĂšrent ordinairement lâĂ©tat prĂ©caire des choses ou la direction de leur cours comme ne devant jamais changer, câest que, tout en ayant les effets sous les yeux, ils ne saisissent pas les causes ; or ce sont celles-ci qui portent en elles le germe des futurs changements ; lâeffet, qui seul existe Ă leurs yeux, ne contient rien de semblable. Ils sâattachent au rĂ©sultat, et quant Ă ces causes quâils ignorent, ils supposent que, ayant pu produire lâeffet, elles seront aussi capables de le maintenir. Ils ont en cela cet avantage que, lorsquâils se trompent, câest toujours uni sono, dâune seule voix ; aussi la calamitĂ© que cette erreur attire sur leur tĂȘte est toujours gĂ©nĂ©rale, tandis que le penseur, quand il se trompe, reste, en outre, isolĂ©. Pour le dire en passant, ceci confirme mon assertion que lâerreur provient toujours dâune conclusion dâeffet Ă cause voy. Le monde comme V. et R., vol. I. Toutefois il ne convient quâen thĂ©orie dâanticiper sur le temps en prĂ©voyant son effet, et non pas pratiquement ; ce qui veut dire quâil ne faut pas empiĂ©ter sur lâavenir en demandant avant le temps ce qui ne peut venir quâavec le temps. Quiconque sâavise de le faire Ă©prouvera quâil nâest pas dâusurier pire et plus intraitable que le temps, et que, lorsquâon lui demande des avances de payement, il exige de plus lourds intĂ©rĂȘts que nâimporte quel juif. Par exemple, on peut, au moyen de chaux vive et de chaleur, pousser la vĂ©gĂ©tation dâun arbre au point de lui faire porter en quelques jours ses feuilles, ses fleurs et ses fruits ; mais il dĂ©pĂ©rit ensuite. Quand lâadolescent veut exercer dĂšs Ă prĂ©sent, mĂȘme pendant peu de jours, la puissance gĂ©nitale de lâhomme fait, et accomplir Ă dix-neuf ans ce qui lui sera facile Ă trente, le temps lui en fera bien lâavance, mais une partie de la force de ses annĂ©es Ă venir, peut-ĂȘtre une partie mĂȘme de sa vie, servira dâintĂ©rĂȘt. Il est des maladies que lâon ne peut guĂ©rir convenablement et radicalement quâen leur laissant suivre leur cours naturel ; elles disparaissent alors dâelles-mĂȘmes, sans laisser de traces. Mais si lâon demande Ă se rĂ©tablir immĂ©diatement, tout de suite, alors encore le temps devra faire lâavance ; la maladie sera Ă©cartĂ©e, mais lâintĂ©rĂȘt sera reprĂ©sentĂ© par un affaiblissement et des maux chroniques pour toute la vie. Lorsque, en temps de guerre ou de troubles, on veut trouver de lâargent bien vite, tout de suite, on est obligĂ© de vendre au tiers de leur valeur, et peut-ĂȘtre moins encore, des immeubles ou des papiers de lâĂtat, dont on obtiendrait le prix intĂ©gral si on laissait faire le temps, câest-Ă -dire si lâon attendait quelques annĂ©es ; mais on lâoblige Ă des avances. Ou bien encore on a besoin dâune certaine somme pour faire un long voyage on pourrait ramasser lâargent nĂ©cessaire en un ou deux ans en Ă©pargnant sur ses revenus. Mais on ne veut pas attendre on emprunte ou bien on prend sur son capital ; en dâautres mots, le temps est appelĂ© Ă faire une avance. Ici, lâintĂ©rĂȘt sera le dĂ©sordre faisant irruption dans les finances, et un dĂ©ficit permanent et croissant dont on ne peut plus se dĂ©barrasser. Câest lĂ donc lâusure pratiquĂ©e par le temps, et tous ceux qui ne peuvent pas attendre seront ses victimes. Il nâest pas dâentreprise plus coĂ»teuse que de vouloir prĂ©cipiter le cours mesurĂ© du temps. Gardons-nous bien aussi de lui devoir des intĂ©rĂȘts. 50° Entre les cerveaux communs et les tĂȘtes sensĂ©es, il y a une diffĂ©rence caractĂ©ristique et qui se produit frĂ©quemment dans la vie ordinaire câest que les premiers, quand ils rĂ©flĂ©chissent Ă un danger possible dont ils veulent apprĂ©cier la grandeur, ne cherchent et ne considĂšrent que ce qui peut ĂȘtre arrivĂ© dĂ©jĂ de semblable ; tandis que les secondes pensent par elles-mĂȘmes Ă ce qui pourrait arriver, se rappelant le proverbe espagnol qui dit Lo que no acaece en un ano, acaece en un rato » Ce qui nâarrive pas en un an arrive en un instant. Du reste, la diffĂ©rence dont je parle est toute naturelle ; car, pour embrasser du regard ce qui peut arriver, il faut du jugement, et, pour voir ce qui est arrivĂ©, les sens suffisent. Sacrifions aux esprits malins ! voilĂ quelle doit ĂȘtre notre maxime. Ce qui veut dire quâil ne faut pas reculer devant certains frais de soins, de temps, de dĂ©rangement, dâembarras, dâargent ou de privations, quand on peut ainsi fermer lâaccĂšs Ă lâĂ©ventualitĂ© dâun malheur et faire que plus lâaccident peut ĂȘtre grave, plus la possibilitĂ© en devienne faible, Ă©loignĂ©e et invraisemblable. Lâexemple le plus frappant Ă lâappui de cette rĂšgle, câest la prime dâassurance. Celle-ci est un sacrifice public et gĂ©nĂ©ral sur lâautel des esprits malins. 51° Nul Ă©vĂ©nement ne doit nous faire Ă©clater en grands Ă©clats de joie ni de lamentations, en partie Ă cause de la versatilitĂ© de toutes choses qui peut Ă tout moment modifier la situation, et en partie Ă cause de la facilitĂ© de notre jugement Ă se tromper sur ce qui nous est salutaire ou prĂ©judiciable ; ainsi il est arrivĂ© Ă chacun, au moins une fois dans sa vie, de gĂ©mir sur ce qui sâest trouvĂ© plus tard ĂȘtre tout ce quâil y avait de plus heureux pour lui, ou dâĂȘtre ravi de ce qui est devenu la source de ses plus grandes souffrances. Le sentiment que nous recommandons ici, Shakespeare lâa exprimĂ© dans les beaux vers suivants I have felt so many quirks of joy and grief That the first face of neither, on the start, Can woman me unto it. Jâai Ă©prouvĂ© tant de secousses de joie et de douleur que le premier aspect et le choc imprĂ©vu de lâune ou de lâautre ne peuvent plus me faire descendre Ă la faiblesse dâune femme. â Tout est bien⊠Acte 3, sc. 2. Lâhomme, surtout, qui reste calme dans les revers, prouve quâil sait combien les maux possibles dans la vie sont immenses et multiples, et quâil ne considĂšre le malheur qui survient en ce moment que comme une petite partie de ce qui pourrait arriver câest lĂ le sentiment stoĂŻque, qui porte Ă ne jamais ĂȘtre conditionis humanĂŠ oblitus » oublieux de la condition humaine, mais Ă se rappeler sans cesse la triste et dĂ©plorable destinĂ©e gĂ©nĂ©rale de lâexistence humaine, ainsi que le nombre infini de souffrances auxquelles elle est exposĂ©e. Pour aviver ce sentiment, il nây a quâĂ jeter partout un regard autour de soi en tout lieu, on aura bientĂŽt sous les yeux cette lutte, ces trĂ©pignements, ces tourments pour une misĂ©rable existence, nue et insignifiante. Alors on rabattra de ses prĂ©tentions, on saura sâaccommoder Ă lâimperfection de toutes choses et de toutes conditions, et lâon verra venir les dĂ©sastres pour apprendre Ă les Ă©viter ou Ă les supporter. Car les revers, grands ou petits, sont lâĂ©lĂ©ment de notre vie. VoilĂ ce quâon devrait toujours avoir prĂ©sent Ă lâesprit, sans pour cela, en vrai ÎŽÏ
Îșολο », se lamenter et se contorsionner avec Beresford Ă cause des miseries of human life, et encore moins in pulicis morsu Deum invocare invoquer Dieu pour une morsure de puce ; il faut, en ΔÏ
λαÎČη », pousser si loin la prudence Ă prĂ©venir et Ă©carter les malheurs, quâils viennent des hommes ou des choses, et se perfectionner si bien dans cet art, que, pareil Ă un fin renard, on Ă©vite bien gentiment tout accident il nâest le plus souvent quâune maladresse dĂ©guisĂ©e, petit ou grand. La raison principale pour laquelle un Ă©vĂ©nement malheureux est moins lourd Ă porter quand nous lâavons considĂ©rĂ© Ă lâavance comme possible et que nous en avons pris notre parti, comme on dit, cette raison doit ĂȘtre la suivante lorsque nous pensons avec calme Ă un malheur avant quâil se produise, comme Ă une simple possibilitĂ©, nous en apercevons lâĂ©tendue clairement et de tous les cĂŽtĂ©s, et nous en avons alors la notion comme de quelque chose de fini et de facile Ă embrasser dâun regard ; de façon que, lorsquâil arrive effectivement, il ne peut pas agir avec plus de poids quâil nâen a en rĂ©alitĂ©. Si, au contraire, nous nâavons pas pris ces prĂ©cautions, si nous sommes frappĂ©s sans prĂ©paration, lâesprit effrayĂ© ne peut, au premier abord, mesurer exactement son Ă©tendue, et, ne pouvant le voir dâun seul regard, il est portĂ© Ă le considĂ©rer comme incommensurable, ou, au moins, comme beaucoup plus grand quâil ne lâest vraiment. Câest ainsi que lâobscuritĂ© et lâincertitude grossissent tout danger. Ajoutons que certainement, en considĂ©rant ainsi Ă lâavance un malheur comme possible, nous avons mĂ©ditĂ© en mĂȘme temps sur les motifs que nous aurons de nous en consoler et sur les moyens dây remĂ©dier, ou pour le moins nous nous sommes familiarisĂ©s avec sa vue. Mais rien ne nous fera supporter avec plus de calme les malheurs, que de bien nous convaincre de la vĂ©ritĂ© que jâai fermement Ă©tablie, en remontant Ă leurs principes premiers, dans mon ouvrage couronnĂ© sur le Libre arbitre ; je lâai Ă©noncĂ©e en ces termes Tout ce qui arrive, du plus grand au plus petit, arrive nĂ©cessairement. Car lâhomme sait bien vite se rĂ©signer Ă ce qui est inĂ©vitablement nĂ©cessaire, et la connaissance du prĂ©cepte ci-dessus lui fait envisager tous les Ă©vĂ©nements, mĂȘme ceux quâamĂšnent les hasards les plus Ă©tranges, comme aussi nĂ©cessaires que ceux qui dĂ©rivent des lois les mieux connues et se conforment aux prĂ©visions les plus exactes. Je renvoie donc le lecteur Ă ce que jâai dit voyez Le monde comme volontĂ© et comme reprĂ©sentation sur lâinfluence calmante quâexerce la notion de lâinĂ©vitable et du nĂ©cessaire. Tout homme qui sâen sera pĂ©nĂ©trĂ© commencera par faire bravement ce quâil peut faire, puis souffrira bravement ce quâil doit souffrir. Nous pouvons considĂ©rer les petits accidents qui viennent nous vexer Ă toute heure, comme destinĂ©s Ă nous tenir en haleine, afin que la force nĂ©cessaire pour supporter les grands malheurs ne se relĂąche pas dans les jours heureux. Quant aux tracasseries journaliĂšres, aux petits frottements dans les rapports entre les hommes, aux chocs insignifiants, aux inconvenances, aux caquets et autres choses semblables, il faut ĂȘtre cuirassĂ© Ă leur Ă©gard, câest-Ă -dire non seulement ne pas les prendre Ă cĆur et les ruminer, mais ne pus mĂȘme les ressentir ; ne nous laissons pas toucher par tout cela, repoussons-le du pied comme les cailloux qui gisent sur la route, et nâen faisons jamais un objet intime de rĂ©flexion et de mĂ©ditation. 52° Le plus souvent, ce sont simplement leurs propres sottises que les gens appellent communĂ©ment le sort. On ne peut donc assez se pĂ©nĂ©trer de ce beau passage dâHomĂšre Il., XXIII, 313 et suiv. oĂč il recommande la ΌηλÎč », câest-Ă -dire une sage circonspection. Car, si lâon nâexpie ses fautes que dans lâautre monde, câest dĂ©jĂ dans celui-ci quâon paye ses sottises, bien que de temps Ă autre celles-ci trouvent grĂące, Ă lâoccasion. Ce nâest pas le tempĂ©rament violent, câest la prudence qui fait paraĂźtre terrible et menaçant tellement le cerveau de lâhomme est une arme plus redoutable que la griffe du lion. Lâhomme du monde parfait serait celui que lâindĂ©cision ne ferait jamais rester Ă court et que rien non plus ne ferait se presser. 53° Le courage est, aprĂšs la prudence, une condition essentielle Ă notre bonheur. Certainement on ne peut se donner ni lâune ni lâautre de ces qualitĂ©s ; on hĂ©rite la premiĂšre de son pĂšre et la seconde de sa mĂšre ; cependant, par une rĂ©solution bien prise et par de lâexercice, on parvient Ă augmenter la part quâon en possĂšde. Dans ce monde oĂč le sort est dâairain, il faut avoir un caractĂšre dâairain, cuirassĂ© contre la destinĂ©e et armĂ© contre les hommes. Car toute cette vie nâest quâun combat ; chaque pas nous est disputĂ©, et Voltaire dit avec raison On ne rĂ©ussit dans ce monde quâĂ la pointe de lâĂ©pĂ©e, et on meurt les armes Ă la main. » Aussi est-ce dâune Ăąme lĂąche, dĂšs que les nuages sâamoncellent ou se montrent seulement Ă lâhorizon, de se laisser abattre, de perdre courage et de gĂ©mir. Que notre devise soit plutĂŽt Tu ne cede malis sed contra audentior ito. Ne cĂšde pas Ă lâadversitĂ©, mais marche hardiment contre elle. Tant quâil nây a encore que du doute sur lâissue dâune chose dangereuse, tant quâil reste une possibilitĂ© pour que le rĂ©sultat soit favorable, ne faiblissez pas, ne songez quâĂ la rĂ©sistance ; de mĂȘme quâil ne faut pas dĂ©sespĂ©rer du beau temps, aussi longtemps quâil reste encore au ciel un petit coin bleu. Il faut mĂȘme en arriver Ă pouvoir dire Si fractus illabatur orbis Impavidum ferient ruinĂŠ. Si le monde sâĂ©croulait brisĂ©, ses ruines le frapperaient sans lâeffrayer. Ni lâexistence tout entiĂšre, ni Ă plus forte raison ses biens, ne mĂ©ritent en dĂ©finitive tant de lĂąche terreur et tant dâangoisses _________Quocirca vivite fortes, Fortiaque adversis opponite pectora rebus. Câest pourquoi vivez vertueux et opposez un cĆur ferme Ă lâadversitĂ©. Cependant un excĂšs est possible le courage peut dĂ©gĂ©nĂ©rer en tĂ©mĂ©ritĂ©. Pourtant la poltronnerie, dans une certaine mesure, est mĂȘme nĂ©cessaire Ă la conservation de notre existence sur la terre ; la lĂąchetĂ© nâest que lâexcĂšs de cette mesure. Câest ce que Bacon de Verulam a si bien exposĂ© dans son explication Ă©tymologique du terror Panicus, explication qui laisse loin derriĂšre elle celle qui nous a Ă©tĂ© conservĂ©e, due Ă Plutarque De Iside et Osir., ch. 14. Bacon la fait dĂ©river de Pan, personnifiant la nature ; puis il ajoute La nature a mis le sentiment de la crainte et de la terreur dans tout ce qui est vivant pour garder la vie et son essence, et pour Ă©viter et chasser les dangers. Cependant cette mĂȘme nature ne sait pas garder la mesure aux craintes salutaires elle en mĂȘle toujours de vaines et de superflues tellement que nous trouverions si nous pouvions voir lâintĂ©rieur tous les ĂȘtres, surtout les crĂ©atures humaines, remplis de terreurs paniques. » Au reste, ce qui caractĂ©rise la terreur panique, câest quâelle ne se rend pas compte distinctement de ses motifs ; elle les prĂ©suppose plus quâelle ne les connaĂźt, et, au besoin, elle donne la peur elle-mĂȘme pour motif Ă la peur. CHAPITRE VI DE LA DIFFĂRENCE DES ĂGES DE LA VIE Voltaire a dit admirablement Qui nâa pas lâesprit de son Ăąge De son Ăąge a tout le malheur. Il nous faut donc, pour clore ces considĂ©rations eudĂ©monologiques, jeter un coup dâĆil sur les modifications que lâĂąge apporte en nous. Dans tout le cours de notre vie, nous ne possĂ©dons que le prĂ©sent et rien au delĂ . La seule diffĂ©rence, câest, en premier lieu, quâau commencement nous voyons un long avenir devant nous, et vers la fin un long passĂ© derriĂšre nous ; en second lieu, que notre tempĂ©rament, mais jamais notre caractĂšre, parcourt une sĂ©rie de modifications connues, qui donnent chacune une teinte diffĂ©rente au prĂ©sent. Jâai exposĂ© dans mon grand ouvrage vol. II, ch. 31 comment et pourquoi, dans lâenfance, nous sommes beaucoup plus portĂ©s vers la connaissance que vers la volontĂ©. Câest lĂ -dessus prĂ©cisĂ©ment que repose cette fĂ©licitĂ© du premier quart de la vie qui nous le fait apparaĂźtre ensuite derriĂšre nous comme un paradis perdu. Nous nâavons, pendant lâenfance, que des relations peu nombreuses et des besoins limitĂ©s, par suite, peu dâexcitation de la volontĂ© la plus grande part de notre ĂȘtre est employĂ©e Ă connaĂźtre. Lâintellect, comme le cerveau, qui Ă sept ans atteint toute sa grosseur, se dĂ©veloppe de bonne heure, bien quâil ne mĂ»risse que plus tard, et Ă©tudie cette existence encore nouvelle oĂč tout, absolument tout est revĂȘtu du vernis brillant que lui prĂȘte le charme de la nouveautĂ©. De lĂ vient que nos annĂ©es dâenfance sont une poĂ©sie non interrompue. Car lâessence de la poĂ©sie, comme de tous les arts, est de percevoir dans chaque chose isolĂ©e lâidĂ©e platonique, câest-Ă -dire lâessentiel, ce qui est commun Ă toute lâespĂšce ; chaque objet nous apparaĂźt ainsi comme reprĂ©sentant tout son genre, et un cas en vaut mille. Quoiquâil semble que dans les scĂšnes de notre jeune Ăąge nous ne soyons occupĂ©s que de lâobjet ou de lâĂ©vĂ©nement actuel et encore en tant seulement que notre volontĂ© du moment y est intĂ©ressĂ©e, au fond cependant il nâen est pas ainsi. En effet, la vie, avec toute son importance, sâoffre Ă nous si neuve encore, si fraĂźche, avec des impressions si peu Ă©moussĂ©es par leur retour frĂ©quent, que, avec toutes nos allures enfantines, nous nous occupons, en silence et sans intention distincte, Ă saisir dans les scĂšnes et les Ă©vĂ©nements isolĂ©s, lâessence mĂȘme de la vie, les types fondamentaux de ses formes et de ses images. Nous voyons, comme lâexprime Spinoza, tous les objets et toutes les personnes sub specie ĂŠternitatis. Plus nous sommes jeunes, plus chaque chose isolĂ©ment reprĂ©sente pour nous son genre tout entier. Cet effet va diminuant graduellement, dâannĂ©e en annĂ©e et câest lĂ ce qui dĂ©termine la diffĂ©rence si considĂ©rable dâimpression que produisent sur nous les objets dans la jeunesse ou dans lâĂąge avancĂ©. Les expĂ©riences et les connaissances acquises pendant lâenfance et la premiĂšre jeunesse deviennent ensuite les types constants et les rubriques de toutes les expĂ©riences et connaissances ultĂ©rieures, pour ainsi dire les catĂ©gories sous lesquelles nous ajoutons, sans en avoir toujours la conscience exacte, tout ce que nous rencontrons plus tard. Ainsi se forme, dĂšs nos annĂ©es dâenfance, le fondement solide de notre maniĂšre, superficielle ou profonde, dâenvisager le monde ; elle se dĂ©veloppe et se complĂšte par la suite, mais ne change plus dans ses points principaux. Câest donc en vertu de cette maniĂšre de voir, purement objective, par consĂ©quent poĂ©tique, essentielle Ă lâenfance, oĂč elle est soutenue par le fait que la volontĂ© est encore bien loin de se manifester avec toute son Ă©nergie, que lâenfant sâoccupe beaucoup plus Ă connaĂźtre quâĂ vouloir. De lĂ ce regard sĂ©rieux, contemplatif de certains enfants, dont RaphaĂ«l a tirĂ© si heureusement parti pour ses anges, surtout dans sa Madone sixtine. Câest pourquoi Ă©galement les annĂ©es dâenfance sont si heureuses que leur souvenir est toujours mĂȘlĂ© dâun douloureux regret. Pendant que dâune part nous nous consacrons ainsi, avec tout notre sĂ©rieux, Ă la connaissance intuitive des choses, dâautre part lâĂ©ducation sâoccupe Ă nous procurer des notions. Mais les notions ne nous donnent pas lâessence propre des choses ; celle-ci, qui constitue le fond et le vĂ©ritable contenu de toutes nos connaissances, repose principalement sur la comprĂ©hension intuitive du monde. Mais cette derniĂšre ne peut ĂȘtre acquise que par nous-mĂȘmes et ne saurait dâaucune maniĂšre nous ĂȘtre enseignĂ©e. DâoĂč il rĂ©sulte que notre valeur intellectuelle, tout comme notre valeur morale, nâentre pas du dehors dans nous, mais sort du plus profond de notre propre ĂȘtre, et toute la science pĂ©dagogique dâun Pestalozzi ne parviendra jamais Ă faire dâun imbĂ©cile nĂ© un penseur non, mille fois non ! imbĂ©cile il est nĂ©, il doit mourir imbĂ©cile. Cette comprĂ©hension contemplative du monde extĂ©rieur nouvellement offert Ă notre vue explique aussi pourquoi tout ce quâon a vu et appris pendant lâenfance se grave si fortement dans la mĂ©moire. En effet, nous nous y sommes occupĂ©s exclusivement, rien ne nous en a distraits, et nous avons considĂ©rĂ© les choses que nous voyions comme uniques de leur espĂšce, bien plus, comme les seules existantes. Plus tard, le nombre considĂ©rable des choses alors connues nous enlĂšve le courage et la patience. Si lâon veut bien se rappeler ici ce que jâai exposĂ© dans le deuxiĂšme volume de mon grand ouvrage, savoir que lâexistence objective de toutes choses, câest-Ă -dire dans la reprĂ©sentation pure, est toujours agrĂ©able, tandis que leur existence subjective, est dans le vouloir, est fortement mĂ©langĂ©e de douleur et de chagrin, alors on admettra bien, comme expression rĂ©sumĂ©e de la chose, la proposition suivante Toutes les choses sont belles Ă la vue et affreuses dans leur ĂȘtre herrlich zu sehân, aber schrecklich zu seyn. Il rĂ©sulte de tout ce qui prĂ©cĂšde que, pendant lâenfance, les objets nous sont connus bien plus par le cĂŽtĂ© de la vue, câest-Ă -dire de la reprĂ©sentation, de lâobjectivitĂ©, que par celui de lâĂȘtre, qui est en mĂȘme temps celui de la volontĂ©. Comme le premier est le cĂŽtĂ© rĂ©jouissant des choses et que leur cĂŽtĂ© subjectif et effrayant nous est encore inconnu, le jeune intellect prend toutes les images que la rĂ©alitĂ© et lâart lui prĂ©sentent pour autant dâĂȘtres heureux il sâimagine quâautant elles sont belles Ă voir, autant et plus elles le sont Ă ĂȘtre. Aussi la vie lui apparaĂźt comme un Ă©den câest lĂ cette Arcadie oĂč tous nous sommes nĂ©s. Il en rĂ©sulte, un peu plus tard, la soif de la vie rĂ©elle, le besoin pressant dâagir et de souffrir, nous poussant irrĂ©sistiblement dans le tumulte du monde. Ici, nous apprenons Ă connaĂźtre lâautre face des choses, celle de lâĂȘtre, câest-Ă -dire de la volontĂ©, que tout vient croiser Ă chaque pas. Alors sâapproche peu Ă peu la grande dĂ©sillusion ; quand elle est arrivĂ©e, on dit LâĂąge des illusions est passĂ©[39], » et tout de mĂȘme elle avance toujours davantage et devient de plus en plus complĂšte. Ainsi, nous pouvons dire que pendant lâenfance la vie se prĂ©sente comme une dĂ©coration de théùtre vue de loin, pendant la vieillesse, comme la mĂȘme, vue de prĂšs. Voici encore un sentiment, qui vient contribuer au bonheur de lâenfance ainsi quâau commencement du printemps tout feuillage a la mĂȘme couleur et presque la mĂȘme forme, ainsi, dans la premiĂšre enfance, nous nous ressemblons tous, et nous nous accordons parfaitement. Ce nâest quâavec la pubertĂ© que commence la divergence qui va toujours augmentant, comme celle des rayons dâun cercle. Ce qui trouble, ce qui rend malheureuses les annĂ©es de jeunesse, le reste de cette premiĂšre moitiĂ© de la vie si prĂ©fĂ©rable Ă la seconde, câest la chasse au bonheur, entreprise dans la ferme supposition quâon peut le rencontrer dans lâexistence. Câest lĂ la source de lâespĂ©rance toujours déçue, qui engendre Ă son tour le mĂ©contentement. Les images trompeuses dâun vague rĂȘve de bonheur flottent devant nos yeux sous des formes capricieusement choisies, et nous cherchons vainement leur type original. Aussi sommes-nous pendant la jeunesse presque toujours mĂ©contents de notre Ă©tat et de notre entourage, quels quâils soient, car câest Ă eux que nous attribuons ce qui revient partout Ă lâinanitĂ© et Ă la misĂšre de la vie humaine, avec lesquelles nous faisons connaissance pour la premiĂšre fois en ce moment, aprĂšs nous ĂȘtre attendus Ă bien autre chose. On gagnerait beaucoup Ă enlever de bonne heure, par des enseignements convenables, cette illusion propre Ă la jeunesse quâil y a grandâchose Ă trouver dans le monde. Mais au contraire il arrive que la vie se fait connaĂźtre Ă nous par la poĂ©sie avant de se rĂ©vĂ©ler par la rĂ©alitĂ©. Ă lâaurore de notre jeunesse, les scĂšnes que lâart nous dĂ©peint sâĂ©talent brillantes Ă nos yeux, et nous voilĂ tourmentĂ©s du dĂ©sir de les voir rĂ©alisĂ©es, de saisir lâarc-en-ciel. Le jeune homme attend sa vie sous la forme dâun roman intĂ©ressant. Ainsi naĂźt cette illusion que jâai dĂ©crite dans le deuxiĂšme volume de mon ouvrage dĂ©jĂ citĂ©. Car ce qui prĂȘte leur charme Ă toutes ces images, câest que prĂ©cisĂ©ment elles ne sont que des images et non des rĂ©alitĂ©s, et quâen les contemplant nous nous trouvons dans lâĂ©tat de calme et de contentement parfait de la connaissance pure. Se rĂ©aliser signifie ĂȘtre rempli par le vouloir, et celui-ci amĂšne infailliblement des douleurs. Ici encore, je dois renvoyer le lecteur que le sujet intĂ©resse au deuxiĂšme volume de mon livre. Si donc le caractĂšre de la premiĂšre moitiĂ© de la vie est une aspiration inassouvie au bonheur, celui de la seconde moitiĂ© est lâapprĂ©hension du malheur. Car Ă ce moment on a reconnu plus ou moins nettement que tout bonheur est chimĂ©rique, toute souffrance, au contraire, rĂ©elle. Alors les hommes, ceux-lĂ du moins dont le jugement est sensĂ©, au lieu dâaspirer aux jouissances, ne cherchent plus quâune condition affranchie de douleur et de trouble[40]. Lorsque, dans mes annĂ©es de jeunesse, jâentendais sonner Ă ma porte, jâĂ©tais tout joyeux, car je me disais Ah ! enfin ! » Plus tard, dans la mĂȘme situation, mon impression Ă©tait plutĂŽt voisine de la frayeur ; je pensais HĂ©las ! dĂ©jĂ ! » Les ĂȘtres distinguĂ©s et bien douĂ©s, ceux qui, par lĂ mĂȘme, nâappartiennent pas entiĂšrement au reste des hommes et se trouvent plus ou moins isolĂ©s, en proportion de leurs mĂ©rites, Ă©prouvent aussi Ă lâĂ©gard de la sociĂ©tĂ© humaine ces deux sentiments opposĂ©s dans leur jeunesse, câest frĂ©quemment celui dâen ĂȘtre dĂ©laissĂ©s ; dans lâĂąge mĂ»r, celui dâen ĂȘtre dĂ©livrĂ©s. Le premier, qui est pĂ©nible, provient de leur ignorance ; le second, agrĂ©able, de leur connaissance du monde. Cela fait que la seconde moitiĂ© de la vie, comme la seconde partie dâune pĂ©riode musicale, a moins de fougue et plus de tranquillitĂ© que la premiĂšre ; ce qui vient de ce que la jeunesse sâimagine monts et merveilles au sujet du bonheur et des jouissances que lâon peut rencontrer sur terre, la seule difficultĂ© consistant Ă les atteindre, tandis que la vieillesse sait quâil nây a rien Ă y trouver calmĂ©e Ă cet Ă©gard, elle goĂ»te tout prĂ©sent supportable et prend plaisir mĂȘme aux petites choses. Ce que lâhomme mĂ»r a gagnĂ© par lâexpĂ©rience de la vie, ce qui fait quâil voit le monde autrement que lâadolescent et le jeune homme, câest avant tout lâabsence de prĂ©vention. Lui, le premier, commence Ă voir les choses simplement et Ă les prendre pour ce quâelles sont ; tandis que, aux yeux du jeune homme et de lâadolescent, une illusion composĂ©e de rĂȘveries créées dâelles-mĂȘmes, de prĂ©jugĂ©s transmis et de fantaisies Ă©tranges, voilait ou dĂ©formait le monde vĂ©ritable. La premiĂšre tĂąche que lâexpĂ©rience trouve Ă accomplir est de nous dĂ©livrer des chimĂšres et des notions fausses accumulĂ©es pendant la jeunesse. En garantir les jeunes gens serait certainement la meilleure Ă©ducation Ă leur donner, bien quâelle soit simplement nĂ©gative ; mais câest lĂ une bien difficile affaire. Il faudrait, dans ce but, commencer par maintenir lâhorizon de lâenfant aussi Ă©troit que possible, ne lui procurer dans ses limites que des notions claires et justes et ne lâĂ©largir que graduellement, aprĂšs quâil aurait la connaissance bien exacte de tout ce qui y est situĂ©, et ayant toujours soin quâil nây reste rien dâobscur, rien quâil nâaurait compris quâĂ demi ou de travers. Il en rĂ©sulterait que ses notions sur les choses et sur les relations humaines, bien que restreintes encore et trĂšs simples, seraient nĂ©anmoins distinctes et vraies, de maniĂšre Ă nâavoir plus besoin que dâextension et non de redressement ; on continuerait ainsi jusquâĂ ce que lâenfant fĂ»t devenu jeune homme. Cette mĂ©thode exige surtout quâon ne permette pas la lecture de romans ; on les remplacera par des biographies convenablement choisies, comme par exemple celle de Franklin, ou lâhistoire dâAntoine Reiser par Moritz, et autres semblables. Tant que nous sommes jeunes, nous nous imaginons que les Ă©vĂ©nements et les personnages importants et de consĂ©quence feront leur apparition dans notre existence avec tambour et trompette ; dans lâĂąge mĂ»r, un regard rĂ©trospectif nous montre quâils sây sont tous glissĂ©s sans bruit, par la porte dĂ©robĂ©e et presque inaperçus. On peut aussi, au point de vue qui nous occupe, comparer la vie Ă une Ă©toffe brodĂ©e dont chacun ne verrait, dans la premiĂšre moitiĂ© de son existence, que lâendroit, et, dans la seconde, que lâenvers ; ce dernier cĂŽtĂ© est moins beau, mais plus instructif, car il permet de reconnaĂźtre lâenchaĂźnement des fils. La supĂ©rioritĂ© intellectuelle mĂȘme la plus grande ne fera valoir pleinement son autoritĂ© dans la conversation quâaprĂšs la quarantiĂšme annĂ©e. Car la maturitĂ© propre Ă lâĂąge et les fruits de lâexpĂ©rience peuvent bien ĂȘtre surpassĂ©s de beaucoup, mais jamais remplacĂ©s par lâintelligence ; ces conditions fournissent, mĂȘme Ă lâhomme le plus ordinaire, un contrepoids Ă opposer Ă la force du plus grand esprit, tant que celui-ci est encore jeune. Je ne parle ici que de la personnalitĂ©, non des Ćuvres. Aucun homme quelque peu supĂ©rieur, aucun de ceux qui nâappartiennent pas Ă cette majoritĂ© des cinq-sixiĂšmes des humains si strictement dotĂ©e par la nature, ne pourra sâaffranchir dâune certaine teinte de mĂ©lancolie quand il a dĂ©passĂ© la quarantaine. Car, ainsi quâil Ă©tait naturel, il avait jugĂ© les autres dâaprĂšs lui et a Ă©tĂ© dĂ©sabusĂ© ; il a compris quâils sont bien arriĂ©rĂ©s par rapport Ă lui soit par la tĂȘte, soit par le cĆur, le plus souvent mĂȘme par les deux, et quâils ne pourront jamais balancer leur compte ; aussi Ă©vite-t-il volontiers tout commerce avec eux, comme, du reste, tout homme aimera ou haĂŻra la solitude, câest-Ă -dire sa propre sociĂ©tĂ©, en proportion de sa valeur intĂ©rieure. Kant traite aussi de ce genre de misanthropie dans sa Critique de la raison, vers la fin de la note gĂ©nĂ©rale, au § 29 de la premiĂšre partie. Câest un mauvais symptĂŽme, au moral comme Ă lâintellectuel, pour un jeune homme, de se retrouver facilement au milieu des menĂ©es humaines, dây ĂȘtre bientĂŽt Ă son aise et dây pĂ©nĂ©trer comme prĂ©parĂ© Ă lâavance ; cela annonce de la vulgaritĂ©. Par contre, une attitude dĂ©contenancĂ©e, hĂ©sitante, maladroite et Ă contre-sens est, en pareille circonstance, lâindice dâune nature de noble espĂšce. La sĂ©rĂ©nitĂ© et le courage que lâon apporte Ă vivre pendant la jeunesse tiennent aussi en partie Ă ce que, gravissant la colline, nous ne voyons pas la mort, situĂ©e au pied de lâautre versant. Le sommet une fois franchi, nous voyons de nos yeux la mort, que nous ne connaissions jusque-lĂ que par ouĂŻ-dire, et, comme Ă ce moment les forces vitales commencent Ă baisser, notre courage faiblit en mĂȘme temps ; un sĂ©rieux morne chasse alors la pĂ©tulance juvĂ©nile et sâimprime sur nos traits. Tant que nous sommes jeunes, nous croyons la vie sans fin, quoi quâon nous puisse dire, et nous usons du temps Ă lâavenant. Plus nous vieillissons, plus nous en devenons Ă©conomes. Car, dans lâĂąge avancĂ©, chaque jour de la vie qui sâĂ©coule produit en nous le sentiment quâĂ©prouve un condamnĂ© Ă chaque pas qui le rapproche de lâĂ©chafaud. ConsidĂ©rĂ©e du point de vue de la jeunesse, la vie est un avenir infiniment long ; de celui de la vieillesse, un passĂ© trĂšs court, tellement quâau dĂ©but elle sâoffre Ă nos yeux comme les objets vus par le petit bout de la lunette, et Ă la fin comme vus par le gros bout. Il faut avoir vieilli, câest-Ă -dire avoir vĂ©cu longuement, pour reconnaĂźtre combien la vie est courte. Plus on avance en Ăąge, plus les choses humaines, toutes tant quâelles sont, nous paraissent minimes ; la vie, qui pendant la jeunesse Ă©tait lĂ , devant nous, ferme et comme immobile, nous semble maintenant une fuite rapide dâapparitions Ă©phĂ©mĂšres, et le nĂ©ant de tout ici-bas apparaĂźt. Le temps lui-mĂȘme, pendant la jeunesse, marche dâun pas plus lent ; aussi le premier quart de notre vie est non seulement le plus heureux, mais aussi le plus long ; il laisse donc beaucoup plus de souvenirs, et chaque homme pourrait, Ă lâoccasion, raconter de ce premier quart plus dâĂ©vĂ©nements que des deux suivants. Au printemps de la vie, comme au printemps de lâannĂ©e, les journĂ©es finissent mĂȘme par devenir dâune longueur accablante. Ă lâautomne de la vie comme Ă lâautomne de lâannĂ©e, elles sont courtes, mais sereines et plus constantes. Pourquoi, dans la vieillesse, la vie quâon a derriĂšre soi paraĂźt-elle si brĂšve ? Câest parce que nous la tenons pour aussi courte que le souvenir que nous en avons. En effet, tout ce quâil y a eu dâinsignifiant et une grande partie de ce quâil y a eu de pĂ©nible ont Ă©chappĂ© Ă notre mĂ©moire ; il y est donc restĂ© bien peu de chose. Car, de mĂȘme que notre intellect en gĂ©nĂ©ral est trĂšs imparfait, de mĂȘme notre mĂ©moire lâest aussi il faut que nous exercions nos connaissances, et que nous ruminions notre passĂ© ; sans quoi les deux disparaissent dans lâabĂźme de lâoubli. Mais nous ne revenons pas volontiers par la pensĂ©e sur les choses insignifiantes, ni dâordinaire sur les choses dĂ©sagrĂ©ables, ce qui serait pourtant indispensable pour les garder dans la mĂ©moire. Or les choses insignifiantes deviennent toujours plus nombreuses ; car bien des faits qui au premier abord nous semblaient importants perdent tout intĂ©rĂȘt Ă mesure quâils se rĂ©pĂštent ; les retours, au commencement, ne sont que frĂ©quents, mais par la suite ils deviennent innombrables. Aussi nous rappelons-nous mieux nos jeunes annĂ©es que celles qui ont suivi. Plus nous vivons longtemps, moins il y a dâĂ©vĂ©nements qui vous semblent assez graves ou assez significatifs pour mĂ©riter dâĂȘtre ruminĂ©s, ce qui est lâunique moyen dâen garder le souvenir ; Ă peine ont-ils passĂ©, nous les oublions. Et voilĂ pourquoi le temps fuit, laissant de moins en moins de traces derriĂšre soi. Mais nous ne revenons pas volontiers non plus sur les choses dĂ©sagrĂ©ables, alors surtout quâelles blessent notre vanitĂ© ; et câest le cas le plus frĂ©quent, car peu de dĂ©sagrĂ©ments nous arrivent sans notre faute. Nous oublions donc Ă©galement beaucoup de choses pĂ©nibles. Câest par lâĂ©limination de ces deux catĂ©gories dâĂ©vĂ©nements que notre mĂ©moire devient si courte, et elle le devient, Ă proportion, dâautant plus que lâĂ©toffe en est plus longue. De mĂȘme que les objets situĂ©s sur le rivage deviennent de plus en plus petits, vagues et indistincts Ă mesure que notre barque sâen Ă©loigne, ainsi sâeffacent les annĂ©es Ă©coulĂ©es, avec nos aventures et nos actions. Il arrive aussi que la mĂ©moire et lâimagination nous retracent une scĂšne de notre vie, dĂšs longtemps disparue, avec tant de vivacitĂ© quâelle nous semble dater de la veille et nous apparaĂźt tout proche de nous. Cet effet rĂ©sulte de ce quâil nous est impossible de nous reprĂ©senter en mĂȘme temps le long espace de temps qui sâest Ă©coulĂ© entre alors et Ă prĂ©sent, et que nous ne pouvons pas lâembrasser du regard en un seul tableau ; de plus, les Ă©vĂ©nements accomplis dans cet intervalle sont oubliĂ©s en grande partie, et il ne nous en reste plus quâune connaissance gĂ©nĂ©rale, in abstracto, une simple notion et non une image. Alors ce passĂ© lointain et isolĂ© se prĂ©sente si rapprochĂ© quâil semble que câĂ©tait hier ; le temps intermĂ©diaire a disparu, et notre vie entiĂšre nous paraĂźt dâune briĂšvetĂ© incomprĂ©hensible. Parfois mĂȘme, dans la vieillesse, ce long passĂ© que nous avons derriĂšre nous, et par suite notre Ăąge mĂȘme, peut Ă un certain moment nous sembler fabuleux ce qui rĂ©sulte principalement de ce que nous voyons toujours devant nous le mĂȘme prĂ©sent immobile. En dĂ©finitive, tous ces phĂ©nomĂšnes intĂ©rieurs sont fondĂ©s sur ce que ce nâest pas notre ĂȘtre par lui-mĂȘme, mais seulement son image visible, qui existe sous la forme du temps, et sur ce que le prĂ©sent est le point de contact entre le monde extĂ©rieur et nous, entre lâobjet et le sujet. On peut encore se demander pourquoi, dans la jeunesse, la vie paraĂźt sâĂ©tendre devant nous Ă perte de vue. Câest dâabord parce quâil nous faut la place pour y loger les espĂ©rances illimitĂ©es dont nous la peuplons et pour la rĂ©alisation desquelles Mathusalem serait mort trop jeune ; ensuite, parce que nous prenons pour Ă©chelle de sa mesure le petit nombre dâannĂ©es que nous avons dĂ©jĂ derriĂšre nous ; mais leur souvenir est riche en matĂ©riaux et long, par consĂ©quent, car la nouveautĂ© a donnĂ© de lâimportance Ă tous les Ă©vĂ©nements ; aussi nous y revenons volontiers par la pensĂ©e, nous les Ă©voquons souvent dans notre mĂ©moire et finissons par les y fixer. Il nous semble parfois que nous dĂ©sirons ardemment nous retrouver dans tel lieu Ă©loignĂ©, tandis que nous ne regrettons, en rĂ©alitĂ©, que le temps que nous y avons passĂ© quand nous Ă©tions plus jeunes et plus frais. Et voilĂ comment le temps nous abuse sous le masque de lâespace. Allons Ă lâendroit tant dĂ©sirĂ©, et nous nous rendrons compte de lâillusion. Il existe deux voies pour atteindre un Ăąge trĂšs avancĂ©, toutefois Ă la condition sine qua non de possĂ©der une constitution intacte ; pour lâexpliquer, prenons lâexemple de deux lampes qui brĂ»lent lâune brĂ»lera longtemps, parce que, avec peu dâhuile, elle a une mĂšche trĂšs mince ; lâautre, parce que, avec une forte mĂšche, elle a aussi beaucoup dâhuile lâhuile, câest la force vitale, la mĂšche en est lâemploi appliquĂ© Ă nâimporte quel usage. Sous le rapport de la force vitale, nous pouvons nous comparer, jusquâĂ notre trente-sixiĂšme annĂ©e, Ă ceux qui vivent des intĂ©rĂȘts dâun capital ; ce quâon dĂ©pense aujourdâhui se trouve remplacĂ© demain. Ă partir de lĂ , nous sommes semblables Ă un rentier qui commence Ă entamer son capital. Au dĂ©but, la chose nâest pas sensible la plus grande partie de la dĂ©pense se remplace encore dâelle-mĂȘme, et le minime dĂ©ficit qui en rĂ©sulte passe inaperçu. Peu Ă peu, il grossit, il devient apparent, et son accroissement lui-mĂȘme sâaccroĂźt chaque jour ; il nous envahit toujours davantage ; chaque aujourdâhui est plus pauvre que chaque hier ; et nul espoir dâarrĂȘt. Comme la chute des corps, la perte sâaccĂ©lĂšre rapidement, jusquâĂ disparition totale. Le cas le plus triste est celui oĂč tous deux, forces vitales et fortune, celle-ci non plus comme terme de comparaison, mais en rĂ©alitĂ©, sont en voie de fondre simultanĂ©ment ; aussi lâamour de la richesse augmente avec lâĂąge. En revanche, dans nos premiĂšres annĂ©es, jusquâĂ notre majoritĂ© et un peu au delĂ , nous sommes, sous le rapport de la force vitale, semblables Ă ceux qui, sur les intĂ©rĂȘts, ajoutent encore quelque chose au capital non seulement ce quâon dĂ©pense se renouvelle tout seul, mais le capital lui-mĂȘme augmente. Ceci arrive aussi parfois pour lâargent, grĂące aux soins prĂ©voyants dâun tuteur, honnĂȘte homme. O jeunesse fortunĂ©e ! O triste vieillesse ! Il faut, malgrĂ© tout cela, mĂ©nager les forces de la jeunesse. Aristote observe Politique, liv. der., ch. 5[41] que, parmi les vainqueurs aux jeux Olympiques, il ne sâen est trouvĂ© que deux ou trois qui, vainqueurs une premiĂšre fois comme jeunes gens, aient triomphĂ© encore comme hommes faits, parce que les efforts prĂ©maturĂ©s quâexigent les exercices prĂ©paratoires Ă©puisent tellement les forces, quâelles font dĂ©faut plus tard, dans lâĂąge viril. Ce qui est vrai de la force musculaire lâest encore davantage de la force nerveuse dont les productions intellectuelles ne sont toutes que les manifestations voilĂ pourquoi les ingenia prĂŠcocia, les enfants prodiges, ces fruits dâune Ă©ducation en serre chaude, qui Ă©tonnent dans leur bas Ăąge, deviennent plus tard des tĂȘtes parfaitement ordinaires. Il est mĂȘme fort possible quâun excĂšs dâapplication prĂ©coce et forcĂ©e Ă lâĂ©tude des langues anciennes soit la cause qui a fait tomber plus tard tant de savants dans un Ă©tat de paralysie et dâenfance intellectuelle. Jâai remarquĂ© que le caractĂšre chez la plupart des hommes semble ĂȘtre plus particuliĂšrement adaptĂ© Ă un des Ăąges de la vie, de maniĂšre que câest Ă cet Ăąge-lĂ quâils se prĂ©sentent sous leur jour le plus favorable. Les uns sont dâaimables jeunes gens, et puis câest fini ; dâautres, dans leur maturitĂ©, sont des hommes Ă©nergiques et actifs auxquels lâĂąge, en avançant, enlĂšve toute valeur ; dâautres enfin se prĂ©sentent le plus avantageusement dans la vieillesse, pendant laquelle ils sont plus doux, parce quâils ont plus dâexpĂ©rience et plus de calme câest le cas le plus frĂ©quent chez les Français. Cela doit provenir de ce que le caractĂšre lui-mĂȘme a quelque chose de juvĂ©nile, de viril ou de sĂ©nile, en harmonie avec lâĂąge correspondant, ou amendĂ© par cet Ăąge. De mĂȘme, que sur un navire nous ne nous rendons compte de sa marche que parce que nous voyons les objets situĂ©s sur la rive sâĂ©loigner Ă lâarriĂšre et par suite devenir plus petits, de mĂȘme nous ne nous apercevons que nous devenons vieux, et toujours plus vieux, quâĂ ce que des gens dâun Ăąge toujours plus avancĂ© nous semblent jeunes. Nous avons dĂ©jĂ examinĂ© plus haut comment et pourquoi, Ă mesure quâon vieillit, tout ce quâon a vu, toutes les actions et tous les Ă©vĂ©nements de la vie laissent dans lâesprit des traces de moins en moins nombreuses. Ainsi considĂ©rĂ©e, la jeunesse est le seul Ăąge oĂč nous vivions avec entiĂšre conscience ; la vieillesse nâa quâune demi-conscience de la vie. Avec les progrĂšs de lâĂąge, cette conscience diminue graduellement ; les objets passent rapidement devant nous sans faire dâimpression, semblables Ă ces produits de lâart qui ne nous frappent plus quand nous les avons souvent vus ; on fait la besogne que lâon a Ă faire, et lâon ne sait mĂȘme plus ensuite si on lâa faite. Pendant que la vie devient de plus en plus inconsciente, pendant quâelle marche Ă grands pas vers lâinconscience complĂšte, par lĂ mĂȘme la fuite du temps sâaccĂ©lĂšre. Durant lâenfance, la nouveautĂ© des choses et des Ă©vĂ©nements fait que tout sâimprime dans notre conscience ; aussi les jours sont-ils dâune longueur Ă perte de vue. Il nous en arrive de mĂȘme, et pour la mĂȘme cause, en voyage, oĂč un mois nous paraĂźt plus long que quatre Ă la maison. MalgrĂ© cette nouveautĂ©, le temps, qui nous semble plus long, nous devient, dans lâenfance comme en voyage, en rĂ©alitĂ© souvent plus long que dans la vieillesse ou Ă la maison. Mais insensiblement lâintellect sâĂ©mousse tellement par la longue habitude des mĂȘmes perceptions, que de plus en plus tout finit par glisser sur lui sans lâimpressionner, ce qui fait que les jours deviennent toujours plus insignifiants et consĂ©quemment toujours plus courts ; les heures de lâenfant sont plus longues que les journĂ©es du vieillard. Nous voyons donc que le temps de la vie a un mouvement accĂ©lĂ©rĂ© comme celui dâune sphĂšre roulant sur un plan inclinĂ© ; et, de mĂȘme que sur un disque tournant chaque point court dâautant plus vite quâil est plus Ă©loignĂ© du centre, de mĂȘme, pour chacun et proportionnellement Ă sa distance du commencement de sa vie, le temps sâĂ©coule plus vite et toujours plus vite. On peut donc admettre que la longueur de lâannĂ©e, telle que lâĂ©value notre disposition du moment, est en rapport inverse du quotient de lâannĂ©e divisĂ© par lâĂąge ; quand, par exemple, lâannĂ©e est le cinquiĂšme de lâĂąge, elle paraĂźt dix fois plus longue que lorsquâelle nâen est que le cinquantiĂšme. Cette diffĂ©rence dans la rapiditĂ© du temps a lâinfluence la plus dĂ©cisive sur toute notre maniĂšre dâĂȘtre Ă chaque Ăąge de la vie. Elle fait dâabord que lâenfance, quoique nâembrassant que quinze ans Ă peine, est pourtant la pĂ©riode la plus longue de lâexistence, et par consĂ©quent aussi la plus riche en souvenirs ; ensuite elle fait que, dans tout le cours de la vie, nous sommes soumis Ă lâennui dans le rapport inverse de notre Ăąge. Les enfants ont constamment besoin de passer le temps, que ce soit par les jeux ou par le travail ; si le passe-temps sâarrĂȘte, ils sont aussitĂŽt pris dâun formidable ennui. Les adolescents y sont encore fortement exposĂ©s et redoutent beaucoup les heures inoccupĂ©es. Dans lâĂąge viril, lâennui disparaĂźt de plus en plus et pour les vieillards le temps est toujours trop court et les jours volent avec la rapiditĂ© de la flĂšche. Bien entendu, je parle dâhommes et non de brutes vieillies. LâaccĂ©lĂ©ration dans la marche du temps supprime donc le plus souvent lâennui dans un Ăąge plus avancĂ© ; dâautre part, les passions, avec leurs tourments, commencent Ă se taire ; il en rĂ©sulte quâen somme, et pourvu que la santĂ© soit en bon Ă©tat, le fardeau de la vie est, en rĂ©alitĂ©, plus lĂ©ger que pendant la jeunesse aussi appelle-t-on lâintervalle qui prĂ©cĂšde lâapparition de la dĂ©bilitĂ© et des infirmitĂ©s de la vieillesse les meilleures annĂ©es. Peut ĂȘtre le sont-elles en effet au point de vue de notre agrĂ©ment ; mais en revanche les annĂ©es de jeunesse, oĂč tout fait impression, oĂč chaque chose entre dans la conscience, conservent lâavantage dâĂȘtre la saison fertilisante de lâesprit, le printemps qui dĂ©termine les bourgeons. Les vĂ©ritĂ©s profondes, en effet, ne sâacquiĂšrent que par lâintuition et non par la spĂ©culation, câest-Ă -dire que leur premiĂšre perception est immĂ©diate et provoquĂ©e par lâimpression momentanĂ©e elle ne peut donc se produire que tant que lâimpression est forte, vive et profonde. Tout dĂ©pend donc, sous ce rapport, de lâemploi des jeunes annĂ©es. Plus tard, nous pouvons agir davantage sur les autres, mĂȘme sur le monde entier, car nous sommes nous-mĂȘmes achevĂ©s et complets, et nous nâappartenons plus Ă lâimpression ; mais le monde agit moins sur nous. Ces annĂ©es-ci sont donc lâĂ©poque de lâaction et de la production ; les premiĂšres sont celles de la comprĂ©hension et de la connaissance intuitives. Dans la jeunesse, câest la contemplation ; dans lâĂąge mĂ»r, la rĂ©flexion qui domine ; lâune est le temps de la poĂ©sie, lâautre plutĂŽt celui de la philosophie. Dans la pratique Ă©galement, câest par la perception et son impression que lâon se dĂ©termine pendant la jeunesse ; plus tard, câest par la rĂ©flexion. Cela tient en partie Ă ce que dans lâĂąge mĂ»r les images se sont prĂ©sentĂ©es et groupĂ©es autour des notions en nombre suffisant pour leur donner de lâimportance, du poids et de la valeur, ainsi que pour modĂ©rer en mĂȘme temps, par lâhabitude, lâimpression des perceptions. Par contre, lâimpression de tout ce qui est visible, donc du cĂŽtĂ© extĂ©rieur des choses, est tellement prĂ©pondĂ©rante pendant la jeunesse, surtout dans les tĂȘtes vives et riches dâimagination, que les jeunes gens considĂšrent le monde comme un tableau ; ils se prĂ©occupent principalement de la figure et de lâeffet quâils y font, bien plus que de la disposition intĂ©rieure quâil Ă©veille en eux. Cela se voit dĂ©jĂ Ă la vanitĂ© de leur personne et Ă leur coquetterie. La plus grande Ă©nergie et la plus haute tension des forces intellectuelles se manifestent indubitablement pendant la jeunesse et jusquâĂ la trente-cinquiĂšme annĂ©e au plus tard Ă partir de lĂ , elles dĂ©croissent, quoique insensiblement. NĂ©anmoins lâĂąge suivant et mĂȘme la vieillesse ne sont pas sans compensations intellectuelles. Câest Ă ce moment que lâexpĂ©rience et lâinstruction ont acquis toute leur richesse on a eu le temps et lâoccasion de considĂ©rer les choses sous toutes leurs faces et de les mĂ©diter ; on les a rapprochĂ©es les unes des autres, et lâon a dĂ©couvert les points par oĂč elles se touchent, les parties par oĂč elles se joignent ; câest maintenant, par consĂ©quent, quâon les saisit bien et dans leur enchaĂźnement complet. Tout sâest Ă©clairci. Câest pourquoi lâon sait plus Ă fond les choses mĂȘme que lâon savait dĂ©jĂ dans la jeunesse, car pour chaque notion on a plus de donnĂ©es. Ce que lâon croyait savoir quand on Ă©tait jeune, on le sait rĂ©ellement dans lâĂąge mĂ»r ; en outre, on sait effectivement davantage et lâon possĂšde des connaissances raisonnĂ©es dans toutes les directions et, par lĂ mĂȘme, solidement enchaĂźnĂ©es, tandis que dans la jeunesse notre savoir est dĂ©fectueux et fragmentaire. Lâhomme parvenu Ă un Ăąge bien avancĂ© aura seul une idĂ©e complĂšte et juste de la vie, parce quâil lâembrasse du regard dans son ensemble et dans son cours naturel, et surtout parce quâil ne la voit plus, comme les autres, uniquement du cĂŽtĂ© de lâentrĂ©e, mais aussi du cĂŽtĂ© de la sortie ; ainsi placĂ©, il on reconnaĂźt pleinement le nĂ©ant, pendant que les autres sont encore le jouet de cette illusion constante que câest maintenant que ce quâil y a de vraiment bon va arriver ». En revanche, pendant la jeunesse, il y a plus de conception ; il sâensuit que lâon est en Ă©tat de produire davantage avec le peu que lâon connaĂźt ; dans lâĂąge mĂ»r, il y a plus de jugement, de pĂ©nĂ©tration et de fond. Câest dĂ©jĂ pendant la jeunesse que lâon recueille les matĂ©riaux de ses notions propres, de ses vues originales et fondamentales, câest-Ă -dire de tout ce quâun esprit privilĂ©giĂ© est destinĂ© Ă donner en cadeau au monde ; mais ce nâest que bien des annĂ©es plus tard quâil devient maĂźtre de son sujet. On trouvera, la plupart du temps, que les grands Ă©crivains nâont livrĂ© leurs chefs-dâĆuvre que vers leur cinquantiĂšme annĂ©e. Mais la jeunesse nâen reste pas moins la racine de lâarbre de la connaissance, bien que ce soit la couronne de lâarbre qui porte les fruits. Mais de mĂȘme que chaque Ă©poque, mĂȘme la plus pitoyable, se croit plus sage que toutes celles qui lâont prĂ©cĂ©dĂ©e, de mĂȘme Ă chaque Ăąge lâhomme se croit supĂ©rieure ce quâil Ă©tait auparavant ; tous les deux font souvent erreur. Pendant les annĂ©es de la croissance physique, oĂč nous grandissons Ă©galement en forces intellectuelles et en connaissances, lâaujourdâhui sâhabitue Ă regarder lâhier avec dĂ©dain. Cette habitude sâenracine et persĂ©vĂšre mĂȘme alors que le dĂ©clin des forces intellectuelles a commencĂ© et que lâaujourdâhui devrait plutĂŽt regarder lâhier avec considĂ©ration on dĂ©prĂ©cie trop Ă ce moment les productions et les jugements de ses jeunes annĂ©es. Il est Ă remarquer surtout que, quoique la tĂȘte, lâintellect soit tout aussi innĂ©, quant Ă ses propriĂ©tĂ©s fondamentales, que le caractĂšre ou le cĆur, nĂ©anmoins lâintelligence ne demeure pas aussi invariable que le caractĂšre elle est soumise Ă bien des modifications qui, en bloc, se produisent mĂȘme rĂ©guliĂšrement, car elles proviennent de ce que dâune part sa base est physique et dâautre part son Ă©toffe empirique. Cela Ă©tant, sa force propre a une croissance continue jusquâĂ son point culminant, et ensuite sa dĂ©croissance continue jusquâĂ lâimbĂ©cillitĂ©. Mais, dâautre part, lâĂ©toffe aussi sur laquelle sâexerce toute cette force et qui lâentretient en activitĂ©, câest-Ă -dire le contenu des pensĂ©es et du savoir, lâexpĂ©rience, les connaissances, lâexercice du jugement et sa perfection qui en rĂ©sulte, toute cette matiĂšre est une quantitĂ© qui croĂźt constamment jusquâau moment oĂč, la faiblesse dĂ©finitive survenant, lâintellect laisse tout Ă©chapper. Cette condition de lâhomme dâĂȘtre composĂ© dâune partie absolument variable le caractĂšre et dâune autre lâintellect qui varie rĂ©guliĂšrement et dans deux directions opposĂ©es, explique la diversitĂ© de lâaspect sous lequel il se manifeste et de sa valeur aux diffĂ©rents Ăąges de sa vie. Dans un sens plus large, on peut dire aussi que les quarante premiĂšres annĂ©es de lâexistence fournissent le texte, et les trente suivantes le commentaire, qui seul nous en fait alors bien comprendre le sens vrai et la suite, la morale, et toutes les subtilitĂ©s. Mais, particuliĂšrement vers son terme, la vie rappelle la fin dâun bal masquĂ©, quand on retire les masques. On voit Ă ce moment quels Ă©taient rĂ©ellement ceux avec lesquels on a Ă©tĂ© en contact pendant sa vie. En effet, les caractĂšres se sont montrĂ©s au jour, les actions ont portĂ© leurs fruits, les Ćuvres ont trouvĂ© leur juste apprĂ©ciation, et toutes les fantasmagories se sont Ă©vanouies. Car il a fallu le temps pour tout cela. Mais ce quâil y a de plus Ă©trange, câest quâon ne connaĂźt et comprend bien et soi-mĂȘme, et son but, et ses aspirations, surtout en ce qui concerne les rapports avec le monde et les hommes, que vers la fin de la vie. Souvent, mais pas toujours, on aura Ă se classer plus bas que ce quâon supposait naguĂšre ; mais parfois aussi on sâaccordera une place supĂ©rieure en ce dernier cas, cela provient de ce que lâon nâavait pas une connaissance suffisante de la bassesse du monde, et le but de la vie se trouvait ainsi placĂ© trop haut. On apprend Ă connaĂźtre, Ă peu de chose prĂšs, tout ce que chacun vaut. On a coutume dâappeler la jeunesse le temps heureux, et la vieillesse le temps triste de la vie. Cela serait vrai si les passions rendaient heureux. Mais ce sont elles qui ballottent la jeunesse de çà et de lĂ , tout en lui donnant peu de joies et beaucoup de prĂ©fĂ©rences. Elles nâagitent plus lâĂąge froid, qui revĂȘt bientĂŽt une teinte contemplative car la connaissance devient libre et prend la haute main. Or la connaissance est, par elle-mĂȘme, exempte de douleur ; par consĂ©quent, plus elle prĂ©dominera dans la conscience, plus celle-ci sera heureuse. On nâa quâĂ rĂ©flĂ©chir que toute jouissance est de nature nĂ©gative et la douleur positive, pour comprendre que les passions ne sauraient rendre heureux et que lâĂąge nâest pas Ă plaindre parce que quelques jouissances lui sont interdites ; toute jouissance nâest que lâapaisement dâun besoin, et lâon nâest pas plus malheureux de perdre la jouissance en mĂȘme temps que le besoin, quâon nĂ© lâest de ne pouvoir plus manger aprĂšs avoir dĂźnĂ©, ou de devoir veiller aprĂšs une pleine nuit de sommeil. Platon dans son introduction Ă la RĂ©publique a bien autrement raison dâestimer la vieillesse heureuse dâĂȘtre dĂ©livrĂ©e de lâinstinct sexuel qui jusque-lĂ nous troublait sans relĂąche. On pourrait presque soutenir que les fantaisies diverses et incessantes quâengendre lâinstinct sexuel, ainsi que les Ă©motions qui en rĂ©sultent, entretiennent dans lâhomme une bĂ©nigne et constante dĂ©mence, aussi longtemps quâil est sous lâinfluence de cet instinct ou de ce diable dont il est sans cesse possĂ©dĂ©, au point de ne devenir entiĂšrement raisonnable quâaprĂšs sâen ĂȘtre dĂ©livrĂ©. Toutefois il est positif que, en gĂ©nĂ©ral et abstraction faite de toutes les circonstances et conditions individuelles, un air de mĂ©lancolie et de tristesse est propre Ă la jeunesse, et une certaine sĂ©rĂ©nitĂ© Ă la vieillesse ; et cela seulement parce que le jeune homme est encore le serviteur, non le corvĂ©able de ce dĂ©mon qui lui accorde difficilement une heure de libertĂ© et qui est aussi lâauteur, direct ou indirect, de presque toutes les calamitĂ©s qui frappent ou menacent lâhomme. LâĂąge mĂ»r a la sĂ©rĂ©nitĂ© de celui qui, dĂ©livrĂ© de fers longtemps portĂ©s, jouit dĂ©sormais de la libertĂ© de ses mouvements. Dâautre part cependant, on pourrait dire que, le penchant sexuel une fois Ă©teint, le vĂ©ritable noyau de la vie est consumĂ©, et quâil ne reste plus que lâenveloppe, ou que la vie ressemble Ă une comĂ©die dont la reprĂ©sentation, commencĂ©e par des hommes vivants, sâachĂšverait par des automates revĂȘtus des mĂȘmes costumes. Quoi quâil en soit, la jeunesse est le moment de lâagitation, lâĂąge mĂ»r celui du repos cela suffit pour juger de leurs plaisirs respectifs. Lâenfant tend avidement les mains dans lâespace, aprĂšs tous ces objets, si bariolĂ©s et si divers, quâil voit devant lui ; tout cela lâexcite, car son sensorium est encore si frais et si jeune. Il en est de mĂȘme, mais avec plus dâĂ©nergie, pour le jeune homme. Lui aussi est excitĂ© par le monde aux couleurs voyantes et aux figures multiples et son imagination lui attache aussitĂŽt plus de valeur que le monde sâen peut offrir. Aussi la jeunesse est-elle pleine dâexigences et dâaspirations dans le vague, qui lui enlĂšvent ce repos sans lequel il nâest pas de bonheur. Avec lâĂąge, tout cela se calme, soit parce que le sang sâest refroidi et que lâexcitabilitĂ© du sensorium a diminuĂ©, soit parce que lâexpĂ©rience, en nous Ă©difiant sur la valeur des choses et sur le contenu des jouissances, nous a affranchis peu Ă peu des illusions, des chimĂšres et des prĂ©jugĂ©s qui voilaient et dĂ©formaient jusque-lĂ lâaspect libre et net des choses, de façon que nous les connaissons maintenant toutes plus justement et plus clairement ; nous les prenons pour ce quâelles sont, et nous acquĂ©rons plus ou moins la conviction du nĂ©ant de tout sur terre. Câest mĂȘme ce qui donne Ă presque tous les vieillards, mĂȘme Ă ceux dâune intelligence fort ordinaire, une certaine teinte de sagesse qui les distingue des plus jeunes quâeux. Mais tout cela produit principalement le calme intellectuel qui est un Ă©lĂ©ment important, je dirais mĂȘme la condition et lâessence du bonheur. Tandis que le jeune homme croit quâil pourrait conquĂ©rir en ce monde Dieu sait quelles merveilles sâil savait seulement oĂč les trouver, le vieillard est pĂ©nĂ©trĂ© de la maxime de lâEcclĂ©siaste Tout est vanitĂ©, » et il sait bien maintenant que toutes les noix sont creuses, quelque dorĂ©es quâelles puissent ĂȘtre. Ce nâest que dans un Ăąge avancĂ© que lâhomme arrive entiĂšrement au nil admirari dâHorace, câest-Ă -dire Ă la conviction directe, sincĂšre et ferme, de la vanitĂ© de toutes choses et de lâinanitĂ© de toutes pompes en ce monde. Plus de chimĂšres ! Il ne se berce plus de lâillusion quâil rĂ©side quelque part, palais ou chaumiĂšre, une fĂ©licitĂ© spĂ©ciale, plus grande que celle dont il jouit lui-mĂȘme partout, et en ce quâil y a dâessentiel toutes les fois quâil est libre de toute douleur physique ou morale. Il nây a plus de distinction Ă ses yeux entre le grand et le petit, entre le noble et le vil, mesurĂ©s Ă lâĂ©chelle dâici-bas. Cela donne au vieillard un calme dâesprit particulier qui lui permet de regarder en souriant les vains prestiges de ce monde. Il est complĂštement dĂ©sabusĂ© ; il sait que la vie humaine, quoi quâon fasse pour lâaccoutrer et lâattifer, ne tarde pas Ă se montrer, dans toute sa misĂšre, Ă travers ces oripeaux de foire ; il sait que, quoi quâon fasse pour la peindre et lâorner, elle est, en somme, toujours la mĂȘme chose, câest-Ă -dire une existence dont il faut estimer la valeur rĂ©elle par lâabsence des douleurs et non par la prĂ©sence des plaisirs et encore moins du faste Horace, l. I, Ă©p. 12, v. 1-4. Le trait fondamental et caractĂ©ristique de la vieillesse est le dĂ©sabusement ; plus de ces illusions qui donnaient Ă la vie son charme et Ă lâactivitĂ© leur aiguillon ; on a reconnu le nĂ©ant et la vanitĂ© de toutes les magnificences de ce monde, surtout de la pompe, de la splendeur et de lâĂ©clat des grandeurs ; on a Ă©prouvĂ© lâinfimitĂ© de ce quâil y a au fond de presque toutes ces choses que lâon dĂ©sire et de ces jouissances auxquelles on aspire, et lâon est arrivĂ© ainsi peu Ă peu Ă se convaincre de la pauvretĂ© et du vide de lâexistence. Ce nâest quâĂ soixante ans que lâon comprend bien le premier verset de lâEcclĂ©siaste. Mais câest lĂ ce qui donne aussi Ă la vieillesse une certaine teinte morose. On croit communĂ©ment que la maladie et lâennui sont le lot de lâĂąge. La premiĂšre ne lui est pas essentielle, surtout quand on a la perspective dâatteindre une vieillesse trĂšs avancĂ©e, car crescente vita, crescit sanitas et morbus. Et, quant Ă lâennui, jâai dĂ©montrĂ© plus haut pourquoi la vieillesse a moins Ă la redouter que la jeunesse lâennui nâest pas non plus le compagnon obligĂ© de la solitude, vers laquelle effectivement lâĂąge nous pousse, pour des motifs faciles Ă saisir il nâaccompagne que ceux qui nâont connu que les jouissances des sens et les plaisirs de la sociĂ©tĂ©, et qui ont laissĂ© leur esprit sans lâenrichir et leurs facultĂ©s sans les dĂ©velopper. Il est vrai que dans un Ăąge avancĂ© les forces intellectuelles dĂ©clinent aussi ; mais, lĂ oĂč il y en a eu beaucoup, il en restera toujours assez pour combattre lâennui. En outre, ainsi que nous lâavons montrĂ©, la raison gagne en vigueur par lâexpĂ©rience, les connaissances, lâexercice et la rĂ©flexion ; le jugement devient plus pĂ©nĂ©trant, et lâenchaĂźnement des idĂ©es devient clair ; on acquiert de plus en plus en toutes matiĂšres des vues dâensemble sur les choses la combinaison toujours variĂ©e des connaissances que lâon possĂšde dĂ©jĂ , les acquisitions nouvelles qui viennent Ă lâoccasion sây ajouter, favorisent dans toutes les directions les progrĂšs continus de notre dĂ©veloppement intellectuel, dans lequel lâesprit trouve Ă la fois son occupation, son apaisement et sa rĂ©compense. Tout cela compense jusquâĂ un certain point lâaffaiblissement intellectuel dont nous parlions. Nous savons de plus que dans la vieillesse le temps court plus rapidement ; il neutralise ainsi lâennui. Quant Ă lâaffaiblissement des forces physiques, il nâest pas trĂšs nuisible, sauf le cas oĂč lâon a besoin de ces forces pour la profession que lâon exerce. La pauvretĂ© pendant la vieillesse est un grand malheur. Si on lâa Ă©cartĂ©e et si lâon a conservĂ© sa santĂ©, la vieillesse peut ĂȘtre une partie trĂšs supportable de la vie. Lâaisance et la sĂ©curitĂ© sont ses principaux besoins câest pourquoi lâon aime alors lâargent plus que jamais, car il supplĂ©e les forces qui manquent. AbandonnĂ© de VĂ©nus, on cherchera volontiers Ă sâĂ©gayer chez Bacchus. Le besoin de voir, de voyager, dâapprendre est remplacĂ© par celui dâenseigner et de parler. Câest un bonheur pour le vieillard dâavoir conservĂ© lâamour de lâĂ©tude, ou de la musique, ou du théùtre et en gĂ©nĂ©ral la facultĂ© dâĂȘtre impressionnĂ© jusquâĂ un certain degrĂ© par les choses extĂ©rieures ; cela arrive pour quelques-uns jusque dans lâĂąge le plus avancĂ©. Ce que lâhomme a par soi-moi ne lui profite jamais mieux que dans la vieillesse. Mais il est vrai de dire que la plupart des individus, ayant Ă©tĂ© de tout temps obtus dâesprit, deviennent de plus en plus des automates Ă mesure quâils avancent dans la vie ils pensent, ils disent, ils font toujours la mĂȘme chose, et aucune impression extĂ©rieure ne peut changer le cours de leurs idĂ©es ou leur faire produire quelque chose de nouveau. Parler Ă de semblables vieillards, câest Ă©crire sur le sable lâimpression sâefface presque instantanĂ©ment. Une vieillesse de cette nature nâest plus alors sans doute que le caput mortuum de la vie. La nature semble avoir voulu symboliser lâavĂšnement de cette seconde enfance par une troisiĂšme dentition qui se dĂ©clare dans quelques rares cas chez des vieillards. Lâaffaissement progressif de toutes les forces Ă mesure quâon vieillit est certes une bien triste chose, mais nĂ©cessaire et mĂȘme bienfaisante ; autrement, la mort, dont il est le prĂ©lude, deviendrait trop pĂ©nible. Aussi lâavantage principal que procure un Ăąge trĂšs avancĂ© est lâeuthanasie[42], câest-Ă -dire la mort Ă©minemment facile, sans maladie qui la prĂ©cĂšde, sans convulsions qui lâaccompagnent, une mort oĂč lâon ne se sent pas mourir. Jâen ai donnĂ© une description dans le deuxiĂšme volume de mon ouvrage, au chapitre 41. [Car, quelque longtemps que lâon vive, lâon ne possĂšde rien au delĂ du prĂ©sent indivisible ; mais le souvenir perd, chaque jour, par lâoubli plus quâil ne sâenrichit par lâaccroissement.[43].] La diffĂ©rence fondamentale entre la jeunesse et la vieillesse reste toujours celle-ci que la premiĂšre a la vie, la seconde la mort en perspective ; que, par consĂ©quent, lâune possĂšde un passĂ© court avec un long avenir, et lâautre lâinverse. Sans doute, le vieillard nâa plus que la mort de- vant soi ; mais le jeune a la vie ; et il sâagit maintenant de savoir laquelle des deux perspectives offre le plus dâinconvĂ©nients, et si, Ă tout prendre, la vie nâest pas prĂ©fĂ©rable Ă avoir derriĂšre que devant soi ; lâEcclĂ©siaste nâa-t-il pas dĂ©jĂ dit Le jour de la mort est meilleur que le jour de la naissance » 7, 2 ? En tout cas, demander Ă vivre longtemps est un souhait tĂ©mĂ©raire. Car quien larga vida vive mucho mal vide » qui vit longtemps voit beaucoup de mal, dit un proverbe espagnol. Ce nâest pas, comme le prĂ©tendait lâastrologie, les existences individuelles, mais bien la marche de la vie de lâhomme en gĂ©nĂ©ral, qui se trouve inscrite dans les planĂštes ; en ce sens que, dans leur ordre, elles correspondent chacune Ă un Ăąge, et que la vie est gouvernĂ©e Ă tour de rĂŽle par chacune dâentre elles. â Mercure rĂ©git la dixiĂšme annĂ©e. Comme cette planĂšte, lâhomme se meut avec rapiditĂ© et facilitĂ© dans une orbite trĂšs restreinte ; la moindre vĂ©tille est pour lui une cause de perturbation ; mais il apprend beaucoup et aisĂ©ment, sous la direction du dieu de la ruse et de lâĂ©loquence. â Avec la vingtiĂšme annĂ©e commence le rĂšgne de VĂ©nus lâamour et les femmes le possĂšdent entiĂšrement. â Dans la trentiĂšme annĂ©e, câest Mars qui domine Ă cet Ăąge, lâhomme est violent, fort, audacieux, belliqueux et fier. â A quarante ans, ce sont les quatre petites planĂštes qui gouvernent le champ de sa vie augmente il est frugi, câest-Ă -dire quâil se consacre Ă lâutile, de par la vertu de CĂ©rĂšs ; il a son foyer domestique, de par Vesta ; il a appris ce quâil a besoin de savoir, par lâinfluence de Pallas, et, pareille Ă Junon, lâĂ©pouse rĂšgne en maĂźtresse dans la maison[44]. â Dans la cinquantiĂšme annĂ©e domine Jupiter lâhomme a dĂ©jĂ survĂ©cu Ă la plupart de ses contemporains, et il se sent supĂ©rieur Ă la gĂ©nĂ©ration actuelle. Tout en possĂ©dant la pleine jouissance de ses forces, il est riche dâexpĂ©rience et de connaissances il a dans la mesure de son individualitĂ© et de sa position de lâautoritĂ© sur tous ceux qui lâentourent. Il nâentend plus se laisser ordonner, il veut commander Ă son tour. Câest maintenant que, dans sa sphĂšre, il est le plus apte Ă ĂȘtre guide et dominateur. Ainsi culmine Jupiter et, comme lui, lâhomme de cinquante ans. â Mais ensuite, dans la soixantiĂšme annĂ©e, arrive Saturne et, avec lui, la lourdeur, la lenteur et la tĂ©nacitĂ© du plomb But old folks, many feign as they were dead ; Unwieldy, slow, heavy and pale as lead. Mais beaucoup de vieillards ont lâair dâĂȘtre dĂ©jĂ morts ; ils sont pĂąles, lents, lourds et inertes comme le plomb. â Shakespeare, RomĂ©o et Juliette, acte 2, sc. 5. â Enfin vient Uranus câest le moment dâaller au ciel, comme on dit. â Je ne puis tenir compte ici de Neptune ainsi lâa-t-on nommĂ© par irrĂ©flexion, du moment que je ne puis pas lâappeler de son vrai nom, qui est Eros. Sans quoi jâaurais voulu montrer comment le commencement se relie Ă la fin, et de quelle maniĂšre nommĂ©ment Eros est en connexion mystĂ©rieuse avec la Mort, connexion en vertu de laquelle lâOrcus ou lâAmenthĂšs des Ăgyptiens dâaprĂšs Plutarque, de Iside et Osir., ch. 29 est le λαΌÎČαΜΜ ÏαÎč ÎŽÎčÎŽÎżÏ
», par consĂ©quent non seulement Celui qui prend », mais aussi Celui qui donne ; » jâaurais montrĂ© comment la Mort est le grand rĂ©servoir de la vie. Câest bien de lĂ , oui de lĂ , câest de lâOrcus que tout vient, et câest lĂ quâa dĂ©jĂ Ă©tĂ© tout ce qui a vie en ce moment si seulement nous Ă©tions capables de comprendre le tour de passe-passe par lequel cela se pratique ! alors tout serait clair. FIN TABLE DES MATIĂRES I. â La santĂ© de lâesprit et du corps III. â La douleur et lâennui. â Lâintelligence. II. â Concernant notre conduite envers nous-mĂȘme III. â Concernant notre conduite envers les autres IV. â Concernant notre conduite en face de la marche du monde et en face du sort â Schopenhauer entend par son grand ouvrage son traitĂ© intitulĂ© Die Welt als Wille und Vorstellung Le monde comme volontĂ© et reprĂ©sentation. â La nature va sâĂ©levant constamment, depuis lâaction mĂ©canique et chimique du rĂšgne inorganique jusquâau rĂšgne vĂ©gĂ©tal avec ses sourdes jouissances de soi-mĂȘme ; dâici au rĂšgne animal avec lequel se lĂšve lâaurore de lâintelligence et de la conscience ; puis, Ă partir de ces faibles commencements, montant degrĂ© Ă degrĂ©, toujours plus haut, pour arriver enfin, par un dernier et suprĂȘme effort, Ă lâhomme, dans lâintellect duquel elle atteint alors le point culminant et le but de ses crĂ©ations, donnant ainsi ce quâelle peut produire de plus parfait et de plus difficile. Toutefois, mĂȘme dans lâespĂšce humaine, lâentendement prĂ©sente encore des gradations nombreuses et sensibles, et il parvient trĂšs rarement jusquâau degrĂ© le plus Ă©levĂ©, jusquâĂ lâintelligence rĂ©ellement Ă©minente. Celle-ci est donc, dans son sens le plus Ă©troit et le plus rigoureux, le produit le plus difficile, le produit suprĂȘme de la nature ; et, par suite, elle est ce que le monde peut offrir de plus rare et de plus prĂ©cieux. Câest dans une telle intelligence quâapparaĂźt la connaissance la plus lucide et que le monde se reflĂšte, par consĂ©quent, plus clairement et plus complĂštement que partout ailleurs. Aussi lâĂȘtre qui en est douĂ© possĂšde-t-il ce quâil y a de plus noble et de plus exquis sur terre, une source de jouissances auprĂšs desquelles toutes les autres sont minimes, tellement quâil nâa rien Ă demander au monde extĂ©rieur que du loisir afin de jouir sans trouble de son bien, et dâachever la taille de son diamant. Car tous les autres plaisirs non intellectuels sont de basse nature ; ils ont tous en vue des mouvements de la volontĂ© tels que des souhaits, des espĂ©rances, des craintes, des dĂ©sirs rĂ©alisĂ©s, quelle quâen soit la nature ; tout cela ne peut sâaccomplir sans douleurs, et, en outre, le but une fois atteint, on rencontre dâordinaire plus ou moins de dĂ©ceptions ; tandis que par les jouissances intellectuelles, la vĂ©ritĂ© devient de plus en plus claire. Dans le domaine de lâintelligence ne rĂšgne aucune douleur ! tout y est connaissance. Mais les plaisirs intellectuels ne sont accessibles Ă lâhomme que par la voie et dans la mesure de sa propre intelligence. Car tout lâesprit, qui est au monde, est inutile Ă celui qui nâen a point. » Toutefois il y a un dĂ©savantage qui ne manque jamais dâaccompagner ce privilĂšge câest que, dans toute la nature, la facilitĂ© Ă ĂȘtre impressionnĂ© par la douleur augmente en mĂȘme temps que sâĂ©lĂšve le degrĂ© dâintelligence et que, par consĂ©quent, elle arrivera Ă son sommet dans lâintelligence la plus Ă©levĂ©e. Note de Schopenhauer. â La vulgaritĂ© consiste au fond en ceci que le vouloir lâemporte totalement, dans la conscience, sur lâentendement ; par quoi les choses en arrivent Ă un tel degrĂ© que lâentendement nâapparaĂźt que pour le service de la volontĂ© quand ce service ne rĂ©clame pas dâintelligence, quand il nâexiste de motifs ni petits ni grands, lâentendement cesse complĂštement et il survient une vacuitĂ© absolue de pensĂ©es. Or le vouloir dĂ©pourvu dâentendement est ce quâil y a de plus bas ; toute souche le possĂšde et le manifeste quand ce ne serait que lorsquâelle tombe. Câest donc cet Ă©tat qui constitue la vulgaritĂ©. Ici, les organes des sens et la minime activitĂ© intellectuelle, nĂ©cessaires Ă lâapprĂ©hension de leurs donnĂ©es, restent seuls en action ; il en rĂ©sulte que lâhomme vulgaire reste toujours ouvert Ă toutes les impressions et perçoit instantanĂ©ment tout ce qui se passe autour de lui, au point que le son le plus lĂ©ger, toute circonstance quelque insignifiante quâelle soit, Ă©veille aussitĂŽt son attention, tout comme chez les animaux. Tout cela devient apparent sur son visage et dans tout son extĂ©rieur, et câest de lĂ que vient lâapparence vulgaire, apparence dont lâimpression est dâautant plus repoussante que, comme câest le cas le plus frĂ©quent, la volontĂ©, qui occupe Ă elle seule alors la conscience, est basse, Ă©goĂŻste et mĂ©chante. Note de Schopenhauer. â Le fondement de la morale, traduit par M. Burdeau, in 18 BibliothĂšque de philosophie contemporaine. â En français dans lâoriginal. â Les classes les plus Ă©levĂ©es, dans leur Ă©clat, leur splendeur et leur faste, dans leur magnificence et leur ostentation de toute nature, peuvent se dire Notre bonheur est placĂ© entiĂšrement en dehors de nous ; son lieu, ce sont les tĂȘtes des autres. Note de Schopenhauer. â Scire tuum nihil est, nisi te scire hoc sciat alter Ton savoir nâest rien, si tu ne sais pas que les autres le savent. Note de lâauteur. â En français, dans lâoriginal. â Je trouve dans la traduction roumaine des Aphorismes par T. Maioresco voy. Convorbirile Literare, 10e annĂ©e, page 130 ; Jassy, 1876 une note relative Ă ce passage et rappelant que Schopenhauer a publiĂ© ses Aphorismes en 1851. » Jâai cru de mon devoir de la mentionner ici, car cette date a une haute importance elle dĂ©gage lâimpartialitĂ© du philosophe allemand que les passages concernant la vanitĂ© française » et le bigotisme anglais » auraient pu compromettre quelque peu aux yeux des lecteurs. Câest Ă ce titre que jâai voulu donner aussi la date dont il est question, rappelĂ©e, avec une intention si manifeste, par M. Maioresco. Note du trad. â En français dans lâoriginal. â Schopenhauer va justifier cette qualification quelques lignes plus bas. Note du trad. â De W. Lessing. Note du trad. â Un manuscrit de Schopenhauer, intitulĂ© Adversaria, contient le premier projet de cette dissertation, sous le titre Esquisse dâune dissertation sur lâhonneur. LâĂ©loquence et lâĂ©lĂ©vation de pensĂ©es et de sentiment mâont engagĂ© Ă donner ici la traduction de ce passage VoilĂ donc ce code ! Et voilĂ lâeffet Ă©trange et grotesque que produisent, quand on les ramĂšne Ă des notions prĂ©cises et quâon les Ă©nonce clairement, ces principes auxquels obĂ©issent aujourdâhui encore, dans lâEurope chrĂ©tienne, tous ceux qui appartiennent Ă la soi-disant bonne sociĂ©tĂ© et au soi-disant bon ton. Il en est mĂȘme beaucoup de ceux Ă qui ces principes ont Ă©tĂ© inoculĂ©s dĂšs leur tendre jeunesse, par la parole et par lâexemple, qui y croient plus fermement encore quâĂ leur catĂ©chisme ; qui leur portent la vĂ©nĂ©ration la plus profonde et la plus sincĂšre ; qui sont prĂȘts, Ă tout moment, Ă leur sacrifier leur bonheur, leur repos, leur santĂ© et leur vie ; qui sont convaincus que leur racine est dans la nature humaine, quâils sont innĂ©s, quâils existent a priori et sont placĂ©s au-dessus de tout examen. Je suis loin de vouloir porter atteinte Ă leur cĆur ; mais je dois dĂ©clarer que cela ne tĂ©moigne pas en faveur de leur intelligence. Ainsi ces principes devraient-ils, moins quâĂ toute autre, convenir Ă cette classe sociale destinĂ©e Ă reprĂ©senter lâintelligence, Ă devenir le sel de la terre », et qui se prĂ©pare en consĂ©quence pour cette haute mission ; je veux parler de la jeunesse acadĂ©mique, qui, en Allemagne, hĂ©las ! obĂ©it Ă ces prĂ©ceptes plus que toute autre classe. Je ne viens pas appeler ici lâattention des jeunes Ă©tudiants sur les consĂ©quences funestes ou immorales de ces maximes ; on doit lâavoir dĂ©jĂ souvent fait. Je me bornerai donc Ă leur dire ce qui suit Vous, dont la jeunesse a Ă©tĂ© nourrie de la langue et de la sagesse de lâHellade et du Latium, vous, dont on a eu le soin inapprĂ©ciable dâĂ©clairer de bonne heure la jeune intelligence des rayons lumineux Ă©manĂ©s des sages et des nobles de la belle antiquitĂ©, quoi, câest vous qui voulez dĂ©buter dans la vie en prenant pour rĂšgle de conduite ce code de la dĂ©raison et de la brutalitĂ© ? Voyez-le, ce code, quand on le ramĂšne, ainsi que je lâai fait ici, Ă des notions claires, comme il est Ă©tendu, lĂ , Ă vos yeux, dans sa pitoyable nullitĂ© ; faites-en la pierre de touche, non de votre cĆur, mais de votre raison. Si celle-ci ne le rejette pas, alors votre tĂȘte nâen pas apte Ă cultiver un champ oĂč les qualitĂ©s indispensables sont une force Ă©nergique de jugement qui rompe facilement les liens du prĂ©jugĂ©, et une raison clairvoyante qui sache distinguer nettement le vrai du faux lĂ mĂȘme oĂč la diffĂ©rence est profondĂ©ment cachĂ©e et non pas, comme ici, oĂč elle est palpable ; sâil en est ainsi, mes bons amis, cherchez quelque autre moyen honnĂȘte de vous tirer dâaffaire dans le monde, faites-vous soldats, ou apprenez quelque mĂ©tier, car tout mĂ©tier est dâor. » â Voici comment Schopenhauer rĂ©sume cette histoire Deux hommes dâhonneur, dont lâun sâappelait Desglands, courtisaient la mĂȘme femme ils sont assis Ă table Ă cĂŽtĂ© lâun de lâautre et vis-Ă -vis de la dame, dont Desglands cherche Ă fixer lâattention par les discours les plus animĂ©s ; pendant ce temps, les yeux de la personne aimĂ©e cherchent constamment le rival de Desglands, et elle ne lui prĂȘte Ă lui-mĂȘme quâune oreille distraite. La jalousie provoque chez Desglands, qui tient Ă la main un Ćuf Ă la coque, une contraction spasmodique ; lâĆuf Ă©clate, et son contenu jaillit au visage du rival. Celui-ci fait un geste de la main ; mais Desglands la saisit et lui dit Ă lâoreille Je le tiens pour reçu. » Il se fait un profond silence. Le lendemain Desglands paraĂźt la joue droite couverte dâun grand rond de taffetas noir. Le duel eut lieu, et le rival de Desglands fut griĂšvement, mais non mortellement blessĂ©. Desglands diminua alors son taffetas noir de quelques lignes. AprĂšs guĂ©rison du rival, second duel ; Desglands le saigna de nouveau et rĂ©trĂ©cit encore son emplĂątre. Ainsi cinq Ă six fois de suite aprĂšs chaque duel, Desglands diminuait le rond de taffetas, jusquâĂ la mort du rival. » â Lâhonneur chevaleresque est lâenfant de lâorgueil et de la folie la vĂ©ritĂ© opposĂ©e Ă ces prĂ©ceptes se trouve nettement exprimĂ©e dans la comĂ©die El principe constante par ces mots Esa es la herencia de Adan * Il est frappant que cet extrĂȘme orgueil ne se rencontre quâau sein de cette religion qui impose Ă ses adhĂ©rents lâextrĂȘme humilitĂ© ; ni les Ă©poques antĂ©rieures ; ni les autres parties du monde ne connaissent ce principe de lâhonneur chevaleresque. Cependant ce nâest pas Ă la religion quâil faut en attribuer la cause, mais au rĂ©gime fĂ©odal sous lâempire duquel tout noble se considĂ©rait comme un petit souverain ; il ne reconnaissait aucun juge parmi les hommes, qui fĂ»t placĂ© au-dessus de lui ; il apprenait Ă attribuer Ă sa personne une inviolabilitĂ© et une saintetĂ© absolues ; câest pourquoi tout attentat contre cette personne, un coup, une injure, lui semblait un crime mĂ©ritant la mort. Aussi le principe de lâhonneur et le duel nâĂ©taient-ils Ă lâorigine quâune affaire concernant les nobles ; elle sâĂ©tendit plus tard aux officiers, auxquels sâadjoignirent ensuite parfois, mais jamais dâune maniĂšre constante, les autres classes plus Ă©levĂ©es, dans le but de ne pas ĂȘtre dĂ©prĂ©ciĂ©es. Les ordalies, quoiquâelles aient donnĂ© naissance aux duels, ne sont pas lâorigine du principe de lâhonneur ; elles nâen sont que la consĂ©quence et lâapplication quiconque ne reconnaĂźt Ă aucun homme le droit de le juger en appelle au Juge divin. â Les ordalies elles-mĂȘmes nâappartiennent pas exclusivement au christianisme ; on les retrouve frĂ©quemment dans le brahmanisme, bien que le plus souvent aux Ă©poques reculĂ©es ; cependant il en existe encore des vestiges aujourdâhui. Note de lâauteur. * Le sens propre de ces mots est que la misĂšre est le lot des fils dâAdam. Trad. â Vingt ou trente coups de canne sur le derriĂšre, câest, pour ainsi dire, le pain quotidien des Chinois. Câest une correction paternelle du mandarin, laquelle nâa rien dâinfamant, et quâils reçoivent avec actions de grĂąces. Lettres Ă©difiantes et curieuses, Ă©d. 1819, vol. XI, p. 454. Citation de lâauteur. â Voici, selon moi, quel est le vĂ©ritable motif pour lequel les gouvernements ne sâefforcent quâen apparence de proscrire les duels, chose bien facile, surtout dans les universitĂ©s, et dâoĂč vient quâils prĂ©tendent ne pouvoir rĂ©ussir lâĂtat nâest pas en mesure de payer les services de ses officiers et de ses employĂ©s civils Ă leur valeur entiĂšre en argent ; aussi fait-il consister lâautre moitiĂ© de leurs Ă©moluments en honneur, reprĂ©sentĂ© par des titres, des uniformes et des dĂ©corations. Pour maintenir ce prix idĂ©al de leurs services Ă un cours Ă©levĂ©, il faut, par tous les moyens, entretenir, aviver et mĂȘme exalter quelque peu le sentiment de lâhonneur ; comme Ă cet effet lâhonneur bourgeois ne suffit pas, pour la simple raison quâil est la propriĂ©tĂ© commune de tout le monde, on appelle au secours lâhonneur chevaleresque que lâon stimule, comme nous lâavons montrĂ©. En Angleterre, oĂč les gages des militaires et des civils sont beaucoup plus forts que sur le continent, on nâa pus besoin dâun pareil expĂ©dient ; aussi, depuis une vingtaine dâannĂ©es surtout, le duel y est-il presque complĂštement aboli ; et, dans les rares occasions oĂč il sâen produit encore, on sâen moque comme dâune folie, Il est certain que la grande Anti-duelling Society, qui compte parmi ses membres, une foule de lords, dâamiraux et de gĂ©nĂ©raux, a beaucoup contribuĂ© Ă ce rĂ©sultat, et le Moloch doit se passer de victimes. â Note de lâauteur. â Voici cette fameuse note, Ă laquelle Schopenhauer fait allusion Un soufflet et un dĂ©menti reçus et endurĂ©s ont des effets civils que nul sage ne peut prĂ©venir et dont nul tribunal ne peut venger lâoffensĂ©. Lâinsuffisance des lois lui rend donc en cela son indĂ©pendance ; il est alors seul magistrat, seul juge entre lâoffenseur et lui il est seul interprĂšte et ministre de la loi naturelle ; il se doit justice et peut seul se la rendre, et il nây a sur la terre nul gouvernement assez insensĂ© pour le punir de se lâĂȘtre faite en pareil cas. Je ne dis pas quâil doive sâaller battre, câest une extravagance ; je dis quâil se doit justice et quâil en est le seul dispensateur. Sans tant de vains Ă©dits contre les duels, si jâĂ©tais souverain, je rĂ©ponds quâil nây aurait jamais ni soufflet ni dĂ©menti donnĂ© dans mes Ătats, et cela par un moyen fort simple dont les tribunaux ne se mĂȘleront point. Quoi quâil en soit, Ămile sait en pareil cas la justice quâil se doit Ă lui-mĂȘme, et lâexemple quâil doit Ă la sĂ»retĂ© des gens dâhonneur. Il ne dĂ©pend pas de lâhomme le plus ferme dâempĂȘcher quâon ne lâinsulte, mais il dĂ©pend de lui dâempĂȘcher quâon ne se vante longtemps de lâavoir insultĂ©. » â Aussi est-ce faire un mauvais compliment lorsque, ainsi quâil est de mode aujourdâhui, croyant faire honneur Ă des Ćuvres, on les intitule des actes. Car les Ćuvres sont, par leur essence, dâune espĂšce supĂ©rieure. Un acte nâest toujours quâune action basĂ©e sur un motif, par consĂ©quent, quelque chose dâisolĂ©, de transitoire, et appartenant Ă cet Ă©lĂ©ment gĂ©nĂ©ral et primitif du monde, Ă la volontĂ©. Une grande et belle Ćuvre est une chose durable, car son importance est universelle, et elle procĂšde de lâintelligence, de cette intelligence innocente, pure, qui sâĂ©lĂšve comme un parfum au-dessus de ce bas monde de la volontĂ©. Parmi les avantages de la gloire des actions, il y a aussi celui de se produire ordinairement dâun coup avec un grand Ă©clat, si grand parfois que lâEurope entiĂšre en retentit, tandis que la gloire des Ćuvres nâarrive que lentement et insensiblement faible, dâabord, puis de plus en plus forte, et nâatteint souvent toute sa puissance quâaprĂšs un siĂšcle ; mais alors elle reste pendant des milliers dâannĂ©es, parce que les Ćuvres restent aussi. Lâautre gloire, la premiĂšre explosion passĂ©e, sâaffaiblit graduellement, est de moins en moins connue et finit par ne plus exister que dans lâhistoire Ă lâĂ©tat de fantĂŽme. â Note de lâauteur. â Pour comprendre le sens de ces mots de Schopenhauer, le lecteur français a besoin de savoir que le philosophe pessimiste, dans son profond dĂ©dain des ignorants, ne traduit jamais les citations latines, et ne traduit les grecques quâen latin ; câest donc une exception quâil fait ici pour le fabuleux » Epicharme.âTrad. â Comme notre plus grand plaisir consiste en ce quâon nous admire, mais comme les autres ne consentent que trĂšs difficilement Ă nous admirer mĂȘme alors que lâadmiration serait pleinement justifiĂ©e, il en rĂ©sulte que celui-lĂ est le plus heureux qui, nâimporte comment, est arrivĂ© Ă sâadmirer sincĂšrement soi-mĂȘme. Seulement il ne doit pas se laisser Ă©garer par les autres. â Note de lâauteur. â LâEcclĂ©siaste ; trad. â Ainsi que notre corps est enveloppĂ© dans ses vĂȘtements, ainsi notre esprit est revĂȘtu de mensonges. Nos paroles, nos actions, tout notre ĂȘtre est menteur, et ce nâest quâĂ travers cette enveloppe que lâon peut deviner parfois notre pensĂ©e vraie, comme Ă travers les vĂȘtements les formes du corps. Note de lâauteur. â En français dans le texte. Note du traducteur. â Tout le monde sait quâon allĂšge les maux en les supportant en commun parmi ces maux, les hommes semblent compter lâennui, et câest pourquoi ils se groupent, afin de sâennuyer en commun. De mĂȘme que lâamour de la vie nâest au fond que la peur de la mort, de mĂȘme lâinstinct social des hommes nâest pas un sentiment direct, câest-Ă -dire ne repose pas sur lâamour de la sociĂ©tĂ©, mais sur la crainte de la solitude, car ce nâest pas tant la bienheureuse prĂ©sence des autres que lâon cherche ; on fuit plutĂŽt lâariditĂ© et la dĂ©solation de lâisolement, ainsi que la monotonie de la propre conscience ; pour Ă©chapper Ă la solitude, toute compagnie est bonne, mĂȘme la mauvaise, et lâon se soumet volontiers Ă la fatigue et Ă la contrainte que toute sociĂ©tĂ© apporte nĂ©cessairement avec soi. â Mais quand le dĂ©goĂ»t de tout cela a pris le dessus, quand, comme consĂ©quence, on sâest fait Ă la solitude et lâon sâest endurci contre lâimpression premiĂšre quâelle produit, de maniĂšre Ă ne plus en Ă©prouver ces effets que nous avons retracĂ©s plus haut, alors on peut, tout Ă lâaise, rester toujours seul ; on ne soupirera plus aprĂšs le monde, prĂ©cisĂ©ment parce que ce nâest pas lĂ un besoin direct et parce quâon sâest accoutumĂ© dĂ©sormais aux propriĂ©tĂ©s bienfaisantes de la solitude. Note de Schopenhauer. â Voici lâapologue mentionnĂ© ci-dessus Par une froide journĂ©e dâhiver, un troupeau de porcs-Ă©pics sâĂ©tait mis en groupe serrĂ© pour se garantir mutuellement contre la gelĂ©e par leur propre chaleur. Mais tout aussitĂŽt ils ressentirent les atteintes de leurs piquants, ce qui les fit sâĂ©loigner les uns des autres. Quand le besoin de se chauffer les eut rapprochĂ©s de nouveau, le mĂȘme inconvĂ©nient se renouvela, de façon quâils Ă©taient ballottĂ©s de çà et de lĂ entre les deux souffrances, jusquâĂ ce quâils eussent fini par trouver une distance moyenne qui leur rendit la situation supportable. Ainsi, le besoin de sociĂ©tĂ©, nĂ© du vide et de la monotonie de leur propre intĂ©rieur, pousse les hommes les uns vers les autres ; mais leurs nombreuses qualitĂ©s repoussantes et leurs insupportables dĂ©fauts les dispersent de nouveau. La distance moyenne quâils finissent par dĂ©couvrir et Ă laquelle la vie en commun devient possible, câest la politesse et les belles maniĂšres. En Angleterre, on crie Ă celui qui ne se tient pas Ă cette distance Keep your distance ! â Par ce moyen, le besoin de chauffage mutuel nâest, Ă la vĂ©ritĂ©, satisfait quâĂ moitiĂ©, mais en revanche on ne ressent pas la blessure des piquants. â Celui-lĂ cependant qui possĂšde beaucoup de calorique propre prĂ©fĂšre rester en dehors de la sociĂ©tĂ© pour nâĂ©prouver ni ne causer de peine. Note du traducteur. â Envie, dans les hommes, montre combien ils se sentent malheureux, et la constante attention quâils portent Ă tout ce que font ou ne font pas les autres montre combien ils sâennuient. â Note de lâauteur. â En français dans le texte. â Le sommeil est une petite portion de mort que nous empruntons anticipando et par le moyen de laquelle nous regagnons et renouvelons la vie Ă©puisĂ©e dans lâespace dâun jour. Le sommeil est un emprunt fait Ă la mort. Le sommeil emprunte Ă la mort pour entretenir la vie. Ou bien, il est lâintĂ©rĂȘt payĂ© provisoirement Ă la mort *, qui elle-mĂȘme est le payement intĂ©gral du capital. Le remboursement total est exigĂ© dans un dĂ©lai dâautant plus long que lâintĂ©rĂȘt est plus Ă©levĂ© et se paye plus rĂ©guliĂšrement. Note de lâauteur. * En français dans le texte â En français dans le texte. â Voici le texte de la maxime Ă laquelle Schopenhauer fait allusion Il est difficile dâaimer ceux que nous nâestimons point ; mais il ne lâest pas moins dâaimer ceux que nous estimons beaucoup plus que nous. » La Roch., Ă©dit. de la Bibl. nationale, p. 71, 303. â Si dans les hommes, tels quâils sont pour la plupart, le bon dĂ©passait le mauvais, il serait plus sage de se fier Ă leur justice, Ă leur Ă©quitĂ©, leur fidĂ©litĂ©, leur affection ou leur charitĂ© quâĂ leur crainte ; mats, comme câest tout lâinverse, câest lâinverse qui est le plus sage. Note de lâauteur. â Ce mĂ©moire, traduit en français, a reçu pour titre Essai sur le libre arbitre. 1 vol. in-18. Germer BailliĂšre et Cie. Paris. â Schopenhauer force la note ; car La Rochefoucauld a dit nous trouvons souvent⊠Note du traducteur. â Pour faire son chemin dans le monde, amitiĂ©s et camaraderie sont, entre tous, le moyen le plus puissant. Or les grandes capacitĂ©s donnent de la fiertĂ© ; on est peu fait alors Ă flatter ceux qui nâen ont guĂšre et devant lesquels, Ă cause de cela mĂȘme, il faut dissimuler et renier ses hautes qualitĂ©s. La conscience de nâavoir que des moyens bornĂ©s agit Ă lâinverse ; elle sâaccorde parfaitement avec lâhumilitĂ©, lâaffabilitĂ©, la complaisance, et le respect de ce qui est mauvais ; elle aide, par consĂ©quent, Ă se faire des amis et des protecteurs. Ceci ne sâapplique pas seulement aux fonctions de lâĂtat, mais aussi aux places honorifiques, aux dignitĂ©s, et mĂȘme Ă la gloire dans le monde savant ; ce qui fait que, par exemple, dans les acadĂ©mies, la bonne et brave mĂ©diocritĂ© occupe toujours la haute place, et que les gens de mĂ©rite nây entrent que tard ou pas du tout il en est de mĂȘme en toute chose. â Voy. De augmentis scientiarum, Lud. Batav., 1645, l. VIII, ch. 2, p. 644 et suiv. â Je ne puis rĂ©sister Ă la tentation de citer le proverbe analogue, populaire en Roumanie Fa-me, mamĂ , cu noroc Donne-moi, mĂšre, du bonheur, Si aruncĂ -me in foc Et jette-moi au feu.___________________________Le trad. â Le hasard a un si grand rĂŽle dans toutes les choses humaines, que lorsque nous cherchons Ă obvier par des sacrifices immĂ©diats Ă quelque danger qui nous menace de loin, celui-ci disparaĂźt souvent par un tour imprĂ©vu que prennent les Ă©vĂ©nements, et non seulement les sacrifices faits restent perdus, mais le changement quâils ont amenĂ© devient lui-mĂȘme dĂ©savantageux en prĂ©sence du nouvel Ă©tat des choses. Aussi avec nos mesures ne devons-nous pas pĂ©nĂ©trer trop avant dans lâavenir ; il faut compter aussi sur les hasard et affronter hardiment plus dâun danger, en se fondant sur lâespoir de le voir sâĂ©loigner, comme tant de sombres nuĂ©es dâorage. â En français dans le texte. â Dans lâĂąge mĂ»r, on sâentend mieux Ă se garder contre le malheur, dans la jeunesse Ă le supporter. Note de lâauteur. â Il y a erreur ce nâest pas au chapitre 5, mais au chapitre 8, que se trouve lâobservation citĂ©e par Schopenhauer. Le trad. â La vie humaine, Ă proprement parler, ne peut ĂȘtre dite ni longue ni courte, car, au fond, elle est lâĂ©chelle avec laquelle nous mesurons toutes les autres longueurs de temps. â LâOupanischad du VĂ©da vol. 2 donne 100 ans pour la durĂ©e naturelle de la vie, et avec raison, Ă mon avis ; car jâai remarquĂ© que ceux-lĂ seulement qui dĂ©passent 90 ans finissent par lâeuthanasie, câest-Ă -dire quâils meurent sans maladie, sans apoplexie, sans convulsion, sans rĂąle, quelquefois mĂȘme sans pĂąlir, le plus souvent assis, principalement aprĂšs leur repas il serait plus exact de dire quâils ne meurent pas, ils cessent de vivre seulement. Ă tout autre Ăąge antĂ©rieur Ă celui-lĂ , on ne meurt que de maladie, donc prĂ©maturĂ©ment. â Dans lâAncien Testament Ps. 90, 10, la durĂ©e de la vie humaine est Ă©valuĂ©e Ă 70, au plus Ă 80 ans ; et, chose plus importante, HĂ©rodote I, 32, et III, 22 en dit autant. Mais câest faux et ce nâest que le rĂ©sultat dâune maniĂšre grossiĂšre et superficielle dâinterprĂ©ter lâexpĂ©rience journaliĂšre. Car, si la durĂ©e naturelle de la vie Ă©tait de 70-80 ans, les hommes entre 70 et 80 ans devraient mourir de vieillesse ; ce qui nâest pas du tout ils meurent de maladies, comme leurs cadets ; or la maladie, Ă©tant essentiellement une anomalie, nâest pas la fin naturelle. Ce nâest quâentre 90 et 100 ans quâil devient normal de mourir de vieillesse, sans maladie, sans lutte, sans rĂąle, sans convulsions, parfois sans pĂąlir, en un mot dâeuthanasie. â Sur ce point aussi, lâOupanischad a donc raison en fixant Ă 100 ans la durĂ©e naturelle de la vie. Note de Schopenhauer. â Jâai cru devoir mettre en italiques et entre crochets [ ] ces quelques lignes, parce quâelles ne se rapportent en aucune façon Ă ce qui prĂ©cĂšde immĂ©diatement ; le lecteur a pu remarquer que le mĂȘme cas sâest prĂ©sentĂ© plusieurs fois dĂ©jĂ dans le cours du volume, notamment au chapitre 5. Cela sâexplique trĂšs facilement si lâon admet que ce sont lĂ des intercalations plus ou moins heureusement pratiquĂ©es par M. Frauenstaedt Ă©diteur des Ă©ditions postĂ©rieures Ă la 1re, Ă qui Schopenhauer a lĂ©guĂ© ses manuscrits et ses nombreuses notices. Je suis, dâautant plus portĂ© Ă croire mon explication la vraie, que des personnes autorisĂ©es, entre autres M. de GrâŠch, mâont affirmĂ© que la 1re Ă©dition ne contient aucune de ces incohĂ©rences ni de ces trop frĂ©quentes redites, dans des termes presque identiques, que lâon peut Ă©galement constater. Pour ma part, malheureusement, je nâai eu sous les yeux, comme texte pour la traduction, que les 2e et 3e Ă©ditions. Note du traducteur. â Environ 62 planĂštes tĂ©lescopiques ont encore Ă©tĂ© dĂ©couvertes depuis ; mais câest lĂ une innovation dont je ne veux pas entendre parler. Aussi jâen use Ă leur Ă©gard comme les professeurs de philosophie en ont usĂ© vis-Ă -vis de moi je nâen veux rien savoir, car elles discrĂ©ditent la marchandise que jâai en boutique. Note de lâauteur.
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Le tensiomĂštre de poignet permet Ă©galement de mesurer les effets dâun traitement tensionnel. Ce type de tensiomĂštre est particuliĂšrement adaptĂ© Ă lâautomesure. Il permet donc Ă des patients dâeffectuer leur contrĂŽle de tension Ă domicile, sâils ne peuvent pas se dĂ©placer. Il est aussi trĂšs facilement transportable de par sa petite taille. Les Ă©tapes de sĂ©lection dâun bon tensiomĂštre de poignet Les tensiomĂštres de poignet sont automatiques. Les diffĂ©rences entre les modĂšles se situent donc principalement au niveau des caractĂ©ristiques proposĂ©es par chaque modĂšle. Voici quelques exemples Le mode dâaffichage. Il est Ă choisir en fonction du type de patient traitĂ©. Pour des personnes ĂągĂ©es, il convient de sĂ©lectionner un Ă©cran de grande taille, pourquoi pas lumineux pour faciliter la lecture des rĂ©sultats. Le poids. Vous trouverez des tensiomĂštres de poignet plus ou moins lourds. Faites votre choix en fonction des dĂ©placements mĂ©dicaux que vous aurez Ă effectuer. Les options complĂ©mentaires. Certains appareils disposent de diffĂ©rentes icĂŽnes qui apparaissent au moment de la prise de tension. On trouve parfois un systĂšme de vĂ©rification du bon positionnement du brassard, un dĂ©tecteur de mouvement, un indicateur de niveau dâhypertension, etc. Certains appareils disposent aussi dâune technologie sans contact permettant de transfĂ©rer les donnĂ©es du tensiomĂštre vers un ordinateur ou un smartphone. Toutes ces options facilitent la prise de tension et apportent davantage de confort. Faites votre choix parmi elles. Le tensiomĂštre de poignet comment ça marche ? Le tensiomĂštre est composĂ© dâun brassard que lâon place sur le poignet du patient. Sur ce brassard, on trouve le manomĂštre Ă©lectronique. Autrement dit le boĂźtier affichant les rĂ©sultats. Dans un premier temps, le brassard se gonfle automatiquement cela comprime lâartĂšre et empĂȘche le sang de circuler. Ensuite, le brassard se dĂ©gonfle permettant au sang de couler normalement dans les vaisseaux. Les rĂ©sultats sâaffichent alors sur le manomĂštre. Comptez trois mesures de tension effectuĂ©es Ă 1 minute dâintervalle pour une prise optimale. Le tensiomĂštre de poignet se place gĂ©nĂ©ralement sur le poignet gauche. NĂ©anmoins, cela dĂ©pend des patients. Il arrive de constater une diffĂ©rence de pression artĂ©rielle dâenviron 20 mmHg entre les deux bras du patient. Observez quel poignet montre la tension la plus Ă©levĂ©e la tension devra toujours ĂȘtre prise sur ce dernier. En termes de positionnement, laissez environ 1 cm entre le pli du poignet et le bord du brassard. Le patient doit ensuite plier son bras sur sa poitrine pour tenir le poignet au niveau de son cĆur. Attention, le positionnement du brassard est essentiel certains facteurs dĂ©favorables peuvent en effet compliquer la prise de tension avec un tensiomĂštre de poignet vaisseaux sanguins trop peu profonds, diffĂ©rence de tissu musculaire ou adipeux⊠Dans ce contexte, un mauvais positionnement peut mĂȘme rendre impossible la prise de tension. Lors de la prise de tension, votre patient doit se dĂ©tendre et rester le plus immobile possible. Il ne doit pas non plus porter de montre ou de bijoux. Nos tensiomĂštres de poignet de qualitĂ© sont conçus pour les besoins des professionnels de santĂ©. Choisissez le vĂŽtre dĂšs maintenant.
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comment se servir du thermometre sanitas